vendredi 29 décembre 2017

Tupamarocanos et Panthères noires d'Israël


« En-dehors d'Israël, le mouvement sioniste nous avait fait de belles promesses - appartements, éducation, conditions de vie décentes. Or, si notre vie n'est pas pire que dans nos pays d'origine, on ne peut pas dire que beaucoup d'entre nous vivent mieux. Dans nos pays d'origine, il y avait très peu de délinquants juifs ; ici, il y a un fort pourcentage de Juifs orientaux dans les prisons. En-dehors d'Israël, nous avons été maltraités comme Juifs ; ici, nous sommes maltraités comme Sépharades. Même s'il y a une différence entre la vie d'un Juif oriental ici et dans son pays d'origine, cela ne ressemble en tout cas en rien aux monts et merveilles que nous promettaient les envoyés sionistes. Je connais ici des familles qui se nourrissent de thé et de pain trois fois par jour. Dans leur pays d'origine, les Juifs riches de la communauté les auraient aidés. Du point de vue de l'éducation, du salaire et du logement, la situation ici ne s'est guère améliorée pour les Juifs orientaux des quartiers pauvres par rapport à leur situation antérieure. Si le sionisme est une solution au problème juif, alors il faut croire que que nous ne faisons pas partie de ce peuple juif, que c'est seulement une solution pour une partie du peuple juif. »

(Kochavi Shemesh, 26 mai 1972)

Manifestation des Panthères noires à Jérusalem, 1971.

« Lorsqu'un État se crée, d'autres choses se créent : des prisons, des hôpitaux, des usines. dans tous ces endroits, il faut de la main-d'oeuvre bon marché, du "travail [au] noir". Les Juifs orientaux ont occupé ces positions, ils sont devenus les travailleurs noirs de la communauté, ils ont rempli les usines et les prisons. Il est normal qu'après avoir subi cette situation pendant aussi longtemps, quelque chose arrive, quelque chose explose. L'explosion s'est produite dans un quartier [de Jérusalem] qui s'appelle Mousrara. Elle aurait pu se produire dans n'importe quel autre quartier, mais il se trouve qu'elle s'est produite là. Dans ce quartier, il y avait environ 300 jeunes. 300 jeunes : 300 délinquants. C'est là qu'ont pris naissance les Panthères noires. Dans ce quartier, tout le monde se connaît, tout le monde est copain. Il y avait des copains qui étaient en taule, d'autres qui traînaient dans la rue. Quand l'un fait quelque chose, l'autre le fait aussi. Nous jouons ensemble, nous vivons ensemble dans les mêmes conditions. Les jeunes de ce quartier n'avaient aucun contact avec les jeunes des quartiers plus prospères, les étudiants, etc. Ils formaient un groupe fermé sans aucun contact avec les autres jeunes de la ville. Ils se sentaient complètement rejetés. Tous avaient des ennuis avec la police, et personne n'était en mesure de les aider : pas de père avocat qui décroche le téléphone pour intervenir... Ils étaient livrés à eux-mêmes et personne ne s'inquiétait de leur sort. Les Aboutboul, les Bitton qui habitaient ces quartiers avaient le sentiment qu'ils étaient simplement nés comme cela et que leur vie entière se passerait de cette façon. C'était ainsi, on ne pouvait rien y changer. Mes amis et moi avons mis environ trois ans à prendre conscience de ce que les choses ne devaient pas forcément rester ce qu'elles sont, qu'elles pouvaient changer. Nous étions un groupe d'amis qui se retrouvaient dans une chambre pour lire les journaux et se tenir au courant de ce qui se passe. C'est cela, me semble-t-il, qui caractérisait notre groupe ; c'est une des raisons qui explique comment nous avons pris conscience que des changements étaient possibles. Étant donné ce que nous étions, nous ne pouvions pas former un groupe idéologique ni nous affilier à un mouvement idéologique. Nous étions plus proches de groupements comme la mafia par exemple. Nous avions plus de facilité à comprendre des groupes comme celui-là que des groupes idéologiques. Les copains qui se retrouvaient pour lire les journaux entendirent un jour parler des Tupamaros en Uruguay et de l'enlèvement d'un ambassadeur. Nous avons été frappés d'apprendre qu'ils ne l'avaient pas enlevé pour obtenir une rançon, mais pour que leurs quartiers soit assainis, pour exiger que des camions apportent de la nourriture dans les quartiers pauvres... C'était quelque chose dont nous n'avions jamais entendu parler avant. Des délinquants pouvaient donc faire pression sur le gouvernement pour obtenir quelque chose de positif pour eux-mêmes. Je suis sûr que tôt ou tard un mouvement serait né spontanément, même sans l'exemple des Tupamaros, et que ce mouvement aurait eu à coeur de défendre les intérêts des individus dans le groupe, non de se fixer des objectifs abstraits. Mais nous étions en mesure de nous assimiler aux Tupamaros parce que notre condition était la même : comme nous, ils étaient pauvres, leurs parents, leurs frères aussi ; leurs conditions de vie étaient misérables et pourtant ils étaient capables de prendre soin d'eux-mêmes et de ceux qui étaient comme eux. Certains des copains ont alors pris le nom de "Tupamarocanos" parce qu'ils venaient en grande majorité du Maroc. Après, nous entendîmes parler d'autres groupes, comme les Black Panthers, et il y eut de très vives discussions quant au nom que nous nous donnerions : en nous appelant Tupamarocanos, nous aurions l'air d'exclure les non-Marocains ; nous avons préféré "Black Panthers", pour inclure tout le monde. »


