(Gare à l'Eroôoooooseuh!!!)
«HORKHEIMER - Je me fiche totalement de la fusée [sans doute celle des Soviétiques, ici - note du MB] envoyée sur la lune.
ADORNO - La technique n'est pas sacrée.
HORKHEIMER - Chez Marx figure déjà le moment d'après lequel dans une société fausse, la technique se développe de façon fausse.
ADORNO - Il existe des secteurs innombrables dans lesquels on pourrait utiliser la technique de façon juste [richtig]. Les biens qui sont mis aujourd'hui à disposition relèvent d'une sorte de pseudo-biens de consommation, la valeur d'échange est substituée à la valeur d'usage.
HORKHEIMER - Les êtres humains jouissent de la publicité. Ils font en fonction de ce que dit la publicité, et ils le savent bien aussi. Les magazines américains et les BD.
ADORNO - Si j'avais dit à mon père que la culture de masse était non-vraie, il m'aurait répondu : mais ça m'amuse quand même. L'abandon de l'utopie signifie qu'on se décide d'une façon ou d'une autre pour ce dont on sait soi-même en même temps que c'est de l'arnaque. C'est de là que vient tout le mal.
HORKHEIMER - Parce que les forces dont on a besoin pour ce qui est bon [richtig] sont enchaînées à la culture de masse. Si nous formulons les choses comme nous les disons, cela sonne trop argumentatif. On pourrait dire que ce ne sont là que des discours, des considérations. À qui doit-on dire cela.
ADORNO - Nous ne proposons pourtant aucune directive. Les gens qui lisent ce que nous écrivons doivent ouvrir les yeux.
HORKHEIMER - Les gens vont penser : ma foi, ce sont vraiment des philosophes. Ou alors on fait comme Heidegger et on a l'attitude d'un oracle. Nous devons essayer de résoudre le problème de la théorie et de la pratique par le style. Nous devons éviter que l'on dise : mon Dieu, ils parlent de toutes ces choses mauvaises, ils n'ont pourtant pas l'intention que cela soit si mauvais, même quand ils pestent. Cela est lié au fait que le parti n'existe plus.
ADORNO - Je ne vois pas là d'autre porte de sortie que celle qui consiste à formuler également ces réflexions. Il y a une façon déterminée d'écrire par laquelle on transgresse des tabous déterminés. On doit trouver le point où ça fait mal. Transgression des tabous sexuels.
HORKHEIMER - Gare à Marcuse».
***
Tout est là, pour le meilleur et le pire. Tout est dit. En 1956. Dix ans avant le Spectacle debordiste. Dix ans aussi avant qu'Adorno ne fasse appel aux keufs pour faire évacuer l'Institut de Recherche Sociale de Francfort occupé par les gauchistes (souvent emmenés, soit dit en passant, par ses propres disciples les plus fanatiques). C'est ainsi. Tant d'autres échos nous reviennent, contemporains et désagréables mais spirituels. Tant d'échos à ces prises de positions souvent hallucinantes (mais uniquement, en réalité, par ignorance ou oubli du fait que ces choses-là, déjà, ne pouvaient être dites, ne pouvaient être exprimées dans le «milieu», sous peine de renoncer totalement à l'espoir : l'espoir utopique lui-même, d'une émancipation quand même par la pratique, une autre pratique, certes, à imaginer et penser). Horkheimer semble avoir clairement renoncé, Adorno semble encore y croire. Et puis non, les choses sont plus compliquées. Le propos de Horkheimer, par exemple, sur ces «forces dont on a besoin pour ce qui est bon [richtig]» et qui «sont enchaînées à la culture de masse». Pas de libération de l'humanité sans libération du prolétariat, donc. Et puis : que signifie ce «enchaînées» (implication logique, génétique et historique, psychologique ou éthique ?) et donc aussi cette «culture de masse» ? N'y aurait-il, de fait, rien à sauver (à dépasser et réaliser) en elle ? Et voilà que l'échange repart, l'unique accord se faisant au fond sur la nécessité de détester (discrètement) Marcuse, le seul de tous à n'avoir, lui, jamais renoncé. Pour prendre toute la mesure de cette haine lui restant, pour prix de cette constance, témoignée jusqu'au bout de la part de nos deux Stooges, on évoquera simplement ici cette insulte terrible qui lui est faite dans la correspondance Adorno-Horkheimer (disponible en français chez Klincksieck) : Marcuse aurait été nazi s'il n'avait pas été Juif...
