lundi 18 mai 2020

Margot la Folle


«Il suffit d'observer quand les bourgeois parlent d'exagération, d'hystérie et de folie pour savoir que c'est immanquablement une apologie de la déraison qui est en jeu au moment même où, systématiquement, ils se réclament de la raison (...). La raison dialectique est déraison, par rapport à la raison dominante : c'est en démasquant cette dernière et en la dépassant qu'elle devient raisonnable. Quel entêtement et quelles subtilités de talmudiste n'y avait-il pas déjà à insister, en plein fonctionnement de l'économie de marché, sur la différence à établir entre le temps de travail fourni par un ouvrier et le temps nécessaire à la reproduction de sa force de travail ! Nietzsche n'a-t-il pas mis la charrue avant les bœufs dans toutes les batailles qu'il a menées ! Karl Kraus, Kafka et Proust lui-même n'ont-ils pas, chacun à sa façon, faussé consciemment l'image de la réalité pour en faire tomber le voile de fausseté et de prévention ! La dialectique ne saurait accepter tels quels des concepts comme sain et malade, ni même les concepts de rationnel et d'irrationnel qui leur sont apparentés. Une fois qu'elle sait que l'Universel dominant et les proportions qui sont les siennes sont malades — à proprement parler : atteints de paranoïa et de "projection pathologique" — alors ce qui se présente précisément comme malade, aberrant, paranoïde et même complètement "fou", au regard des critères de cet ordre dominant, c'est pour elle le seul germe de guérison. Maintenant, comme au Moyen Âge le bouffon à son seigneur, seul le "fou" dit à la domination sa vérité. Dans cette perspective, la tâche du dialecticien serait d'amener cette vérité du fou à la conscience de la raison qui est en elle, faute de quoi elle risquerait de sombrer dans l'abîme de la maladie où, sans pitié, l'enferme la santé du bon sens des autres.»

(T.-W.-A. Adorno, «Comme tout ce qui devient a l'air malade»Minima Moralia)

(Dulle Griet, «Margot la Folle», par Pieter Brueghel l'Ancien, vers 1562)

19 commentaires:

  1. En somme, dans un monde réellement renversé, la sagesse est un moment de la folie...

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    1. Ne serait-ce pas l'inverse ? Le faux ne serait-il pas un moment du vrai, quelque éloigné, voire hors de portée que soit ce dernier dans un monde merdique comme le nôtre ? Debord a largement piqué, sans le dire, à Adorno cet aphorisme suivant lequel "il ne peut y avoir de vraie vie dans un monde qui ne l'est pas" (Minima Moralia). Mais l'un et l'autre tiennent, à notre avis, également bon sur la Vérité (la "sagesse"), dans la lignée rationaliste émancipatrice de Hegel, d'ailleurs : il ne s'agit pas de fétichiser un Vrai ou un Faux rigides et immobiles mais de mettre toutes les catégories en mouvement, les soumettre au flux historique (sans pour autant les perdre dans l'historicité, perdre la vérité d'adéquation de la chose même, qui évolue, au discours qui évolue aussi, et se critique soi-même, au nom de ses propres prétentions).

      Quand on évoque ainsi, comme vous le faites, ce fameux "monde réellement renversé", tout dépend ainsi de la réversibilité éventuelle du renversement : c'est ce qui fait toujours problème chez Adorno, en son pessimisme tendanciel. Si le capitalisme (ce moment réversible entre tous, et même imposant à chaque seconde d'être renversé) est folie dominante et collective, les fous individuels y sont outsiders, dès lors qu'ils souffrent. C'est cette souffrance qui est vérité et que la Raison véritable, qui subsiste comme nostalgie ou utopie, pousse irrésistiblement à partager : mais sous forme d'émotion, encore inarticulée conceptuellement. Or est-ce une force, cette émotion, suffisante en elle-même, ou un simple moment, lui-même dépassable vers le concept, vers la compréhension de soi-même ? Les fous doivent-ils avoir raison, et comprendre pourquoi ? Doivent-ils être privés de leur folie ? Le concept est-il toujours déjà autoritaire, à force de vouloir comprendre ?

