vendredi 5 février 2021

Chronique d'un naufrage (1) : le contexte

(Adorno avec Hans-Jürgen Krahl, 1968)

«Lorsque, en juillet 1967, [Adorno] discuta avec Szondi à Berlin, Herbert Marcuse était lui aussi dans la ville pour donner deux conférences dans le grand amphithéâtre de l'Université libre de Berlin (FU). Marcuse put se faire à cette occasion une image du mouvement étudiant de protestation en Allemagne lors de plusieurs tables rondes et de nombreuses conversations particulières. Il connaissait déjà, par ses visites précédentes, quelques-uns des protagonistes du mouvement, surtout au sein de l'Union socialiste allemande des étudiants (SDS) - depuis 1964, les membres du SDS intéressés par la théorie le considéraient comme un philosophe intéressant parce qu'il parvenait à penser l'évolution américaine la plus avancée dans les catégories de la Théorie critique. En 1967, son grand livre L'Homme unidimensionnel parut en traduction allemande et devint un an plus tard un best-seller - ici aussi, un malentendu. Après le Mai 68 parisien, il promettait de pouvoir clarifier la question-cliché : "que veulent les étudiants ?". Mais à Paris, presque personne ne l'avait encore lu en 1968. Il en allait différemment en Allemagne. Dans un petit groupe, qui avait notamment étudié auprès d'Adorno et avait appris de lui, la théorie jouait un rôle essentiel pour trouver des explications au mildiou qui recouvrait la République d'Adenauer. À la différence de ce qui se passait dans la France ou l'Italie d'après 1945, on ne put jamais avoir l'illusion en Allemagne que le peuple était à gauche. Adorno, de retour d'exil en 1949, l'avait vite perçu en comparant Paris avec Francfort. Une tradition sans tradition, qui se transmettait dans le caractère apolitique de la bourgeoisie allemande, suscitait l'impression de cette "culture ressuscitée" qu'observait Adorno dans son essai Les fameuses années Vingt - un essai qui fut très éclairant pour un lecteur comme Celan. La guerre froide paraissait répondre une fois pour toutes aux revendications de changement social. Dans la vie de tous les jours, quiconque critiquait la société devait s'attendre à ce qu'on lui réponde : "Va donc vivre de l'autre côté !" - en pensant à la RDA, que l'on ne devait même pas désigner ainsi mais seulement SBZ (zone d'occupation soviétique) si l'on ne voulait pas passer pour un sympathisant du Parti communiste interdit à l'Ouest. En 1960, avant la construction du mur, Adorno avait noté : 

L'autocensure politique que doit exercer quiconque ne veut pas sombrer ou du moins être mis complètement hors jeu possède une tendance immanente, vraisemblablement irrésistible, à se transformer en mécanisme de censure inconscient, et de ce fait en abêtissement. En elle-même, la concentration de mon intérêt sur l'esthétique, qui correspond certes à mon penchant, a en même temps quelque chose d'un évitement, d'un retrait, un aspect idéologique antérieurement à tout contenu. La réflexion permanente sur l'Est est paralysante, elle rend les pensées dépendantes de lui ("Graeculus II, Notizen zu Philosophie und Gesellschaft, 1943-1969", in Frankfurter Adorno Blätter, 8, 2003, p.18).

Même si cela paraît paradoxal, parce que la perception de soi de la génération protestataire le percevait de manière exactement inverse, un changement de la situation politique mondiale figée ne pouvait venir que de l'Ouest. Le pronostic énoncé par Herbert Marcuse, à la fin de L'Homme unidimensionnel, n'avait rien d'optimiste. La version originale de 1964 se terminait par la citation de Walter Benjamin dont Adorno disait qu'elle aurait pu être la devise de sa métaphysique ["C'est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l'espoir nous est donné"]. Marcuse lui aussi veut rester fidèle aux victimes de l'histoire ; il n'a pas non plus l'illusion d'un peuple américain qui serait "de gauche". Il devait plutôt douter de la possibilité qu'on l'écoutât en Amérique au début des années 1960, raison pour laquelle il revenait régulièrement en Europe. Mais il vivait aussi loin du front de la guerre froide. Les réflexions paralysantes d'Adorno sur la façon dont une phrase pouvait être comprise par le public ne l'inhibaient pas. Des formules comme "écrire un poème après Auschwitz est barbare" (in Adorno, "Critique de la culture et société", 1949), qui firent scandale dans la République fédérale d'Allemagne seraient passées inaperçues en Amérique. Les impulsions qui changèrent le langage d'Herbert Marcuse venaient d'une société américaine plus libre que celle d'Allemagne de l'Ouest, une société qui avait surmonté, au début des années 1960, le choc du maccarthysme de la fin des années 1940 et inaugurait à présent, avec le Civil Rights Movement, de nouvelles voies de protestation sociale qui se répandirent dans le monde entier avec le scandale universel de la guerre du Vietnam. En mai 1967, Max Horkheimer avait accepté de prononcer un discours à la Maison de l'Amérique de Francfort lors de la semaine de l'amitié germano-américaine. Des étudiants du SDS avaient protesté auparavant sur le Römerberg, devant l'hôtel de ville, contre un défilé militaire américain en présence de militaires haut gradés, de politiciens allemands et de Horkheimer, invité d'honneur. Le soir, pendant le discours de celui-ci, il y eut des exclamations de mécontentement et du chahut, puis une discussion très émotionnelle entre lui et les étudiants. Les deux parties voulaient s'entendre - ici encore, malentendus. Après quoi, on écrivit des lettres, une nouvelle rencontre fut prévue pour le 12 juin 1967, cette fois-ci avec Horkheimer et Adorno ensemble, dans le foyer étudiant Walther-Kolb, le lieu préféré du SDS pour organiser des réunions et des fêtes. La discussion fut encore agitée mais marquée par des efforts de part et d'autre pour maintenir le dialogue. Les porte-parole de la fraction antiautoritaire en particulier, qui était alors en train de s'imposer au sein du SDS de Francfort, se considéraient comme des élèves de Horkheimer et d'Adorno. Leur plus éminent représentant était Hans-Jürgen Krahl, l'homologue francfortois de Rudi Dutschke.»

(Detlev Claussen, Theodor W. Adorno, un des derniers génies, Klincksieck, 2019. Traduction de Laurent Cantagrel)  

2 commentaires:

  1. Mis à part Krahl et Adorno, à la tribune, sur cette photographie de Barbara Klemm, on distingue un certain Ludwig von Friedeburg (futur Ministre de l'éducation pour le Land de Hesse). J'dis ça, j'dis rien...

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    1. Certes. Un peu comme, en Grèce, ces dernières années, certains "communisateurs" aussi sont devenus ministres, ou approchant. Rien de nouveau sous le soleil de la trahison. On dit ça, on dit rien.

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