samedi 13 février 2021

Chronique d'un naufrage (2) Jalousies, narcissisme, politique.




(Ci-dessus, le fameux happening du 22 avril 1969, organisé durant son séminaire d'Esthétique et censé avoir littéralement tué Adorno, lequel y aurait vu le triomphe final, et désespérant, du fascisme au sein même de la démocratie. Ernst Bloch porte un regard plus nuancé sur les choses. Il ne sera pas le seul. On notera, sur la dernière photographie, une énième tentative de discussion entre les parties en conflit, juste après le «clash»)

«Ensuite, ce fut l'époque de Francfort. Elle révéla un autre Adorno — la tendance au compromis qui le caractérise. Il avait rompu avec Brecht après l'avoir admiré énormément ; il subissait l'influence des bailleurs de fond de l'Institut de recherches sociales et prit de plus en plus ses distances avec la gauche. On ne peut pas dire qu'il inclinait vers la droite, mais on ne percevait plus rien de son élan révolutionnaire antérieur — celui-ci fut-il d'ailleurs jamais vraiment sincère ? Il n'avait pourtant pas disparu, mais s'était drapé dans un bien étrange habit — celui du snobisme et de l'ésotérisme. L'ésotérisme est naturellement une catégorie supérieure au snobisme, mais les deux se mélangeaient chez lui. La fin, tout le monde la connaît : ce fut le jour où il fit appel aux forces de police pour évacuer l'Institut de Francfort, parce que des étudiantes se moquaient de lui et le raillaient ; elles l'apostrophaient systématiquement en l'appelant "Teddy" et, lorsqu'il était en chaire, elles s'approchaient de lui en agitant un éventail, les seins à l'air. Sa mort fut sans nul doute causée par une grande tristesse, elle fut le résultat d'une grande tristesse.» 

(Ernst Bloch, Rêve diurne, station debout et utopie concrète, Lignes, 2016, p. 80)

***  

«Marcuse, dont l'étudiante préférée, Angela Davis, suivit pendant l'été 1967 les cours et séminaires d'Adorno, fut informé des conflits [entre étudiants et professeurs] par différents canaux. Il avait fait rééditer chez Suhrkamp les essais qu'il avait publiés dans la Zeitschrift fur Sozialforschung, mais en attirant l'attention sur la différence historique entre les années 1930 et les années 1960. Il continuait à s'identifier avec Horkheimer et Adorno, comme il le leur avait assuré par lettre au moment du conflit à propos de la préface au livre de Paul Massing, Préhistoire de l'antisémitisme politique. En mai 1967, Adorno percevait à juste titre que la reprise de contact par Marcuse était "plutôt déterminée par la crainte que nous n'en venions, lui et nous, à nous brouiller sérieusement" (Adorno à Horkheimer, in Correspondance, vol IV, p. 602). Horkheimer, dont l'affection pour Marcuse dans les années 1930 avait rendu Adorno véritablement jaloux, se permit avec Pollock, en privé, des remarques très désobligeantes sur Marcuse dans la deuxième moitié des années 1960 (...). Marcuse commençait [alors] à lui disputer la primauté auprès de l'opinion publique. Le narcissisme jouait chez Adorno un rôle plus important que cette vanité que lui supposaient d'autres personnes, comme son ami Fritz Lang. Mais c'était aussi ce qui suscitait l'identification avec ses étudiants, à propos desquels Lang avait bien remarqué qu'Adorno leur avait appris à se rebeller. Si l'on ne recourt pas à la notion d'ambivalence, on comprend aussi peu les rapports entre enseignants et élèves que ceux, fraternels, des penseurs de la Théorie critique entre eux sous le despotisme éclairé de Max Horkheimer, ainsi qu'il avait lui-même qualifié sa direction depuis les années 1930. (...)

