À la mémoire de Joseph Ponthus
«Le cannibale n'est absolument pas l'autre. Le cannibale c'est moi comme individu culturel. Ainsi l'anthropocannibalisme fait partie de notre histoire culturelle. Nous sommes tous des êtes culturels. Nous sommes tous des cannibales». C'est sur ces mots que se clôt le petit livre, souvent très intéressant, de Ian Gonzalez Alaña, intitulé Cadavres exquis (Fage éditions, 2020).
Le fait suivant, rappelé dans l'ouvrage en question, apparaît étonnant : il n'existait aucune preuve suffisante et définitive au plan scientifique de l'existence de pratiques cannibales humaines avant les années 2000. Autrement dit, ce que des siècles de témoignages directs et de travaux anthropologiques en tout genre avaient, semble-t-il, établi de manière certaine (soit pour stigmatiser la «barbarie» de sauvages tout nus qu'un monothéisme conquérant eût tôt fait de civiliser, soit comme pratique culturelle finalement pas plus absurde ou critiquable qu'une autre au plan éthique : on pense ici, bien entendu, au Montaigne des Essais, I, 31, et à ses suiveurs divers), tout cela n'avait donc pas valeur, jusqu'à très récemment, de vérité apodictique. Il semble même qu'il ne fallait pas, aux yeux de certains, que le cannibalisme existât pour de vrai, que le cannibale étant toujours l'autre, l'homme nié comme homme : le sous-homme, conséquemment, le cannibale ne pouvait être qu'une invention, une pure recréation, une construction. À déconstruire, évidemment. Car il en va ainsi (la chose est entendue) des constructions historiques et sociales qu'on se doit de les déconstruire aussitôt que possible, afin de les mieux laisser en place, d'une part, et de ne surtout pas passer pour un con, d'autre part, le con étant défini comme quelqu'un n'ayant rien de nouveau à dire ou à écrire, au plan universitaire s'entend. C'est ainsi, rappelle Ian Gonzalez Alaña, qu'en 1979, un très éminent universitaire du nom de William Arens publie son célèbre ouvrage, intitulé Le mythe du mangeur d'homme, où se voit ouverte «une terrible brèche dans les certitudes anthropologiques au sujet de l'anthropocannibalisme. Faisant endosser à cette pratique le statut de mythe, [Arens] arrache avec force toutes les pages du grimoire de l'anthropologie portant sur l'existence de la consommation de l'humain par l'humain. En pleine fronde contre les origines impérialistes [sic], il semble logique que traiter les autochtones d'anthropocannibales ne fasse qu'appuyer les thèses impérialistes. Ne passant en revue que des témoignages ethnologiques, il conclut que les sources du cannibalisme humain ne sont que des sources de seconde, voire de troisième main, sans véritable preuve et donc incapables de rendre une image objective de la pratique» (op. cit., p. 63). D'autres, plus prudents, certes, en viennent néanmoins à une mise en question comparable du fait cannibale lui-même. Clastres, par exemple, reprend cette idée d'une altérité radicale que l'on s'imposerait par ce biais symbolique et polémique, d'ennemi à ennemi : «Ces affirmations [suivant lesquelles le peuple dont il est question : les Aché ou Guayaki, étaient cannibales] n'étaient pas dignes de crédit car, dans l'un et l'autre cas, on parlait des ennemis, c'est-à-dire de gens que l'on se plaît à charger de tous les opprobres : ils sont toujours laids, lâches, stupides, ne savent pas parler et, par-dessus tout, ils sont des mangeurs d'hommes. Aché Kyravwa : mangeurs de graisse humaine. Comment ajouter foi à des discours aussi véhéments, comment les vérifier ? Le cannibale, c'est toujours l'autre» (id., p. 64). Chez les Konso, peuple du sud-ouest éthiopien (et de semblables exemples doivent être fort nombreux) c'est ainsi le terrible «Homme blanc» qui est réputé anthropophage, c'est lui dont les mères usent comme d'une menace rituelle terrifiante à l'égard de l'enfant indiscipliné. Notons, cependant que, même chez un Claude d'Abbéville, l'un des grands témoins historiques classiques (dont l'authenticité des dires se voit à juste titre souvent questionnée), la même utilité psycho-stratégique, parfaitement aperçue, de la réputation de cannibale n'empêche en rien