(Saadia Marciano, 26 mai 1972)

Charlie Bitton, membre des Panthères noires, 
puis du Hadash (parti communiste israélien), de 1977 à 1990.

« Je voudrais dire quelques mots de la façon dont nous devons nous y prendre pour toucher les gens. Et je voudrais donner un exemple, à gauche, de ce qu'il ne faut pas faire : je pense à Matzpen (...). Matzpen est un petit groupe de personnes bien organisées. Certains de ses membres sont extrêmement intelligents. Ils ont un journal, ils viennent à l'heure aux réunions, ils sont pleins de bonne volonté et très sérieux. Mais s'ils n'avaient pas commis d'erreurs depuis leur création, ils ne seraient pas restés ce petit groupuscule. Dès que le nom d'une organisation quelconque est associé à celui de Matzpen, cette organisation est détestée par le public israélien, par la quasi-totalité du peuple. Je crois que le mouvement des Panthères noires, qui est né dans les bidonvilles et dans les zones misérables, doit parler de la pauvreté, de la pénurie de logements et de l'éducation, du manque de travail. C'est dans ce domaine que nous voulons intervenir. Matzpen parle des territoires occupés, en même temps que de la pauvreté en Israël, des problèmes internationaux, de la révolution, toutes choses que le public simple, sans formation politique, qui n'a pas étudié, ne comprend pas, et ne veut pas entendre. Si je vais dans une petite ville ou à la campagne et que je dis à quelqu'un : "Écoute, le problème de ta pauvreté, de ton manque d'éducation, de ton manque de travail, tes problèmes matériels quotidiens sont liés au fait que les territoires sont occupés, à l'achat des Skyhawks et des Phantoms, aux problèmes de sécurité..." il refusera de m'écouter. Dès que je lui parle de sécurité et de problème arabe, stop, il refuse de m'entendre ! Si, au contraire, je viens et je lui parle de problèmes spécifiques qui le concernent directement, qui lui font mal, comme le fait qu'il n'a pas de lit pour dormir, qu'il n'a pas de nourriture, qu'il n'a pas de travail, que de sa vie il ne parviendra jamais à l'Université, qu'il est "baisé" et que ses enfants seront "baisés", cela, il est prêt à l'écouter, il veut l'écouter et cela l'éveille. Celui-là pourra me suivre parce qu'il me comprend, et c'est l'ABC de toute éducation politique. Dès le moment où il me rejoint, où il se bat pour la solution de ses propres problèmes, et qu'après un certain temps il se rend compte que rien n'est fait, alors il comprend quels sont les véritables problèmes. Lorsqu'il entend le gouvernement lui dire qu'il ne peut pas lui donner de l'argent, même pour satisfaire ses revendications les plus élémentaires, à cause de la guerre, il comprend que c'est un problème de classe, que c'est un problème lié à l'occupation des territoires, que c'est un problème lié à la guerre. Il se rend compte alors que, tant qu'on n'aura pas résolu les problèmes internes, on ne pourra