mardi 6 avril 2021

Misère du philologisme (la méthode à Martin)


«Bien que Heidegger ait parfaitement perçu le moment rationaliste, éclairé chez Aristote, il cherche, dans des proportions qu'on a du mal à se représenter, à le rendre présentable. Avant de passer à Aristote, je crois qu'il me faut encore vous dire quelques mots critiques à propos de cette lecture. J'aimerais le faire, même si en procédant ainsi je m'engage dans une interprétation très précise, parce que je crois que ce genre de choses se révèle mieux dans les détails concrets qu'au niveau des propositions générales. Il s'agit donc ici d'une interprétation de la première phrase de la Métaphysique d'Aristote. Je ne m'intéresse qu'à cette phrase. Je vais l'écrire en grec au tableau. Je suis bien conscient que beaucoup d'entre vous ne connaissent pas le grec, mais il n'y a pas d'autres façons de procéder. Je vais vous expliquer tout ce que vous avez besoin de savoir pour la comprendre. Cette phrase est la suivante :
Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει (Métaphysique Α1, 980a21).
D'après les traductions courantes, cela signifie : "Tous les hommes désirent par nature savoir." Dans la traduction la plus récente, il est écrit : "Tous les hommes s'efforcent naturellement avec ardeur de savoir". Cette phrase est citée dans Être et Temps de Heidegger de la façon suivante (retenez bien, s'il vous plaît, la traduction courante : Tous les hommes désirent par nature et avec ardeur savoir). Heidegger dit - avec précaution, puisqu'il ne présente pas cette phrase comme une citation : "Le traité qui se trouve en tête du recueil qu'Aristote a consacré à l'ontologie commence par la phrase : Πάντες ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει. Dans l'être de l'homme réside essentiellement le souci de voir" (traduction française : E. Martineau, Authentica, 1985). Je n'ai pas l'intention de ridiculiser cette traduction à cause de sa préciosité, car donner à un texte étranger un côté affecté et étrange peut aussi avoir une fonction très salutaire. En procédant ainsi, Heidegger oppose une résistance au style brillant dans lequel on restitue les textes grecs dans notre langue moderne, car il existe bien une telle tradition entre l'Antiquité et nous. Mais son interprétation ne produit pas un effet de distanciation salutaire : elle se contente de passer à côté du texte. Quand il dit, par exemple, "dans l'être de l'homme", il met l'homme au singulier et suppose ce faisant une priorité de l'essence de l'homme, c'est-à-dire une sorte d'ontologie anthropologique, dont il est question thématiquement [sous-entendu : à titre de thème seulement, de thème non-développé conceptuellement-note du MB] pour la première fois chez Aristote. Aristote ne dit jamais "l'homme" ou "l'être-là" ou "l'existence". Il dit "tous les hommes", "les hommes" et non "l'homme isolé". Ensuite, "εἰδέναι" signifie tout simplement "savoir" et "ἄνθρωποι τοῦ εἰδέναι ὀρέγονται", "les hommes désirent savoir". Maintenant, il est juste, comme j'ai eu l'occasion de vous l'indiquer, que cet "εἰδέναι" contient la racine -ιδ qui figure aussi dans ιδεα et caractérise cette relation sensible qu'est la vue. Mais dans son interprétation, Heidegger refuse de tenir compte de l'histoire d'une langue qui, partie des représentations sensibles et pleines associées à l'origine aux mots, les a peu à peu conceptuellement sublimées. Il en est allé de la langue grecque comme de la nôtre. Il ne peut y avoir aucun doute : au degré d'évolution où était parvenue la langue à l'époque