l'établissement de la pratique elle-même. Ce n'est pas, note ainsi d'Abbéville dans son grand récit de voyage au Brésil de 1614, «qu'ils [les consommateurs de chair humaine] trouvent tant de délice à manger cette chair humaine que leur appétit sensuel qui les porte à tels mets. Car, il me souvient d'avoir entendu d'eux-mêmes, qu'après l'avoir mangée, ils sont quelquefois contraints de la vomir, leur estomac n'étant pas capables de la digérer» (id., p. 66). Et Alaña de préciser ici le sens de cet «appétit sensuel», ou amour de la vie : «D'Abbéville touche ici à une thématique récurrente dans la controverse cannibale, celle de l'utilisation de l'image du supposé cannibale non par envie, mais par besoin de survie. Staden [Marin allemand resté captif, durant deux années, de ces fameux Tupinamba amazoniens sur lesquels brodera Montaigne, Hans Staden dut se trouver particulièrement bien placé, de fait, pour nourrir quelques inquiétudes sur le sort qui lui était explicitement promis par ses «hôtes», et qui lui inspira son best-seller de l'époque Nus, Féroces et Anthropophages (1557)] va en partie dans ce sens quand il affirme que les Tupinamba ne mangent pas de la chair humaine car ils ont faim, mais pour faire peur à l'ennemi "par hostilité, par grande haine". Brandir la menace cannibale serait donc, aux yeux de certains, une vraie arme dissuasive pour éviter que les ennemis ne reviennent» (id. p. 67). Cela étant dit et accepté, il en faut beaucoup plus, néanmoins, pour ôter l'idée au même Alaña, d'une cuisine, voire d'une «gastronomie» cannibale. Car c'est une chose de terrifier l'ennemi, une autre d'accommoder au moins la viande porteuse d'une telle stratégie guerrière, et de faire en sorte qu'elle soit a minima réputée comestible et donc, par extension, réputée cuisinée. En dernière analyse, en effet, le mangé l'était bel et bien (mangé), et qu'il l'eût été suite à une razzia ou un rituel funéraire concernant les membres déjà décédés de son propre clan n'y change pas grand-chose. Une troisième hypothèse, d'ailleurs, tant qu'on en parle, est évoquée par Ian Gonzalez Alaña, avec beaucoup de réserves, certes : la théorie de Michael Harner, auteur du célèbre article «The Ecological Basis for Aztec Sacrifice», selon laquelle les sacrifices aztèques et leur consommation postérieure de chair humaine auraient revêtu, en réalité, une signification «malthusienne» avant la lettre, le but étant, en période de sécheresse et de disette généralisée, d'amener «les gens à se sacrifier entre eux pour faire baisser la pression démographique, et aussi disposer d'un stock de protéines conséquent» (id. p. 63). Gonzalez Alaña évacue cette théorie, déjà en cours chez les conquérants hispaniques, à l'aune de la relative pauvreté de la chair humaine en protéines, celle-ci n'ayant donc pu suffire à combler quelque pénurie que ce fût : «Bernard Ortiz de Montellano (...), en analysant les besoins d'un peuple comme celui de México-Tenochtitlán, est arrivé à la conclusion que les besoins en viande d'une telle population ne seraient satisfaits, dans le cadre de la consommation anthropocannibale, qu'à hauteur de 6, 5 %» (id., p. 60). Il n'empêche, cependant ! À supposer, pour mettre les choses au présent, que la viande de préfet de police, entre autres exemples de carne répugnante, n'entrât, sous couvert de la plus extrême nécessité, que pour 1% de nos propres besoins en protéines journaliers, serait-ce là une raison valable de ne point s'intéresser du tout aux diverses manières possibles de cuisiner ce type de ressource disponible, après une partie de chasse somme toute réussie, en compagnie des siens, au coin du feu ? C'est bien, au reste, un tel esprit à la fois empirique et pragmatique qui dut avoir cours chez les diverses populations anthropocannibales étudiées dans l'ouvrage de M. Gonzalez Alaña. Essayons ! Cuisinons ! Goûtons ! Nous verrons bien, alors, si (et comment) la barbaque profite.
C'est, en tout cas, et de quelque manière que les choses aient pu se passer au juste, précisément l'existence d'une telle gastronomie cannibale qui amena, enfin, les preuves historiques du fait cannibale lui-même.