Dès le début du mouvement étudiant, ces derniers cherchèrent souvent à discuter avec les étudiants en révolte. En février 1968, après une de ces rencontres, Horkheimer dicta à Pollock au coin du feu les propos suivants : "Les étudiants rebelles sont sans doute pour la plupart très intelligents, ils voient aussi les graves déformations du marxisme dans les prétendus États communistes, mais ils croient fermement à la possibilité de changer la société vers le bien." Horkheimer y voyait autant de naïveté en 1968 que chez Habermas en 1958 mais il ne fut en aucune façon l'ultra-conservateur opposé au mouvement étudiant qu'un public superficiellement informé a voulu voir en lui. Il était sensible aux signes d'anti-américanisme et craignait l'antisémitisme ; aussi était-il très inquiet à propos de la réédition de ses écrits des années 1930 et 1940 qui circulaient depuis longtemps sous forme de copies pirates. Des aphorismes de son livre Crépuscule, publié en 1932 sous le pseudonyme de Heinrich Regius, décoraient notamment beaucoup de murs de l'Université de Francfort. Horkheimer ne craignait rien tant que les malentendus publics, presque inévitables avec une opinion publique échauffée qui n'éprouvait pas la moindre bienveillance envers la Théorie critique de la société. Des bruits courent aujourd'hui encore selon lesquels Adorno serait mort des suites du conflit avec ses étudiants. En ce cas aussi, il vaut mieux faire confiance aux paroles de Horkheimer après le décès d'Adorno qu'à certaines présentations intéressées des faits. Rien ne l'obligeait à envoyer, quelques mois après la mort d'Adorno, une lettre pleine de compréhension aux parents de Hans-Jürgen Krahl, mort dans un accident en janvier 1970. Il ne l'aurait jamais fait s'il l'avait considéré comme responsable de la mort d'Adorno (...).

Pour l'essentiel, la controverse avec Marcuse, que la plupart des étudiants qui se politisèrent après le 2 juin 1967 [jour où l'étudiant Benno Ohnesorg est assassiné par Karl-Heinz Kurras, un policier de Berlin-Ouest qui se révèlera plus tard être un espion de la Stasi est-allemande, lors d'une manifestation contre le chah d'Iran] ne comprirent pas du tout, s'alluma à propos de cette question : si certaines structures ne peuvent être modifiées grâce à une meilleure argumentation, quels moyens sont encore légitimes ? Mais les étudiants, politiquement inexpérimentés, suivaient une logique de l'escalade que Hans-Jürgen Krahl encourageait aussi de manière consciemment provocatrice, comme Adorno le reconnut avec lucidité. Le mouvement étudiant en Allemagne présentait néanmoins un caractère particulier qui menace de passer inaperçu dans le phénomène mondial de 1968. Un de ses moteurs était le poids oppressant du parti nazi dont on croyait pouvoir se débarrasser par de simples slogans et des mots d'ordre comme : "Le capitalisme conduit au fascisme. À bas le capitalisme !". Mais, quand on cite ces slogans quelques décennies plus tard, on ne perçoit plus guère la différence qui existait entre leur invention en 1967, où ils avaient encore une tonalité ironique, et le sérieux mortel avec lequel, en 1968, on débattait sur la "pratique juste". Adorno a essayé assez tôt de montrer à ses étudiants sur l'exemple de Brecht cette confusion entre une présentation à des fins d'agit-prop et la réalité pratique, et il fut profondément effrayé d'observer cette même confusion chez quelqu'un comme Krahl, qui, "est l'un de mes étudiants depuis des années et sans nul doute l'un des plus doués" (Adorno à G. Grass, 4 novembre 1968). Dans une lettre à Günter Grass, qui était hostile au SDS et cherchait à recruter pour le Parti socialiste, Adorno essaya d'expliquer ce qui se passait et pourquoi il ne voulait pas se dissocier de Krahl : "Si vous pouviez l'observer pendant un séminaire, vous ne reconnaîtriez pas l'homme qui hurle dans les haut-parleurs. Cette non-identité a sans doute quelque chose de pathologique. Il avait d'ailleurs à peine terminé son discours qu'il me murmura que je ne devais pas lui en vouloir, que ce qu'il avait dit n'était pas dirigé contre une personne, mais était purement politique" (ibid.)»

(Detlev Clausen, Theodor W. Adorno, un des derniers génies, Klincksieck, 2018)

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