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  2. Je ne saurais vous suivre après le brillant développement dialectique que vous venez d’exposer. Non, au fond, par désaccord, mais par un manque évident d’entraînement et une incompétence crasse dans certaines jongleries de l’esprit. Quant à Debord, certes il a piqué, largement comme vous le dites... Et Adorno est loin d’être le seul à ne pas figurer dans le panthéon de ses canonisations ou de ses excommunications sans phrases. Dans certains milieux idolâtres, on serait même surpris d’y trouver des auteurs que l’on s’empresseraient vite de jeter au bûcher au nom de la bonne cause. En réalité, picorer chez les autres n’est rien. Tous les plus grands l’ont fait, et continueront allègrement à le faire. Ce qui compte, en ces matières, restera toujours le rendu et la finalité que l’on a voulu donner à sa production...

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  3. Moins sourcilleux que je ne le fus quant aux attributions concernant les sources utilisées par Debord, je propose tout de même de demander directement à l'homme, quand bien même on s'adresserait à l'artiste.

    En janvier 1973, Debord envoie un relevé provisoire de citations et détournements pour aider ses traducteurs, en l'occurrence notamment en hollandais je crois.

    On y trouve ceci : "9 — “Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux” : détournement de Hegel, Préface de Phénoménologie de l'Esprit : “Le faux est un moment du vrai (mais non plus en tant que faux).” (Œuvres, p. 862, éd. Gallimard, coll. Quarto, avril 2006)

    Debord, qui n'était pas germaniste, aurait très probablement lu La Phéno par la traduction de Jean Hippolyte. Ce qu'il en restitue à ses traducteurs est un raccourci de la fin d'un paragraphe que je copie ci-dessous :

    "(...)On ne peut cependant pas dire pour cela que le faux constitue un moment ou, certes, une partie de la vérité. Dans la locution “dans tout ce qui est faux, il y a quelque chose de vrai”, les deux termes sont pris comme l'huile et l'eau, qui sans se mélanger sont assemblées seulement extérieurement l'une avec l'autre. Précisément par égard pour la signification, pour désigner le moment de l'“être-autre complet”, ces termes de vrai et faux ne doivent plus être utilisés là où leur être-autre est supprimé. De la même façon, les expressions : unité du sujet et de l'objet, du fini et de l'infini, de l'être et de la pensée, etc. présentent cet inconvénient que les termes d'objet et de sujet, etc., désignent ce qu'ils sont en dehors de leur unité : c'est justement ainsi que le faux n'est plus comme faux, un moment de la vérité." (trad. 1941)

    Voilà pour le point philologique. On pourrait discuter de la manière du détournement et de ce qu'elle implique de la relation qu'entretient Debord avec Hegel et avec d'autres de ses lecteurs. Mais ce serait un peu long ici.

    Pour l'heure, cette évocation du bûcher et de l'appropriation "sans le dire" m'évoque la polémique avec Martos s'agissant de l'influence que ce dernier supposait de Günther Anders chez Debord. Lequel lui répondit vertement et jusqu'à la rupture. Pour avoir relu récemment La Fausse Conscience de Gabel, pièce très importante de l'atelier de travail que s'était constitué Debord en écrivant , il paraît très probable que l'influence allemande à laquelle pensait Martos fût plutôt celle de Karl Mannheim, via Gabel et ses mentions d'Idéologie et Utopie. On pourrait certes désirer que Debord eût répondu à "Jeff" : "Non, mon pote, tu te gourres c'est Mannheim." Mais comme l'autre était déjà parti dans sa traduction en étant certain de sa découverte, le malentendu prit une autre gueule, littéraire et épistolaire, mais digne d'une rupture bête et brutale comme les zincs en connaissent tant. Ces courriers étaient préalablement censés demeurés privés.

    Je rappelle cette histoire parce qu'elle court dans l'héritage. Guy dit "le Hautain" cacherait ses sources..., le vilain. Sur le fond, personne ne sort rien de sa tête à soi tout seul, sinon nous parlerions chacun notre idiome personnel et cette constellation de réels schizophrènes — dont chacun, à l'écoute exclusive de la voix qu'il a dans sa tête, ne comprendrait que lui-même et entendrait les autres sans pouvoir les comprendre — ne ferait pas société, pas même la pire qui soit.