résoudre les problèmes externes, qui servent de prétexte pour ne pas agir sur les problèmes internes et vice versa. Ce sont ces questions que j'aborde avec les copains qui ont lancé le mouvement avec moi, ceux qui ont participé aux mêmes manifestations, avec qui j'ai été en taule, avec qui j'ai parlé de ces problèmes, et qui ont fini par voir le lien direct entre leur problème, qui est celui de la pauvreté, et le problème plus vaste qui est celui des territoires occupés, des Arabes, de la guerre, de la paix, etc. Au début, ils se disaient : "Faisons des manifestations, brisons des choses, battons-nous contre les flics". Peu à peu, ils ont évolué, et aujourd'hui le lien entre leur problème et les problèmes plus vastes leur semble clair. Si nous avions dû raconter à nos familles, tout au début, que l'essentiel de notre lutte, c'était l'occupation des territoires, la politique étrangère, la paix, la guerre..., on nous aurait jetés hors de chez-nous. Maintenant nous voyons que nos familles, en un an et demi, sans que nous ayons eu besoin de rien leur expliquer, en sont venues aux mêmes conclusions que nous. Les seuls qui n'aient jamais rien compris sont ceux qui n'ont jamais rien eu dans la tête, les obtus, mais ils sont une minorité. Je donnerai l'exemple d'un vieillard dans notre quartier qui a entendu parler des problèmes de la pauvreté, de la discrimination, etc. Il nous soutenait et nous donnait souvent de petites sommes d'argent : 5 ou 10 livres. Après un an et demi, à force d'écouter le gouvernement répéter constamment qu'il était impossible de régler le problème à cause de la guerre, que l'argent devait lui être consacré en priorité, qu'une fois la guerre finie on résoudrait le problème, car nous sommes tous frères, etc, il est venu à notre siège et nous a dit : "Saadia, Charlie, Kochavi, Haïm, le problème, ce n'est pas le manque d'argent à cause de la guerre. Cela, ce n'est qu'un prétexte de la part du gouvernement. Si les deux problèmes ne sont pas résolus en même temps, il n'y aura pas de solution". C'est ainsi, d'ailleurs, que s'est passé mon propre développement. Je ne comprenais qu'une seule chose : je souffrais. Je voyais que nous étions dans la misère et qu'on nous devait quelque chose. Aujourd'hui, j'ai compris que le problème était plus profond et qu'il y a un lien entre tout et j'ai compris aussi qu'il fallait marcher côte à côte avec les siens, ne pas créer un fossé entre eux et nous ou anticiper sur leur réflexion, ni parler un langage qui ne sera pas compris par eux. C'est en continuant dans cette voie que nous pourrons devenir un groupe important, et non un groupuscule comme il en existe en Israël, qui comptent des membres très intelligents et bien organisés, mais qui restent réduits à un très petit nombre d'adhérents. »


(id.) 

(Extraits de Panthères noires d'Israël, présentation de Mony Elkaïm, Maspero, 1972)  


12 commentaires:

  1. Une bien jolie carte de vœux pour Mme Bouteldja, dites donc.

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    1. Certes, non, précisément. À condition d'être tant soit peu dialecticien. Voyez plutôt. Bouteldja et les siens sont des petit-bourgeois universitaires post-modernes, absolument étrangers sociologiquement aux ghettos urbains (cette "race") qu'ils prétendent représenter ? Bitton et les autres tupamarocos 70's étaient des prolétaires non-éduqués, non-diplômés. Les bouteldjiens sont des pro-palestiniens primaires, secondaires, terminaux, bref : abstraits ? Les seconds furent des révoltés économiques concrets. Nos "indigènes" sont des anti-impérialistes ridicules, pathologiquement antisémites et acoquinés aux islamistes ? Les "panthers" juifs, eux, ne nourrissent évidemment AUCUNE illusion sur les soi-disant mouvements de libération de leur époque, notamment panarabes : pour avoir souvent pris - au bled - la mesure douloureuse de leur judéophobie ordinaire. Salubrité profonde, donc, de ce mouvement porté par l'ambition élémentaire de reprendre soi-même, en tant que CLASSE, du pouvoir sur sa vie, hors tout racket idéologique. En outre, reconnaissance claire chez lui d'un objectif plus lointain d'émancipation philosophique (affranchissement, pour les Sépharades, de la religion, du patriarcat, du nationalisme, etc). Simplement : honnêteté - et pragmatisme - tactiques de ne pas COMMENCER par cela au moment de s'adresser aux prolétaires. Pour le reste, pas de tromperie sur la came. Mme Bouteldja, à l'inverse, se soumet DANS L'ABSOLU (du moins pour les autres, certes, pas pour elle, on imagine) à l'aliénation polymorphe des prolétaires (sexisme, islamisme, homophobie, racisme) : elle l'éternise, elle aime (dit aimer) cette aliénation pour elle-même, elle l'essentialise de manière assumée...
      Tout cela étant dit, nous n'idéalisons nullement les Panthers (pas plus en Israël qu'aux USA). Et dans l'embrouille célèbre ayant un jour violemment opposé des militants de MATZPEN aux potes de Bitton lors d'une certaine AG de ces années-là, sur la question de la contraception (à laquelle les prolos sépharades eussent urgemment dû s'intéresser, selon les matzpenistes), nous prenons bien entendu résolument le parti des trotskards ashkénazes… Rien n'est jamais simple, vous savez…
      À part la logique racialiste binaire, of course..

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    2. J'étais ironique, mais j'aurais dû être plus précis. Je pensais à son bouquin « Les Blancs, les Juifs et nous », qu'il aurait fallu retitrer « Les Blancs, les Juifs, les Juifs comme nous, et nous » pour intégrer ces « racisés » là dans ses catégories moisies (des Juifs virés par des Arabes assimilés à un genre d'Arabes et exploités par des Juifs qui ont viré des Arabes). De quoi lui donner quelques migraines pour établir les scores.

      Mais effectivement, la tactique évoquée dans le texte pouvait prêter à confusion quand au sens de mon commentaire, le PIR utilisant aussi la rhétorique du plafond de verre, certes pas dans l'idée d'en finir avec la notion même de plafond.

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    3. Vous inquiétez pas : c'est pas l'UJFP ici.

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    4. ici, tout est pur, la classe, l'anti-antiracisme, l'antiantisémitisme, l'anti-anti gentil, lentille du point aveugle. Ne vous en déplaise, Bouteldja, elle, est fille de prolos et de hlm, et vous, essentialiste de quoi, de quelle souche, et de quelle couche, avec les mêmes arguments que la droite européiste, un nouvel Occident du marxisme ?

      elle est où, votre théorie de la révolution ? À tirer sur tout le monde dans votre coins, z'avez pas marre de vos coins-coins solitaires, citations et allusions faciles, clins d'yeux aux membres de la sectes

      bref, d'un clic, vous n'existez qu'en 5ème colonne de l'idéologie française

      ps : merci pour les textes de Saadia Marciano

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    5. Sacré Patlotch.
      Vous pouvez décidément plus vous passer de nous, on dirait.
      On s'emmerde donc à ce point dans l'entre-soi décolonial raciste ?

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  2. Ben voyons, sûr que Jean-Marie frise à l'idée de devoir admettre que les noirs soufflent dans une trompette comme personne. Faut dire que du coup il se trouve juste avoir inventé la physique quantique, le voyage spatial, le pacemaker, internet, ... bref ses trucs de blanc à lui. Il vous invite à son dîner de cons, et vous vous accourez, en bout de table sinon rien encore, fierté oblige. Nul doute que vos délires de cinquième colonne y seront très rafraîchissants.

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  3. du passé surgit ....

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  4. someone translate it in italian
    https://roundrobin.info/2018/01/tupamaroc-e-pantere-nere/

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