1°) Preuve pimentée, d'abord, selon Alaña, qui procède en trois temps et commence, donc, par l'étude de cas suivante (convoquée pour confirmer ou infirmer l'hypothèse d'une cuisson cannibale, dont les règles de l'art se trouvent exposées dans certains récits d'explorateurs occidentaux classiques ─ celui de Hans Staden, captif des Tupinamba, en particulier) : «Existe-t-il des traces d'une cuisine cannibale ? Le site Maya de Tlatelcomila, daté du Préclassique récent autour de 700-500 AEC, a peut-être une réponse à nous donner. Le site en question a livré une série de restes osseux humains portant des traces de coloration très prononcées et à couleur variable, parfois rouge, parfois jaune. (...) les premières hypothèses se sont tournées vers des différences de température de cuisson des os. Or la présence de taches jaunes et rouges ne pouvait pas correspondre à une question de température puisqu'elles étaient présentes tant sur des os bouillis que grillés. La cause des colorations ne pouvait être qu'exogène, ce qui a motivé une étude chimique, publiée en 2015. Cette dernière s'est avérée pleine de surprises, puisque c'est la présence d'axiote, de pipián, et de chili ─ des condiments ─ qui ont donné de la couleur aux os. La coloration provenait ainsi de la préparation servant à cuire les os, constituant par là même une trace rare des recettes de cuisine mésoaméricaine» (id., p. 57). Ingrédients pour ingrédients, et recette pour recette, l'auteur note d'ailleurs la persistance étonnante d'une spécialité gastronomique, propre à la zone caraïbe «française», nommée migant. Cette sorte de «plat en purée ou en bouillie» aurait pour origine une préparation anthropocannibale typique, déjà évoquée par le décidément très précieux témoignage du marin allemand Staden, qui la présente en ces termes : «Les femmes prennent les entrailles, les font cuire, et en préparent une espèce de bouillon, nommée mingau, qu'elles partagent avec les enfants» (id., p. 54).
2°) Il semble à première vue difficile, à l'examen même approfondi de restes humains osseux, de décider si les marques, entailles, brisures, traces diverses portées par lesdits restes peuvent réellement être attribuées à des actes de boucherie, c'est-à-dire des actes de préparation et de mise en forme pré-culinaires. C'est le rôle de la taphonomie (science issue à la base de la géologie et étudiant tous les phénomènes se déroulant au niveau du sol, de la mort à la fossilisation du vivant) de trancher, si l'on peut dire, entre ce qui participerait davantage de la dévoration des insectes, des atteintes dégradantes annexes du milieu naturel et d'une préparation «bouchère» humaine. Or, si cette discrimination restait traditionnellement ardue (et donc l'hypothèse cannibale, impossible à valider formellement), tout change avec la mise au jour d'un phénomène mixte, très caractéristique, d'abrasion et de cuisson connu sous le nom de «pot polish» et que Alaña présente ainsi : «Il y a un cas particulier de trace archéologique liée à la cuisson qui admet peu de débat au sein des différents spécialistes de l'anthropocannibalisme. Certains sites archéologiques (...) ont livré des restes osseux qui présentaient clairement sur certains de leurs bords des traces de polissage. Après avoir mis de côté l'hypothèse d'une cause taphonomique, certains ont conclu à une utilisation de ces os comme des outils, ce qui expliquerait parfaitement le polissage. Cependant, un autre chercheur, Tim White, a lui trouvé une toute autre origine à cette altération si caractéristique. Pour lui, le pot polish devait être le résultat d'un frottement de certaines parties osseuses contre la paroi d'un contenant servant à les faire bouillir. L'action mécanique de l'eau et le frottement des parties saillantes des os crée ce phénomène de polissage. Il a ainsi réussi à obtenir ces mêmes résultats en réalisant des expériences de réplication, montrant ainsi le pot polish comme une des traces directes les plus irréfutables de la pratique anthropocannibales» (id., p. 74).