d'Aristote, "εἰδέναι" voulait déjà dire "savoir" au sens d'une conscience émancipée de la présence sensible. Mais puisque, dans un geste destiné à le rendre présentable, on suppose constituée chez lui une ontologie qui ne s'y trouve qu'à titre de thème, l'être ou les essences ― peu importe le nom qu'on leur donne ― doivent être physiquement présents devant les yeux de la conscience comme une chose existant en soi. Voilà pourquoi Heidegger retraduit cet "εἰδέναι" par sa racine, une racine faisant référence à la présence sensible, alors que, au degré d'évolution où était arrivée la langue à l'époque d'Aristote, "εἰδέναι" avait déjà complètement perdu cette signification.
Il dit donc que "dans l'être de l'homme réside essentiellement le souci de voir." Ce que fait ici Heidegger est énorme. N'importe qui ayant la moindre familiarité avec la philosophie antique et possédant, disons, les plus élémentaires rudiments de grec, sait que le mot "φύσει" est un terme philosophique qui, à l'époque de Socrate et des sophistes ― cent ans environ avant Aristote ; je ne peux pas vous donner la date exacte , a joué un rôle important en s'opposant à "θέσει", c'est-à-dire en désignant "ce qui est par nature" par opposition à "ce qui est simplement institué". Le mot grec pour "essentiellement" serait très différent, ce serait peut-être "ὄντως" ou "ὄντως ὄν" comme dit Platon, mais certainement pas "φύσει", parce que dans "φύσει" résonne le mot "φύσις" et, avec lui, le souvenir de la nature physique de la vieille époque hylozoïste. Aristote veut tout simplement dire que ― et cela correspond parfaitement à sa tournure d'esprit, à lui qui est un remarquable mélange d'ontologue et de professeur de physique  que les hommes, tels qu'ils sont, désirent par nature savoir. Il n'y a pas la moindre zone d'ombre chez Aristote permettant de dire qu'il aurait en fait voulu parler ici d'une pré-structure ontologiquement déterminée de l'être-là à laquelle l'être apparaît. ― Pour finir, le mot "ὀρέγεσθται" ne veut rien dire d'autre que "faire un effort pour...", "aspirer à...", "désirer"  et n'a pas le moindre rapport avec le concept de "souci" qui, comme tout le monde le sait, est l'une des catégories centrales de Heidegger. Il substitue ici purement et simplement à cet "amour de la sagesse"  et c'est un grossier mensonge ― une interprétation existentiale, une interprétation englobant le souci de l'être-là pour son être. Aucun philologue, aucun linguiste ― consultez n'importe quel dictionnaire ― ne met cet "ὀρέγεσθται" en relation avec le concept de souci.
Je crois qu'en m'attardant un peu sur cette phrase, je vous ai montré  et c'est l'idée que je voudrais principalement développer dans ce cours ― qu'Aristote part d'une conscience sensible, quotidienne et déjà éclairée, et essaie, en réfléchissant sur ce qui lui est immédiatement donné par les sens, de comprendre l'étant véritable ― au lieu de présupposer des essences, comme dans la pensée archaïque. S'il en allait autrement, si cette phrase avait le sens que Heidegger lui donne, Aristote ne serait pas un métaphysicien mais précisément l'ontologue que Heidegger conteste par ailleurs qu'il est. La métaphysique a précisément son moment de tension dans cette phrase qui semble fermement empirique où le désir de savoir et, avec lui, de la vérité absolue est posé comme un besoin ― de telle façon que tout cela se passe finalement du côté de la vérité. Voilà, clairement décrit, le climat intellectuel dans lequel la Métaphysique d'Aristote prend place.»
(T.―.W― Adorno, cours sur Aristote du 25 mai 1965)   