    Adorno et Debord ont des assonances et, partiellement, une culture commune passée par la critique allemande marxiste et du marxisme. À ma connaissance, il est très peu question de l'École de Francfort dans le parcours de Debord, voire de l'IS. Et je ne vois pas pourquoi elle eût été cachée.

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    1. De "bûcher", diable ! il n'a jamais été question dans les parages, non plus que de querelle philologique (et surtout pas cherchée à Guy-Ernest, que nous croyons assez admirer publiquement ici envers et contre tout : malgré lui-même, d'ailleurs). Aristote dit-il, à chaque page, qu'il reprend Platon ou qu'il ne le reprend pas ? Cela ne nous interdit pas de le penser, et de confronter, le cas échéant, textes et pensées de l'un et l'autre : c'est bien en cela que nous nous distinguons des philologues ou des biographes intellectuels. Nous ne reprochons donc rien à Debord, si ce n'est d'être d'un moindre calibre qu'Adorno, mais cela, ce n'est guère difficile.

      Les écrits d'Adorno et Horkheimer, faut-il le rappeler, sont, à ce jour encore, demeurés inaccessibles au public hélas ! non-spécialisé (en germanophonie universitaire exotique, s'entend) dans la France positiviste transcendantale. Mais leur intérêt (clandestin) ne fut bien sûr pas ignoré de tout le monde. Foucault avoua lui-même y avoir pioché (il y piocha, selon nous, l'inverse de ce qu'Adorno et ses potes racontent). Quelques libertaires marxistes ou trotskistes, certes, type la bande à "la critique de la politique" (Abensour, jusqu'à Löwy ou même, en moins intéressant, Bensaïd) firent connaître, un peu, tout cela, depuis les années 70's, s'intéressant aussi à Bloch, à quelques psychanalystes hérétiques, etc. Marcuse, lui, était davantage connu, et il est fort probable que Debord l'ait au moins lu (on n'a pas demandé son avis au bonhomme, ni à l'artiste). Une influence de Mannheim semble exclue (Mannheim n'étant que le petit rapporteur, d'ailleurs fort mauvais et conservateur, ou libéral, de la pensée utopique en général) : dans ses écrits, il constitue par exemple l'une des cibles favorites de Bloch, qui le méprise, le traitant de "relativiste lâche". La seule référence alboche marxienne notable chez Debord semble Lukacs-le-jeune, matrice incontournable (et bientôt contestée) du futur Institut d'Histoire Sociale. Difficile d'admettre que Guy-Ernest ne se soit pas tenu au courant de la querelle de "l'expressionnisme", par exemple, ayant agité les milieux staliniens des années 1920-30.
      C'est surtout les oeuvres dernières de Debord qui nous paraissent imprégnées de ce pessimisme Kulturkritik réac tellement présent chez un Adorno persuadé que, désormais, le Spectacle est total, et n'a plus d'envers, suscitant même ses "oppositions radicales".

      Pour ce qui est de Hegel et de son rapport au "Vrai" ou au "Faux", on s'en tiendra à ce qu'on a déjà dit. L'essentiel est que chez Hegel, il y a un vrai, et que c'est ce vrai qui est substantiel (en tant que "Tout", ce qu'Adorno nie par ailleurs) et pas le Faux. Debord lui reste fidèle là-dessus. Debord reste un Aufklärer, traquant rationnellement le mensonge du monde (inversé) capitaliste.

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    2. L'influence de Mannheim chez Debord passe par Gabel. Et elle est passée au tamis de sa critique avec, parmi d'autres, le reproche "de vouloir faire de la sociologie avec des concepts à validité individuelle" (note 7, p, 29 Chap. I "Fausse conscience et idéologie"), mais Gabel transforme "les éléments d'une psychologie égocentrique" selon Mannheim en l'étendant "en faveur du concept total (structurel) de l'idéologie (Mannheim) et en fin de compte à une théorie unitaire (“concept total”) de l'aliénation en mesure d'englober à la fois les manifestations de l'aliénation sociale et celles de l'aliénation clinique [de la schizophrénie]" (fin du chap. II, La Fausse conscience).

