«Dans son petit texte intitulé Nymphes, Giorgio Agamben dévoile la nature véritable de la nymphe : elle est image (...). Chez Boccace, la nymphe "est la figure par excellence de l'objet d'amour" parce qu'elle est précisément image. L'aimée que l'amant emporte partout avec lui, dissimulée dans un bijou ou une bourse, représentée dans un portrait ou cachée dans un poème ou un blason, est désirable pour avoir perdu son corps. L'amant peut ainsi l'intérioriser, la garder en pensée. La nymphe est la femme devenue idée. D'une telle idée, la nymphe florentine est pour Boccace la quintessence. La nymphe abrite ainsi une ambiguïté fondamentale, l'union et et la désunion à la fois du fantasme de la femme et de la femme elle-même. Comme l'insecte en formation, elle se tient à mi-chemin entre la larve et la pleine vie (...). Ainsi les nymphes doivent-elles consommer la relation amoureuse pour s'éveiller à la vie et sortir de l'image.
Mais cette consommation reste à jamais impossible. Comment faire l'amour à une image ? Les nymphes "sont femmes, écrit Boccace, elles leur ressemblent à première vue". Elles leur ressemblent mais il leur manque quelque chose... Boccace a recours à une nouvelle image. "Il est vrai que toutes sont femmes, mais les nymphes, quant à elles, ne pissent pas".
La Muse-nymphe, étant privée d'âme et de corps réel, est aussi privée... mais de quoi ? L'anatomie défaillante de l'époque ne permettant pas de distinguer véritablement entre clitoris, lèvres, vagin et urètre, Boccace réduit la vulve à la miction. Les nymphes sont des femmes "qui ne pissent pas". Agamben considère que Boccace, en s'exprimant ainsi, fait preuve d'un "réalisme brut".
Réalisme vraiment ? S'il est vrai que les nymphes ne reprennent vie qu'à s'unir sexuellement à un homme, la copulation les animera donc en les faisant uriner ? Réalisme, cette confusion entre pisser et jouir ? C'est bien cela, en effet, que signifie "les nymphes ne pissent pas" : les nymphes ne jouissent pas. Elles n'ont pas de sexe, avant que l'homme ne les approche. Et ce sexe, dans l'imaginaire masculin, est doté d'une anatomie fantaisiste. On ne sera pas étonné d'apprendre que Boccace développe une "critique féroce des femmes" et leur préfère les nymphes, privées d'humeurs, moins menaçantes.
Qu'en est-il quelques siècles plus tard ? Qu'en est-il pour Agamben lui-même, par exemple ? Le clitoris et la vulve sont-ils remis à leur place ? La femme réelle reprend-elle ses droits ?
Le philosophe n'évoque q'une seule fois le sens anatomique des nymphes, dans une brève parenthèse qui mentionne furtivement la nymphomanie. Revenant à Paracelse, Agamben écrit : "Paracelse se rattache ici à une autre tradition, plus ancienne, qui liait indissolublement les nymphes au règne de Vénus et à la passion amoureuse (tradition qui est à l'origine tant du terme psychiatrique de "nymphomanie" que, peut-être, de l'emploi anatomique désignant comme nymphae les petites lèvres du vagin)".
Les nymphae désignaient aussi le clitoris. De cela, Agamben ne dit rien lui non plus. La nymphe se confond ainsi avec l'absence de clitoris qui n'est jamais nommé ni rendu à sa réalité, à l'exactitude morphologique du sexe de la femme. "Le mont de Vénus", si cher à Paracelse, abrite l'énigme d'une éclipse (...). En appelant "nymphe" le clitoris, les anatomistes avaient-ils une idée précise de ce qu'ils désignaient ainsi ? La vulve n'était-elle pas pour eux ce qu'elle demeure encore, très certainement, pour beaucoup de contemporains — philosophes en particulier —, à savoir l'origine indistincte du plaisir, de la reproduction et de la miction tous ensemble ? Sans doute la vie n'est-elle pas le privilège des seuls corps biologiques. Encore faudrait-il, pour l'affirmer, ne pas les priver de vie».