2 commentaires:

  1. Pour corroborer quant à l'appropriation heideggerienne d'Aristote, cette observation du dedans de la boucherie d'un tout autre point de vue que de celui d'Adorno. Celui du philologue et historien de la philosophie médiévale, non seulement occidentale, Alain de Libera (doté d'assez d'humour pour se dire lui-même "structuraliste impénitent").

    Foucault et Heidegger ont en commun quelque chose (de 1 h 4 min. 50 à 1 h 56). Et ce qu'ils ont en commun est la séparation de la pensée et du jugement (vrai) : le logos apophantikos ne serait pas de l'ordre du jugement, mais du voir. Bien que — selon de Libera, après Defert pote à Foucault — Foucault se dise historien contre les philologues quand Heidegger, au contraire, serait un philologue contre l'histoire : l'un et l'autre, et le soi-disant historien après le soi-disant philologue, considèrent qu'Aristote se fout de l'adequatio rei ! C'est-à-dire de la correspondance entre ce qui est dit des choses avec les choses dont il est dit quelque chose ; mais qu'il ne s'agirait que de montrer.

    Contre l'ensemble de la tradition médiévale, Averroès compris, et la réception dix-neuvièmienne d'Aristote, Heidegger serait le seul à avoir saisi l'étant sans déguisement, lequel étant se fait voir à la pointe du dicible, en dépit de toute expérience et de jugement rapporté à la réalité.

    L'Aristote de Heidegger, l'Aristote irréaliste... L'écrin de l'Être, de cette ousia perdue mais authentique, qu'il lui revenait, à lui Martin, de révéler au monde, malgré toute l'histoire et contre elle. L'occasion de dresser l'Histoire, cette pécheresse corrompue. Un redresseur aussi, ce boucher.

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  2. Oui : le rejet heideggérien de "l'ontologie" ou de la métaphysique est un pur rejet du concept, de la raison discursive. On pense ici au titre du bouquin jamais traduit (à notre connaissance) de Karl-Heinz Haag : "Metaphysik als Forderung rationaler Weltauffassung" ("La Métaphysique comme exigence d'une conception rationnelle du monde"). Là où Heidegger sait gré à Platon de ne concevoir, sous le nom de "dialectique", qu'une préparation DISCURSIVE à l'approche de l'Être (préparation tendanciellement abandonnée au fur et à mesure d'une saisie toujours plus intuitive de l'Être), Aristote (selon lui) est le grand "obstructeur" ontologue, celui qui obstrue la route vers l'Être, de par l'assimilation à l'étant qu'il fait de ce dernier. Trouver pour chaque étant SON Être, et non l'Être unique, en superposant l'ordre logique, l'ordre du jugement à l'ordre des choses, voilà le projet et la faiblesse suprême de l'ontologie "réaliste", en effet. Si chaque étant a son être, l'Être recouvrant pourtant une fonction "généraliste" (ce que Pellegrin appelle la fonction "focale" de l'Être chez Aristote), il est évident que des territoires scientifiques (philosophiques) multiples sont préservés dans leur multiplicité (physique, biologie, métaphysique), ce qui n'est pas le cas chez Platon, pour qui la "dialectique" a valeur de science unificatrice, nivelante dans (et au service final de) l'intuition mystique. Chez Aristote, la dialectique relie plutôt (suprême offense) des territoires scientifiques sans plus elle-même être science, cette non-scientificité étant assumée et ayant même cette conséquence "démocratique" incroyable que même des opinions "crédibles", "vraisemblables", celles de M.tout-le-monde, peuvent fonder la science, le savoir suprême, en laissant s'épanouir sur leurs propositions de base la rigueur démonstrative syllogistique (qui n'intervient donc jamais originellement). Autrement dit, le Logos (y compris le plus populaire, celui dont la possession fait justement de l'Humain un "animal politique") n'est plus un simple vêtement de l'Être, en décalage impuissant sur lui : la structure discursive et rationnelle recouvre simplement celle du réel, elle le double. Voilà en quoi Aristote "l'ontologue non-ontologue" (Adorno) - parce que "traître à Platon) - est dit par H. ne plus rien comprendre "à la dialectique" au paragraphe 6 d'ÊTRE ET TEMPS :

    "Le λέγειν sert de guide pour parvenir aux structures d'être de l'étant se rencontrant là où il s'agit de dire ce qu'il en est et de débattre. C'est pourquoi l'ontologie antique, telle qu'elle prend figure chez Platon, se développe en "dialectique". Au fur et à mesure que progresse l'élaboration du fil conducteur ontologique lui-même, c'est-à-dire plus "l'herméneutique" du λόγος est avancée, plus s'accroît la possibilité de saisir plus radicalement le problème de l'être. La "dialectique", qui témoignait d'un authentique embarras philosophique, devient superflue. Voilà pourquoi Aristote "n'y entendait plus rien" parce qu'il l'installait et lui donnait place sur un sol d'une tout autre radicalité."

    Je veux, mon neveu.
    Christophe David, dans une note à sa très belle traduction du cours d'Adorno, rappelle cette phrase de "la Lettre sur l'humanisme" : (la vérité de l'être), dit Martin H., "exige une pensée plus rigoureuse que la pensée conceptuelle". Or, "l'interprétation ontologique" (et selon Heidegger, donc, celle d'Aristote au plus haut degré) "projette un étant prédonné vers l'être qui lui est propre afin de le porter au concept en sa propre structure"(ÊTRE ET TEMPS).

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