      C'est ce qui explique l'irruption explicite de Mannheim à la thèse 214 de la Société du Spectacle : "L'idéologie, que toute sa logique interne menait vers l'“idéologie totale”, au sens Mannheim (...)". Sur le fond, c'est ainsi que Debord passe de la critique des idéologies, dont l'histoire est finie (thèse 213) à celle du Spectacle et pourquoi il place "le parallélisme entre l'idéologie et la schizophrénie établi par Gabel (La Fausse Conscience)" ailleurs : dans "un fait hallucinatoire social" où l'illusion de la rencontre remplace sa faculté. (thèse 217)

      C'était la Minute philologue de Monsieur schizosophie. Pas obligé de perdre l'autre œil de Colombo pour autant. Pas sûr pour autant que le spectaculaire intégré ait eu besoin d'Adorno, quand bien même y voyez-vous, cher Moine, des similitudes.

      (Pas la peine non plus — cette fois à l'adresse de l'Anonyme du 20 mai — d'écrire "sale connard d'épicier" avec un seul "n" [n'y voyez là qu'un souci tout à fait futile de parité orthographique]. Ce n'était par fierté que Debord, et l'IS, s'en prit à Morin en 58 et à Casto plus tard. Ils avaient avancé quelques raisons, avec lesquelles on peut être en désaccord, mais lesquelles ?)

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    3. Pour Mr le schizosophe : si le terme de connard vous ennuie, trouvez-en un autre qui dise toute la vérité d'un personnage qui s'est fait connaître d'un grand nombre de gens ainsi (effectivement comme hautain ou arbitraire et injuste, et je ne parle pas là que de ses oukases, excommunications etc). Mais pour en revenir au fond de mon message, quand je parlais d'Arguments, la revue, je parlais une fois de plus des traductions qu'elle proposait. Que les situs et parmi eux Debord soient allés piocher dedans ne fait aucun doute. Et pour ce qui est du copyright à faire valoir sur les pensées révolutionnaires - copyright ou pas ! - rappelez-vous juste le sort réservé à un certain Henri Lefebvre jeté "aux poubelles de l'histoire" suite à son article sur la Commune de Paris comme fête.
      A-t-on éclairci de façon décisive aujourd'hui qui aurait bien pu lancer l'idée ? Ou les idées sont-elles arrivées en même temps, "étant dans l'air" comme on pourrait le croire ? La misère veut que dans ces milieux les influences ne se livrent jamais en toute honnêteté intellectuelle. Il y a trop d'enjeux d'ego pour ça. C'est la limite de votre philologie, qui fait bien trop confiance aux acteurs "stars" de l'époque, en négligeant les autres. Ceci dit, je ne suis pas un fan absolu non plus d'Edgar Morin et ses amis !

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    4. À Schizosophe, j'ai retrouvé cet article sur la réception (difficile) d'Adorno en France, à la fin des années 50, des fois que ça vous intéresse : https://journals.openedition.org/grm/955
      Il y est justement question d'"Arguments", évoqué par l'anonyme...
      Et du Nouveau Roman aussi hélas !!!

      À l'anonyme : Savez-vous qu'Adorno était un sacré connard, lui aussi ? (avec deux haines, et même bien plus). Comme Debord, et peut-être même pire, sur les plans humain ET politique (surtout après son retour gagnant en Allemagne = on vous racontera ça un jour). Cela dit, on ne se prononcera pas ici sur une éventuelle influence conardesque de l'un sur l'autre. On veut pas se faire engueuler par nos potes philologues.

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    5. Merci Moine pour ce cahier GRM. Certaines veinules post-capillaires se croisent bien plus visiblement encore que je ne l'aurais cru au travers de ce microscope.

      Je pense à la veinule Henry Cor(b)in, dont je ne savais pas ce qu'il fit du Dasein ; mais dont j'avais retenu la création de "l'imaginal" dans ses quatre tomes exotiques sur le chiisme duodécimain. Post-capillarité dont j'imagine (j'ai le droit moi aussi, alors, donc) qu'elle était-déjà-là dans la tête du chauve en reportage en automne 1978 selon ce que rapporte Monteskiani dans Comment peut-on être déplumé ?, évidemment non traduit à ce jour.

      Et je ne suis qu'au début de la lecture. Des choses plus sérieuse m'attendent...

