samedi 16 mai 2020

Les guerres d'Indochine de Khubilaï Khan (5) : Sát Thát («Mort aux Mongols !»)


À l'époque affranchi de la tutelle de l'empire Khmer (depuis 1220, date de la fin de l'occupation), le royaume du Champa, «de race malayo-polynésienne, de culture indienne, brahmanique et bouddhique» (suivant la terminologie coloniale poussiéreuse de René Grousset dans son Empire des steppes) s'étendait au sud du Đại-Việt, depuis le Col des Nuages jusqu'au delta du Mékong, et se montrait à dire vrai un bien encombrant voisin.
L'opposition Cham-Việt n'est pas sans évoquer le conflit Birmano-Siamois (déjà évoqué ici dans les épisodes précédents), dans son irréductibilité apparente : elle s'étend en effet, de manière larvée ou explosive, de 1044 (date de la première «Marche vers le sud» impérialiste des Lý) à 1471, année de la destruction définitive de l'empire Cham, et trouve son origine essentielle dans l'attitude symétriquement expansionniste des deux puissances : razzias cham prétendument restées impunies, d'un côté, et refus, de l'autre, de solder honnêtement des différends territoriaux (les Cham réclament notamment des provinces annexées par les Việt, d'abord en 1069, à la suite d'une pure opération militaire de conquête, puis au moment de la retraite khmère de 1220, la nature humaine ayant, à ce qu'il paraît horreur du vide). La différence avec le conflit entre Birmans et Siamois tient au fait qu'ici, ce sont deux empires constitués et indépendants qui s'affrontent. Le caractère diffus de la puissance Tay, que les Mongols aident justement par leur intervention à se concentrer, à cristalliser en une espèce de sentiment national, ne concerne ni le Đại-Việt ni le Champa, où c'est précisément la force d'un tel sentiment en acte, capté de part et d'autre du Col des Nuages par d'habiles dirigeants impériaux et militaires que les Mongols vont rudement expérimenter.
(Ruines de l'ancien Champa, à My Son, actuel Centre-Viêtnam)

L'ordre, émis par ces derniers, de se déclarer vassal, parvint au Champa en 1280. Immédiatement, le maharajah Indravarman IV s'y soumit. Et immédiatement, il fut désavoué par son peuple qui, partout, se souleva, enragé, contre cette décision.
Dès lors, tant pour faire respecter sa propre autorité qu'aider son allié monarque fantoche en bien fâcheuse posture, Khubilaï lança la guerre. Il nomma, en 1281, Sögètü, jusqu'alors en charge du Fuxien, noeud commercial maritime stratégique comprenant notamment la mégapole portuaire de Quanzhou, au poste de gouverneur du Champa, en remplacement pur et simple du roi, et lui confia les pleins pouvoirs militaires. D'après Lê Thành Khôi, Sögètü aurait aussi été chargé de mettre en place au Champa, sitôt le pays pacifié, «le siège d'un grand gouvernement des pays d'outre-mer» (Histoire du Vietnam, op. cit., p. 184). La stratégie initiale de Sögètü consiste, en toute logique, à traverser le Đại-Việt (en gros, donc : le nord du Vietnam actuel) à la tête d'une forte armée de terre pour descendre le long du littoral et écraser les résistants Cham. 
Mais, après réunion des instances impériales et militaires Việt, à la désagréable surprise des Mongols, le roi Nhân-Tông (dont les Cham, on le rappelle, sont alors les ennemis mortels à l'époque) oppose un refus définitif aux exigences Yuan. Voilà comment le Đại Việt sử ký toàn thư (en Français : les Mémoires historiques intégrales du Đại Việt, soit les chroniques officielles du royaume, écrites en idéogrammes, xylographiées en 1697 et retraçant l'histoire du pays des origines jusqu'à 1675) témoigne de la perception immédiate, chez les Việt, du danger qui les guettait : «En automne, le huitième mois, le gouverneur de la province de Lang Lương Vất rendit compte que le premier ministre de droite [c'est-à-dire le chef militaire suprême] des Yuan, Sögètü [Toa Dô, en vietnamien], sous prétexte de traverser notre territoire avec 500 000 soldats d'élite pour aller combattre le Champa, avait en réalité l'intention d'envahir notre royaume » (trad. française : Paris, L'Harmattan, 1990). 
Face au refus de Nhân-Tông, Sögètü, dans un premier temps, s'incline (souvenir, sans doute, de la raclée de 1257-58) et cherche une autre voie de pénétration en pays Cham. Il opte finalement pour un débarquement maritime et s'attelle à la constitution d'une escadre, vite rassemblée à Canton, et comprenant, selon les chiffres de Régaud et Lechervy dans leur ouvrage Les guerres d'Indochine (p.31), «5000 hommes, 1000 jonques». Une fois débarquées, ses troupes écrasent «les 10 000 soldats de l'armée Cham après un combat de six heures» (id.). Sögètü est désormais maître de la capitale, Vijaya (près de l'actuelle province de Bình Định, au centre du Viêt-nam), ainsi que des principales citadelles du pays. Cependant, derrière le prince Harijit, près de 20 000 partisans Cham gagnent les montagnes et se lancent aussitôt dans une guérilla extrêmement meurtrière pour l'envahisseur. Sur place, les troupes Yuan qui y sont confrontées souffrent, en plus, «de la chaleur, de la maladie et du manque de vivres» (Lê Thành Khôi, op. cit., p. 184). Les troupes fraîches (si l'on peut dire) devant relever cette tête de pont en pays Cham (1283 : premier renfort de 15 000 hommes ; 1284 : à nouveau 15 000 hommes), obligées de partir par mer du fait de la fermeture des frontières terrestres du Đại Việt, se trouvent «décimées par la tempête au large des côtes Cham» (id.). Fait significatif : les Cham envoient des ambassades dans toute la région : chez les ennemis Khmers d'hier, et jusqu'à Java, pour obtenir un soutien militaire. Seuls les Việt, leurs adversaires historiques inconciliables, accèdent à cette requête, et envoient 20 000 soldats ! 
Face à cette résistance imprévue, la guerre s'éternisant, Khubilaï décide à la fin 1284 de forcer le passage au Nord et d'envahir le Đại Việt pour aller secourir en bon ordre le reste embourbé de ses troupes. Sögètü occupé au Sud, le Grand Khan charge son propre fils Toghan (en vietnamien : Thoát Hoan) de la campagne du Nord. 
(Toghan, impérialiste de profession, en route vers la fin de son CDD)