3°) La découverte de ce pot polish date de 1992. Mais la «preuve en or» restait à venir. Or, l'or, ainsi que Freud l'a parfaitement exposé, ce n'est autre que de la merde. Vérité troublante à laquelle le cannibalisme, en tant que simple modalité alimentaire, n'aura pas échappé. Voilà comment Alaña restitue, avec intensité, toute la généalogie de cette polémique «cannibalo-sceptique» (ou «canniba-sceptique», comme il le dit lui-même) et comment, selon lui, cette polémique trouva sa conclusion définitive : «Paul Bahn écrit, en 1990, dans la prestigieuse revue Nature, un article portant un titre édifiant : "Eating People is wrong" [Manger des gens c'est mal]. À la fin de celui-ci, il écrit une phrase qui tout en semblant ironiquement mettre le doute sur la preuve absolue de l'anthropocannibalisme (...) en deviendra presque prophétique (la traduction est de nous) : "Curieusement, la seule preuve tangible de cannibalisme ─ la présence de restes humains dans des coprolithes humains [des excréments fossilisés] n'a jamais été retrouvée où que ce soit." Cette affirmation sur la présence de preuves tangibles au niveau archéologique, c'est-à-dire suffisantes à elles seules pour parler de consommation humaine de restes humains, va être démontrée deux ans plus tard, en 1992, par White et la découverte du phénomène du pot polish que nous venons de décrire. Mais ce n'est que bien plus tard et grâce aux avancées en termes de technique de fouilles mais aussi en termes de finesse des analyses que la preuve la plus irréfutable d'anthropocannibalisme sera mise à jour. Comble de l'ironie, c'est dans cette même revue, Nature, que cette preuve sera apportée, sous la forme d'un bref article de Richard Marlar ["Biochemical evidence of cannibalism at a prehistoric Puebloan site in southwestern Colorado", Nature 407, 2000, p. 74-78]. Dans cet article, Marlar fait état de la découverte, sur le site de Cowboy Wash, près de Mesa Verde dans le Colorado, de deux éléments d'une importance capitale. D'un côté, la fouille de trois puits a permis de retrouver, parmi des ossements humains portant des traces de boucherie et d'équarrissage, des poteries dans un très bon état de conservation. Les analyses biochimiques réalisées ont révélé la présence de myoglobine humaine à l'intérieur de ces dernières. La myoglobine est une protéine présente dans dans le cœur et dans les muscles, ce qui a confirmé de façon sûre et tangible que de la viande humaine y a été cuite à l'intérieur. Encore mieux, un coprolithe humain portant lui aussi des traces de myoglobine humaine a été retrouvé dans le foyer d'une des maisons fouillées. Comme par une ironie du destin, dix ans plus tard et dans la même revue (...), la phrase de Bahn trouvera ainsi sa réponse. La preuve absolue d'anthropocannibalisme tombe tel un couperet sur le cou des "canniba-sceptiques", dégradant le Man eating myth de Arens au rang des opus dépassés par la preuve empirique» (id., pp. 75-76).
Nous vous ferons grâce, pour l'essentiel et pour ce soir (ou ce matin), des passages les plus savoureux, situés vers la toute fin du petit livre de M. Alaña, consacrés à la dégustation effréné de cervelle humaine chez certains peuples de l'actuelle Papouasie-Nouvelle Guinée, et provoquant chez ces derniers (autre utilisation féconde et auto-validante de l'hypothèse cannibale) des poussées épidémiques régulières de maladies à prions («tremblante», en particulier, dite de Creutzfeld-Jakob, au cours de laquelle une certaine «protéine PrP-c [ingérée avec le cerveau humain du porteur consommé] prend une forme repliée sur elle-même, notée PrP-sc, qui par accumulation rend le cerveau [du consommateur actuel] totalement ramolli, d'où l'appellation "spongiforme" [on parle en effet d'encéphalopathie spongiforme, chez les humains comme chez les bovins : les malheureuses "vaches folles"]» (id., p. 84). Nous nous en tiendrons à cette simple interrogation finale, de béotien, concernant le goût possible que pourrait posséder la viande humaine, certaines hypothèses anthropologiques associant, par exemple, la proscription religieuse transcendantale de consommation de viande de porc et une proximité naturelle, génétique, morphologique existant entre cet animal et l'être humain. Alors, en définitive, «l'homme a-t-il le goût du porc, du bœuf ou du cheval ?» demande Alaña (id., p. 58). Il semble que ledit goût varie (on pouvait s'y attendre) en fonction des préparations, bref : que le goût cannibale relève bel et bien d'une question de culture, impliquant l'acceptation préliminaire de la fameuse dichotomie lévi-straussienne du crû et du cuit (le sauvage absolu étant justement désigné par moult des diverses ethnies cannibales ici mentionnées comme le mangeur de viande crue, sanguinolente, non-préparée et non-cuite). L'homme aurait donc, suivant les techniques de cuisson employées (et les organes concernés) goût de «tortue», de «chimpanzé», de «poulet» ou de «cheval dans certains endroits» (id., p. 59). Néanmoins, soupçonne l'auteur, il devrait plutôt s'agir «d'un goût proche du gibier, [cette viande] serait plutôt à mettre du côté des viandes fortes en goût, à fort caractère, ce qui peut aussi inclure certains goûts mentionnant le porc ou le bœuf qui, dans beaucoup de cultures étaient semi-sauvages» (id., p. 60).
Du porc ou du bœuf à demi-sauvage, donc. Plutôt que du simple poulet domestique rôti. Hum. Tout ceci demande de plus amples et empiriques vérifications. C'est ainsi que fleurissent sans fin Science et Progrès, depuis l'aube de la civilisation.
(«S'ils s'obstinent, ces cannibales...»)