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    6. Je me corrige. Dans l'histoire Anders Debord, le traducteur était Jean-Pierre Baudet, pas Martos, lui aussi lié à cette polémique, qui avait aussi d'autres enjeux, et qui l'a rendue publique en éditant sa Correspondance avec Guy Debord

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  4. Le moine, votre intuition est bonne. Pourquoi prendre des gants ou des précautions oratoires avec un Debord qui était un théoricien intéressant - personne n'en disconviendra - mais humainement aussi un sale conard d'épicier arrogant qui crachait sur des gens tout en les lisant. Exemple typique : Arguments - la revue - que tous les situs lisaient entre 1957 et 1962 et qui ont été les premiers à faire connaître aux français les allemands Adorno, Korsch, Reich, Marcuse, et tant d'autres). Gabel, aussi (cf « Actualité du problème de l’idéologie », dans Arguments, n° 2, février-mars 1957). Si les situs les insultaient comme ils les ont insultés, croyez-vous vraiment qu'ils seraient après, par derrière, aller avouer qu'ils avaient bien "piqué" tel ou tel truc chez tel ou tel auteur présenté chez eux ? On a sa fierté et Debord n'était pas peu fier de lui-même.

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  5. En somme, dans un monde réellement renversé, l'intelligence est un moment de la connerie... Ou l'inverse...
    Quoique praticien inexpérimenté, s'il y a quelque chose qui m'a toujours plus dans la dialectique, c'est son aspect circulaire, tickets offerts à la fête foraine pour tours de grand huit, une vraie spirale de derviches, ivresse de l'âme garantie !
    Colin de Cayeux

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    1. L'ivresse et le plaisir de fête foraine ne sont hélas ! pas toujours au rendez-vous. Ou alors, au stade pré-gerbique de l'ivresse.
      On vous rappelle la maxime préférée de Karl Marx : "Doute de tout".
      Or le doute paralyse l'action, et vous laisse souvent tout paumé sans savoir quoi faire. La dialectique n'est pas cette baguette magique introduisant dans le monde enchanté où tout est vrai ou faux indistinctement.

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    2. Ne peut-on pas définir la dialectique comme un travail d'éclaircissement des rapports qu'une chose entretient avec ton négatif, d'où résulte finalement le dépassement (nouveau négatif) de leur solidarité, sans que jamais pour autant les deux se confondent ? J'avoue qu'Hegel, comme hélas (ou pas d'ailleurs, allez savoir) de plus en plus de choses, me tombent des mains, mais c'est à peu près comme cela que j'entends la dialectique, au quotidien si je puis dire. Ce n'est pas qu'une chose devient sa négation, c'est que le rapport qu'elles entretiennent émerge comme niable à son tour. La vie, quoi.

      Pour le reste, je crois que le problème vient d'un certain usage du concept d'aliénation. On en arrive à finalement affirmer que plus la révolution est nécessaire moins elle est possible. D'où ce genre d'attitudes, où tout ce qui ne correspond pas à la Théorie devenant puissance matérielle est mis dans le même grand sac poubelle, alors que les quelques pauvres miettes de réel réchappées (à ce seul dessein, persiflerais-je) passent pour le hors-d'œuvre du festin qui ne manquera pas de venir quand tout le monde aura enfin bien potassé la Théorie (cf. l'usage que certains font du Sujet-aux-Tomates). Il faut dire qu'à leur grande décharge, lorsqu'il leur arrive de s'égarer sur un terrain plus sensible, les « révolutionnaires » sont souvent aussi imaginatifs et excitants qu'un parpaing.