Celui-ci s'avance jusqu'à Tay Kêt, sur le Fleuve Rouge. Les annales Việt, déjà mentionnées, confondent ici les deux généraux : «Le troisième mois, peut-on y lire, le général en chef Sögètü entra dans le Laos par le Yunnan avec 500 000 hommes et se dirigea vers le Champa. Il fit sa jonction avec les troupes Yuan au district d'O-Ly, puis s'empara des districts de Hoán et de Ai. Il poussa jusqu'à Tay-Kêt où il établit son camp, se donnant, pour soumettre notre royaume, un délai de trois ans» (l'erreur est rectifiée par les traducteurs contemporains des Annales classiques, Bùi Quang Tung et Nguyêñ Huong, qui confirment : «Sögètü avait emmené ses troupes au Champa par la voie maritime. Tay Kêt se trouvait sur le Fleuve Rouge [au Viêt-Nam Nord, donc] dans la sous-préfecture de Khoái Châu»).


(Ci-dessus : la tenaille mongole de 1285. 
En rouge, les mouvements Việt. 
Les lignes noires continues symbolisent les offensives mongoles. 
Les lignes noires en pointillé, leurs débâcles...) 

Dans l'intervalle 1282-1285, les subtils empereurs Trần avaient, de leur côté, à la fois préparé sérieusement l'affrontement armé, considéré comme inévitable à terme, et envoyé une mission à Pékin dans le but de «travailler à retarder la guerre» et «sonder les intentions mongoles» (Lê Thành Khôi, op. cit., p. 185). À l'automne 1284, le général suprême Hưng Đạo passe en revue ses troupes à Đông Bộ Đầu, sur le Fleuve Rouge, à l'endroit même de la défaite mongole de 1257. Il galvanise, à cette époque, ses soldats par un certain nombre d'écrits et de proclamations restés célèbres dans l'Histoire vietnamienne comme des monuments de l'époque Trần, à la fois politiques, culturels, littéraires. C'est le cas, surtout, du Binh thư yếu lược («Proclamation aux officiers») où Hưng Đạo recourt efficacement, au plan psychologique, aux grands souvenirs des guerres et des héros passés, appelant tout le peuple à défendre une même terre et un même héritage historique. Nous avons là affaire à une matrice incontournable du nationalisme vietnamien traditionnel, dont la force stratégique interclassiste, quoi qu'on en pense (et nous n'en pensons évidemment pas du bien) a cependant, depuis, maintes fois fait ses preuves sur le terrain : «Si les Mongols submergent le pays (...) alors, vous et moi gémirons sous la botte de l'ennemi. Non seulement je ne jouirai plus, moi, de mes apanages, mais vous aurez, vous aussi, perdu tous vos privilèges ; ma famille sera dispersée, mais vos femmes et enfants seront également dans le malheur ; les temples ancestraux des rois seront piétinés, autant que les sépultures de vos aïeux...» (traduction du très stalinien Nguyễn Khắc Viện).
À la suite de la grande revue de Đông Bộ Đầu, la plupart des soldats Việt présents, soit au total près de 200 000 hommes, se font tatouer sur le bras les deux caractères Sát Thát («Mort aux Mongols !»).
Le combat commence en janvier 1285.

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