(Catherine Malabou, Le plaisir effacé, Clitoris et pensée, 2020)
Qu’Agamben commence à s’intéresser aux femmes, quoique à mon goût de manière encore trop intellectualiste, est plutôt bon signe. On est loin toutefois des hauteurs rabelaisiennes ou de celles scandées par Montaigne : « Foutre! Il y a une partie de moi même qui ne cherche jamais rien d’autre qu’a entrer à demeure... »
RépondreSupprimerS'il s'intéressait aux femmes...
SupprimerC'est, hélas ! tout le problème.
L'ignorance dont parle Catherine Malabou reste typiquement masculine aujourd'hui, et pas uniquement chez les philosophes : chez le tout-venant. Seulement elle contamine (terme un peu fort sans doute mais parlant) la psychê des femmes au quotidien, pensons par exemple à la chirurgie dite intime, et à la confusion entre labioplastie et nymphoplastie, terme technique de rigueur pour une opération esthétique de la vulve... et pas du clitoris. L'imposition culturelle masculine est patente dans ce dernier cas d'obsession narcissique occasionnée chez les (souvent très jeunes) femmes.
SupprimerCertes, vous avez raison quant à l'étendue massive, et même généralisée, de cette "ignorance" phallocrate - bien intéressée, précisons-le - du corps des femmes et de sa vie particulière.
SupprimerLes "philosophes" et "savants" n'en seraient-ils néanmoins pas davantage blâmables, inexcusables ? Surtout ceux qui, comme Agamben, font professions, et se font gloire, d'appliquer, précisément, au terme de "VIE" le traitement prétentieusement rigoureux (et, d'ailleurs fantaisistement au plan philologique, déjà misérable en soi) que l'on sait ? Le dernier paragraphe de l'extrait ici cité montre évidemment l'agacement (ou plutôt l'ironie) de Malabou, elle-même réellement calée en "biologie" (en "science de la vie"), devant une telle outrecuidance.
Pour le reste, l'exemple de la soi-disant "nymphoplastie" de masse est, bien entendu, très juste et bien vu. Agamben a en tête SA femme (sous forme de nymphe, c'est-à-dire de puissance susceptible de passer à l'acte "pour peu qu'elle pisse", qu'elle devienne cette "pisseuse" qui fait fantasmer tous les hommes à des degrés divers) ; le reste de la masculinité a son idée de la chatte des femmes, fantasme qui "contamine" (pourquoi renier ce mot en effet très approprié) les représentations féminines, comme celles touchant à l'hygiène intime (ce qu'est une femme "propre" ou "sale" ou qui "se respecte", etc, comme la brament certains rappeurs islamo-facho mainstream). C'est tout cela de masculin qui domine les femmes.
Agamben et ses semblables sont d'autant moins excusables, en tant que public zarma cultivé que l'association médicale classique entre "nymphes" et "clitoris" est fort ancienne et notoire, ce que rappelle Catherine Malabou au début de son ouvrage décidément important :
Supprimer"Le premier usage anatomique du mot est dû à Rufus d'Éphèse, médecin grec du I-IIème siècle, qui le fait jouer à cache-cache avec ses synonymes : "La nymphe ou le myrte est le petit morceau de chair musculeuse qui pend au milieu (de la fente), d'autres l'appellent hypodermis, d'autres clitoris, et l'on dit "clitoriser" pour exprimer l'attouchement lascif de cette partie"." (p-12).
"Aux éditions Grippette biopolitique" !
RépondreSupprimerÉnorme !!
C'est un autre aspect sympathique du personnage (Malabou) que les déconstructeurs-ta-race en prennent pour leur grade antiféministe, autant que les biopeople y tique historiques et même matriciels :
Supprimer" Dans son Histoire de la sexualité, Michel Foucault ne consacre pas une ligne au clitoris, sinon pour évoquer celui, "monstrueux", d'un hermaphrodite. En-dehors de cela, il n'envisage à aucun moment son rôle dans "l'usage des plaisirs". Peut-être parce qu'il serait difficile de remettre totalement en cause, à son propos, "l'hypothèse répressive" " (Le plaisir effacé, p. 18).
Renaud Garcia arrivait, par d'autres voies, à la même conclusion dans son "Désert de la critique".
Voir notre billet : http://lemoinebleu.blogspot.com/2017/09/du-pouvoir-2-desert-de-la-critique.html