lundi 4 mai 2020

D'abord, soumettre la Nature.

(Kirk Douglas et Silvana Mangano, dans Ulysse, de Mario Camerini, 1954)

« Le travail n'est pas "la source" de toute richesse. La Nature est, tout autant que le travail, la source des valeurs d'usage (lesquelles constituent bien, à ce qu'on sache, la richesse réelle...). Le travail n'est lui-même que l'expression d'une force naturelle, la force de travail de l'homme. Ce cliché ["Le travail est la source de toute richesse et de toute culture"] se trouve dans tous les abécédaires. Or, cette phrase n'est vraie qu'à condition de sous-entendre que [en fait de source], le travail est plutôt simplement antérieur à toute richesse et culture, avec tous les objets et procédés qui l'accompagnent. Mais un programme socialiste ne saurait permettre à cette phraséologie bourgeoise de passer sous silence les conditions pouvant, seules, lui donner un sens. Et ce n'est, alors, que pour autant que l'homme, dès le départ, agit en propriétaire à l'égard de la Nature, cette "source" première de tous les moyens et matériaux de travail, ce n'est que s'il traite la Nature comme un objet lui appartenant, que son travail devient la source des valeurs d'usage, donc de la richesse. Les bourgeois ont d'excellentes raisons pour attribuer au travail cette très surnaturelle puissance de création. Du fait que le travail dépend de la Nature, il s'ensuit en effet que l'homme qui ne possède rien d'autre que sa force de travail se retrouvera forcément, en tout état de société et de civilisation, l'esclave d'autres hommes qui se seront, eux, érigés en détenteurs des conditions objectives [naturelles] du travail. Il ne peut travailler, et vivre par conséquent, qu'avec la permission de ces derniers.»

(Le «vieux» Karl Marx, Gloses marginales au programme du Parti Ouvrier allemand, 1875)



« Ulysse est mis en garde par Circé, la divinité du retour à l'état animal, à qui il a résisté et qui, en récompense, lui donne la force de résister aux autres puissances de destruction. Mais la séduction des Sirènes demeure irrésistible ; nul ne peut échapper lorsqu'il a entendu leur chant. L'humanité dut se soumettre à des épreuves terribles avant que le moi, nature identique, tenace, virile de l'homme, fût élaboré et chaque enfance est encore un peu la répétition de ces épreuves. L'effort fourni pour sauvegarder la cohésion du Je laisse encore des traces à toutes les étapes de l'évolution de ce Je, et la tentation de le perdre a toujours été associée à la détermination de le conserver (...). La voie de la civilisation était celle de l'obéissance et du travail, sur laquelle l'accomplissement ne luit jamais que sous forme d'apparence, de beauté impuissante. La pensée d'Ulysse, à la fois hostile à sa propre mort et à son propre bonheur, n'ignore rien de tout cela. Il ne connaît que deux moyens d'échapper au dilemme, dont il prescrit l'un à ses compagnons. Il leur bouche les oreilles avec de la cire et les oblige à ramer de toutes leurs forces. Celui qui veut survivre ne doit pas prêter l'oreille à la tentation de l'irrévocable, et ne peut survivre que s'il ne parvient pas à l'entendre. La société a toujours veillé pour qu'il en soit ainsi. Alertes et concentrés, ceux qui travaillent doivent regarder droit devant eux et ignorer ce qui se trouve à leur côté. Ils doivent sublimer en efforts supplémentaires l'instinct qui les entraîne vers la diversion. C'est ainsi qu'ils deviennent pratiques. Ulysse, le propriétaire foncier qui fait travailler les autres pour lui, choisit la seconde voie. Il écoute mais, ligoté au mât, il ne peut rien ; plus la tentation grandit, plus il fait resserrer ses liens, tout comme les bourgeois, par la suite, refusèrent le bonheur d'autant plus obstinément qu'il leur devenait plus aisément accessible à mesure que leur pouvoir augmentait. Ce qu'entend Ulysse est sans conséquence pour lui, tout ce qu'il est en mesure de faire, c'est un signe de tête demandant qu'on le détache, mais il est trop tard, ses compagnons, incapables d'entendre eux-mêmes, ne connaissent du chant que le danger qu'il peut leur faire courir, non sa beauté ; pour sauver Ulysse et se sauver eux-mêmes, ils laissent leur maître attaché au mât. Ils reproduisent à la fois leur vie et celle de l'oppresseur ; l'oppresseur, lui, n'est plus en mesure de sortir de son rôle social. Les liens au moyen desquels il s'est irrévocablement enchaîné à la pratique tiennent en même temps les Sirènes à l'écart de la pratique : leur charme est neutralisé et devient simple objet de la contemplation, devient art. Auditeur passif, le ligoté écoute un concert comme le feront plus tard les auditeurs dans la salle de concert, et son ardente imploration s'évanouit déjà comme les applaudissements. C'est ainsi que la jouissance de l'art et le travail manuel se scindent à la fin de l'ère préhistorique. L'épopée contient déjà la théorie appropriée. Le patrimoine culturel est en exacte corrélation avec le travail effectué suivant des ordres donnés ; ils reposent tous deux sur la contrainte inéluctable qu'implique la domination de la nature.»


     (Adorno, Horkheimer, La dialectique de la Raison)

2 commentaires:

  1. coracão independente4 mai 2020 à 18:51

    "...qu’un tel travail constitue la meilleure des polices..."
    https://www.youtube.com/watch?v=v0ovgVOLZY4

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Laissez dire LA RUMEUR : https://www.youtube.com/watch?v=v0ovgVOLZY4

      Supprimer