Passons. C'est évidemment sur la question de la culture de masse que l'enjeu nous paraît décisif. Nous aimons autant, et tenons autant pour vraies les analyses d'un Adorno, sévère contempteur de ladite culture de masse, que celles d'un E.-P. Thompson trouvant, lui, déjà là, dans les pratiques soi-disant aliénées de la classe ouvrière (bref : dans l'auto-formation génétique de celle-ci) la trace d'une utopie niant aussitôt ses conditions historiques et matérielles, contingentes, d'apparition. Rappelons la colère inverse d'Adorno à la découverte du bouquin de Kracauer défendant l'opérette d'Offenbach et, déjà, lui aussi, les plaisirs aliénés quoique prometteurs, en termes d'utopie, de la bourgeoisie bohème. Nous n'avons rien, pour notre part, contre un recyclage communiste éventuel (et la possibilité même d'un tel recyclage) des chansons Allumer le feu, de Johnny Halliday ou Résiste ! de France Gall, dont nous savons par ailleurs ce que ces artistes étaient et représentaient au plan culturel, c'est-à-dire social, politique et économique. Mais bon, c'est comme ça. Ni avec eux ni sans eux. Ou sans elles. Les saucisses de Francfort.
Merci aux éditions de la Tempête de sortir régulièrement ce genre de chose. La dernière fois, c'était sur la monnaie (l'argent comptant de l'a priori), vue par Sohn-Rethel. Et on en avait parlé ici-même.
Vers un nouveau manifeste montre Theodor W. Adorno et Max Horkheimer dans un échange d’idées unique, animé et fluide. Ce livre est un compte rendu de leurs discussions pendant trois semaines au printemps 1956, qui constituent une mise au point sur la possibilité – ou l’impossibilité ? – d’actualiser les analyses marxistes, notamment celles du Manifeste du Parti communiste de Marx et Engels. Dans ce dialogue à bâtons rompus, souvent expérimental, Adorno et Horkheimer approfondissent des questionnements cruciaux de leur travail : le rapport entre la théorie et la pratique, la question de la libération du travail, le problème de l’industrie de la culture et des loisirs. Un exemple passionnant de philosophie en action et une réflexion sur le passage possible – et ses difficultés – vers un nouveau monde.
"Tout est là, pour le meilleur et le pire. Tout est dit. En 1956. Dix ans avant le Spectacle debordiste. "
RépondreSupprimerCertes mais il aura fallu attendre 2020 soit 64 ans pour en tirer conclusion.
Quant à la pratique de la théorie ("Cela est lié au fait que le parti n'existe plus."), où donc était-elle ?
Pour ce qui est du Parti, ce que veut dire Horkheimer ici, selon nous, c'est que le lien de confiance existant jadis (disons dans les années 1920) en Europe occidentale entre les prolétaires et les intellectuels communisants est désormais rompu. L'anti-intellectualisme (d'ailleurs pas dénué de fondement, sans doute) promu par les Nazis et les Staliniens l'a bel et bien emporté. Lukacs se fait moquer quelque part par Debord pour avoir décrit naïvement, et négativement, en 1926, dans sa conception du "Parti" idéal (incarnation, justement, de ce fameux lien de "confiance" permettant, par exemple, aux prolétaires communistes d'accorder une sorte de "préjugé favorable" aux constructions théoriques des intellectuels), "tout ce que précisément le parti bolchévik n'était pas"...
SupprimerPar ailleurs, il ne s'agit donc pas de "retrouver" une pratique "antérieurement vertueuse". La définition même de la pratique correcte, émancipatrice reste à trouver et fonder. La théorie, en attendant, fonctionnant alors comme un abri, un réduit ultime réservé à l'utopie, à l'Idée de l'émancipation, qui doit être préservée.
Et pour ce qui est du "pire", ce rapport terrible d'Adorno à la flicaille et à la civilisation libérale nord-américaine qu'il prétend défendre contre la barbarie techniciste totalitaire, fût-ce au nom de quelque contorsion dialectique que ce soit, reste bien entendu insupportable. C'est cela : le "pire"...