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    3. La vie, oui. Suprêmement difficile à définir, cette maudite dialectique. Le mieux serait de partir d'exemples clairs. La vie, tiens, justement, c'est aussi la mort, dès le départ : puisque le fait de vivre implique la mort ininterrompue de mes cellules. Continuons, si la vie d'un individu, c'est la mort de ses cellules, alors l'individualité d'un individu est aussi sa non-identité dans le temps, puisqu'il est sans arrêt un autre. Votre expression sur la dialectique comme "dépassement de leur solidarité", pour parfaitement hégélienne qu'elle soit, pose donc problème, car elle suppose cette fameuse "3è étape" scolaire (la fameuse "synthèse") qui lui donne cette tendance réconciliatrice, sans doute la plus fausse de la dialectique. Pour nous, la dialectique est le mouvement à la fois logique et ontologique (celui de la chose même ET du discours réflexif porté sur lui) qui mine l'identité d'un objet, sous l'action du temps et du devenir. Par extension, elle serait aussi l'attitude intellectuelle critique générale (pas scientifique) qui sanctionne cet état d'instabilité des choses. Pas de dialectique de la Nature (à la Engels ou Lyssenko) mais une réflexion philosophique sur les réalités scientifiques (ce qui ne veut pas dire que l'instabilité ne concerne pas AUSSI les sciences : voyez la notion d'émergence de niveau biologique (la cellule niée, ou dépassée, par l'organe, lui-même dépassé par l'animal, puis par son milieu éthologique, etc ; voyez en physique la disparition de la matière élémentaire stable (la brique de Démocrite, disons) au profit du mouvement, de la confusion masse-champ, etc.
      Ce qui discrédite la dialectique, c'est effectivement le "truc" scolaire (thèse-antithèse-foutaise, comme disait ce vieux facho de Boutang) parce qu'il est "réconciliateur". C'est la tristement célèbre "négation de la négation" qui est caduque aujourd'hui, pas le négativisme critique de son deuxième moment. Lui est furieusement d'actualité, il ne s'en laisse conter par rien et ruine tous les faits, tout le donné, tous les concepts et idéologies pré-acceptés par le positivisme dominant.
      Quelques exemples, en vrac : on mobilisera, pour combattre le fascisme, des tendances elles-mêmes pré-fascistes (autoritaires, virilistes, etc) ; la Raison, produit de la nature (humaine) se retourne contre elle, armée par elle (la force agressive des instincts) ; le prolétariat n'existe qu'en tant que produit de la bourgeoisie, son ennemi "mortel", etc etc.
      Tout cela n'est pas scientifique mais critique.
      La dialectique, méthode contradictoire, ne dépasse pas la logique formelle : elle correspond à un objet contradictoire qui n'était pas celui de la logique formelle : un objet historique et en mouvement. Exactement comme les lois de la mécanique classique n'étaient pas dépassées par celles de la mécanique quantique pour ce qui concerne le monde macroscopique...

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    4. Hmmm. Pas sûr que la mort cellulaire puisse se confondre avec la mort de l'individu. Les cellules d'un enfant meurent, par exemple, pourtant on ne dit pas qu'il vieillit (déclin, régression) mais qu'il grandit (croissance, progression). Ce n'est qu'arrivé à maturité que l'organisme ne fait que persévérer, en se répliquant de moins en moins bien.

      Mais en fait, je parlais de la vie dans un sens plus trivial, en tant qu'histoire d'une conscience, ou un truc comme ça. C'est simplement que souvent on se rend compte qu'on s'est acharné, sous la bannière de la thèse ou de l'antithèse, à rendre raison d'un problème mal posé. Le dépassement ne signifie donc pas réconciliation des termes, mais plus simplement et beaucoup plus modestement compréhension de l'inextricabilité de leur opposition. Il devient soudain clair qu'on ne pouvait aboutir dans cette lutte qu'à ce qu'en anglais on appelle un deadlock. Et ce faisant, mécaniquement, nécessairement, on fait mouvement vers un nouveau problème qui ne nous apparaissait pas. C'est comme avoir fait son malin, à sortir cordes et mousquetons pour escalader la falaise, planifiant savamment son ascension par une analyse précise de ses aspérités, puis tâtonnant mille fois en vain, pour au final se rendre compte qu'il y avait là, depuis le début, un petit sentier, tout simple, qui permettait de la contourner. On peut dire qu'on a perdu du temps, objectivement, mais en même temps ce sentier nous serait sans doute resté à jamais caché si, précisément, on ne s'était pas acharné. Rétrospectivement, c'était en fait le temps et l'effort qu'il fallait à ce que nous étions alors pour être en état de percevoir. La victoire est minuscule (on voit qu'on était complètement con de vouloir escalader), mais le progrès est conséquent en ce que nos perspectives se dégagent et qu'on comprend mieux ce qu'on cherche (le vrai problème n'était pas d'escalader, mais de passer, plus largement et plus simplement).

