Recevant «avec un très grand honneur» (sic), dans cette bonne ville de Francfort, le prix Adorno en 2012, au cours du discours prononcé à cette occasion juste avant le cocktail et la soirée de rigueur (ce discours fut publié dans sa traduction française aux éditions Rivages Poche en 2020), Judith Butler se livre à deux performances étonnantes. D'abord, engagée notamment dans une réflexion sur la position d'Adorno quant à la possibilité éventuelle, chez l'individu contemporain, d'une conduite morale de l'existence au sein du capitalisme tardif, une possibilité qu'Adorno refuse froidement, Butler ignore superbement le fond dialectique (le mot n'apparaît pas, ou si peu) de la pensée de ce dernier, c'est-à-dire son fond hypercritique, négatif donc finalement sceptique-désespéré, impliquant pour lui une faiblesse fondamentale de la «pratique pratique» militante, largement contaminée par la fausseté activiste du monde bourgeois. Butler ne présente évidemment pas les choses ainsi. En gros, Adorno passe ici, sous sa plume, pour un petit vieux abstraitement capricieux, élitiste et casse-planète (ce qu'il était par ailleurs sans aucun doute, mais non sans motif sérieux), ayant refusé de s'associer en son temps, à l'instant même et sans aucune réserve, aux luttes pourtant enthousiasmantes des précaires intersectionnalistes de l'univers, arborant quelque vulnérabilité corporelle (c'est ainsi que Butler présente les choses) en guise de signe de reconnaissance, viatique et support ultime d'émancipation.
Mais, à cette fin programmatique, Butler fait pire encore ou, disons, moins élégant sur le plan intellectuel : elle reprend à son compte la traduction anglaise extrêmement problématique d'une phrase d'Adorno qui disait, au §18 de Minima Moralia : «Il ne peut y avoir de vie vraie dans une vie fausse» («Es gibt kein richtiges Leben im falschen»). Dans la version anglaise (traduction de Livingstone), cette vie «fausse» est devenue une «vie mauvaise». Simple détail, nous direz-vous ? Certes, non ! D'ailleurs, c'est bien ainsi qu'en juge Butler elle-même : «cette différence [de traduction] est tout à fait importante, puisque la moralité, la poursuite de la vie bonne pourrait bien être celle d'une vie vraie, mais il reste que la relation entre les deux devrait être expliquée», explique-t-elle, sans rien expliquer du tout (Qu'est ce qu'une vie bonne ?, Rivages poche, p. 87). N'expliquant en rien cette différence, donc, Butler préfère s'engager tout de go dans la description de ce à quoi une vie «bonne» pourrait bien actuellement ressembler. Et il ne faut pas être sorti de Saint-Cyr ou d'un laboratoire de sociologie de Paris-VIII-Vincennes pour comprendre tout ce qu'une telle problématique implique de moral, d'éthique, au sens grec ou classique du terme, en tout cas certainement pas marxien, Adorno étant, quant à lui, sans aucun doute marxien, quoique embarqué dans cette galère théorique pour les besoins éditoriaux de Judith Butler. Rappelons encore une fois que notre malheureux francfortois désespère explicitement du moindre sursaut moral individualiste en ce monde. La vie bonne à la grecque, donc : très peu pour lui. Martin Rueff note ainsi avec pertinence et malice dans sa préface au discours de Butler :
«En passant de la vie juste [souligné par nous]─ celle aussi, qui sonne juste ─ à la vie bonne, Judith Butler détourne la théorie critique vers une source grecque. Au risque, sans doute, de perdre quelques-unes des capacités descriptives de la théorie critique dont la figure, faut-il le rappeler, n'était pas tant le sujet vulnérable, faillible, que le sujet aliéné : le sujet des classes sociales. Cela, on s'en doute, n'est pas sans conséquence sur la conception qu'Adorno a de la moralité » (Id., p. 21).
Et notre préfacier et traducteur trouve même encore le moyen, là-dessus, de moquer un peu plus le libéralisme décidément très performatif, subjectiviste, voire carrément idéaliste, de Butler, en rappelant ce constat cruel d'un certain Bruno Ambroise à son sujet, dans ses articles «Socialité, assujettissement et subjectivité : la construction performative de soi selon Judith Butler» et «Prémisses à une critique matérialiste de Butler». Ambroise y lâche, lapidaire et impitoyable : «Adorno est plus matérialiste que Butler». La honte pour notre championne (toutes catégories !) de la cause...
Bon, tout cela est très rigolo mais on en oublierait presque que Martin Rueff est ici, après tout (voir le premier extrait de sa préface ci-dessus) le premier fautif en tant que défenseur de cette traduction douteuse in the first place, transformant la vie vraie, d'Adorno, en vie juste. Rueff précise même, à la note 38 du même ouvrage, avec une franchise désarçonnante :
«Il a fallu modifier la traduction française qui évoque "la vraie vie dans un monde qui ne l'est pas". La question de la vraie vie n'est pas tout à fait celle de la vie juste. Il fallait conserver le terme vie dans les deux membres de la phrase» (id., p. 40).
Là, on avoue notre incompréhension définitive. Pourquoi diable (ou pour qui ?) fallait-il ainsi «modifier la traduction française qui évoque "la vraie vie dans un monde qui ne l'est pas"»... dès lors que c'était la seule traduction française correcte de la phrase originelle, allemande, d'Adorno ? Fallait-il sauver la soldate Butler, le soldat Rueff, un autre trouffion idéologique du même genre ? (enfin... euh ! disons du même acabit). Bref, Adorno avait bel et bien raison de penser que dans un monde intégralement falsifié, le pouvoir de vérité d'un individu devenait négligeable. Il aurait simplement pu préciser : pour tout individu accessoirement traducteur de livre de philosophie.
Ou philosophe ≪matérialiste≫.
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