      En résumé, un problème est souvent la mauvaise formulation parcellaire d'un autre, qui par cela même est insoluble. Si je n'y vois pas réconciliation, c'est peut-être parce que je ne peux postuler que la théorie, ou le langage, allons-y carrément, puissent coller à la réalité. Pour moi, ils sont toujours tentatives, approximations, bricolages. Et leur capacité à révéler et éclairer égale au moins celle qu'ils ont de cacher et d'obscurcir. La seule chose de pleinement vraie à tout instant, c'est la conscience en quête de vérité, qui interroge le monde (son contenu) en même temps que son rapport à celui-ci (renvoyant à son caractère de fait premier). Le reste n'est que recherche, cheminement, découverte. Peut-être n'y a-t-il que cela et rien au bout, aucune épiphanie terminale. Mais c'est autrement plus intéressant que de jouer au scénariste de sa vie comme les postmodernes, qui confondent aller au bout du vrai et du faux pour éventuellement éprouver leur indétermination (hypothèse du Big Deadlock qu'on ne peut écarter), et juste jouer à faire comme si parce qu'on aime bien l'idée que (le swag et la vibe, wo·man!).

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    5. La cellule ne serait-elle pas le premier individu vivant (et donc mortel), contrairement aux virus ou aux molécules organiques ? C'était l'avis d'un Jacob, contestable, certes (cf http://lemoinebleu.blogspot.com/2020/04/des-systemes-vivants-de-leur.html?m=0). Cette image visait à relayer votre référence à Hegel, et nous évoquait son exemple de la plante, faussement "analysable" en ses moments "vitaux" : tige, feuilles, fruits (chacun la négation du précédent). Il n'y a pas d'"essentiel de la vie", qui n'est que mouvement, donc négation au coeur de "l'identité".

      Votre deuxième exemple, celui de l'escalade, renverrait au "coefficient d'adversité" (Sartre) présenté par tel promontoire rocheux : soit obstacle infranchissable, donc uniquement source de douleur ou d'efforts rédhibitoire (si on doit l'escalader), soit (si on doit l'escalader aussi) source d'un contentement extrême et de libération (puisqu'il offrira, une fois escaladé, et dépassé, un point de vue magnifique sur la vallée, en permettant d'aller plus haut, d'aller ailleurs). Vous voyez donc bien qu'ici, la dialectique disant la vérité contradictoire pratique d'un objet ne vaut que si l'on s'y affronte de la même façon. Or, dans votre exemple, on l'affrontait (en idée) avant de le contourner : nous ne serions donc pas là dans l'être contradictoire d'une seule et même chose, mais plutôt dans le cheminement d'un sujet, relativement à cette même chose.
      Au fond, vous insistez sur la nécessité de chercher : sur la quête d'une vérité peut-être inaccessible. Nous insisterions, nous, plutôt sur l'existence objective de cette vérité, quelque contraire qu'elle soit au cheminement, ou plutôt se dérobant éventuellement à lui, selon les objets qu'elle concerne (vérité simplement factuelle, ou plutôt historique, politique, etc).

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    6. Ouais, mon analogie était un peu foireuse, en ce qu'effectivement la découverte d'un sentier ne rend pas une falaise pour autant illusoire (physiquement, elle continue à avoir un haut, et donc à être surmontable en puissance). Mais elle se trouve belle et bien dissoute en tant que problème. C'est cet aspect là que je voulais illustrer, qui fonctionne à plein lorsqu'il s'agit de penser. On peut se demander un sacré bout de temps comment faire d’une carotte une pomme, jusqu'à découvrir que ce n'était pas du tout la question qu'on voulait en fait poser. L’absurdité de la question première apparaît dans la formulation d’un problème plus réel, au moins en apparence, dont elle a été pour nous le premier moment indispensable. C’est en cela que je voyais le dépassement.

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  6. Cher Moine
    Très heureux de votre final : "La dialectique n'est pas cette baguette magique introduisant dans le monde enchanté où tout est vrai ou faux indistinctement."
    Je n'aurais su mieux dire, bien que durant ce jeu plaisant où j'ai été ravi de jouer le tricheur, j'avais gardé la carte sous la manche.
    Espérons donc que la leçon secoue quelques magiciens de l'affaire qui, semble t-il, n'ont toujours pas saisi que leur numéro était largement éventé...
    Bien à vous
    Colin De Cayeux

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