Au bar-resto clandestin (détail)
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Texte trouvé et lu sur le précieux blogue
«C’est au bar des amis, un soir d’embuscade, qu’une pique lancée par Ada
me remit en état d’alerte conceptuelle alors que je récupérais à peine
de la longue marche que nous avions accomplie en groupe à travers Paris
par un chaud samedi de Gilets jaunes. Elle fondit sur moi, cette
saillie, comme une offense à l’intelligence. Or je savais Ada
intelligente, et plutôt subtile dans ses jugements. La phrase claqua au
vent des passions tristes Elle m’était adressée les yeux dans les yeux :
«Mais “la Classe”, mon camarade, est aussi une
identité.» Comment traduire par écrit le ton d’une voix ? Par
convention, je choisis ici l’italique qui n’est qu’une manière de
souligner ce qui le mérite. L’inflexion de sa voix se voulait
ironiquement dépréciative. J’y ressentis, en tout cas, une claire
volonté d’en découdre : dans sa bouche, le noble nom de «camarade»,
connotée possessivement, n’annonçait rien d’autre qu’une volonté
d’ouvrir les hostilités. Elle venait de m’entendre dire, dans le cadre
d’une conversation générale sur laquelle je reviendrai, que je me
méfiais de toutes les identités et que je conférais aux Gilets jaunes
l’avantage d’avoir parié sur la désidentification. Sachant que les
membres de l’assemblée se réapproprieraient la réplique pour y aller
chacun de son commentaire, je décidais de passer mon tour en savourant à
petites lampées mon verre de brouilly bio. À chacun son vice.
Une marxiste du cheptel, sous vague influence opéraïste, ponctua,
apparemment sure d’elle, que la classe n’était pas une identité, mais un
processus en formation, composition (et décomposition) permanentes. Un
communisateur de derrière les fagots de la Théorie prétendit, lui,
qu’elle était une substance, voire une essence, n’ayant d’existence
concrète que dans l’action de communisation. Une libertaire bon teint
affirma que la classe pouvait être une identité, mais anti-identitaire
(peut-être voulait-elle dire anti-autoritaire), une sorte de
particularisme en marche vers l’universel. Un déconstruit de la dernière
averse déclara qu’elle n’existait, cette classe, que comme antagonisme
impuissant puisqu’elle avait cessé d’être le sujet de quoi que ce fût à
partir du moment où le sujet avait cessé lui-même d’être. Ce à quoi, mon
verre vidé et le déconstruit me sommant d’avoir un avis, je répliquais,
un peu bougon, que sa particularité tenait au fait d’avoir toujours été
trahie par ses pseudo-représentants et sa prédisposition à l’«antagonisme» d’avoir toujours été matée dans le sang par ses
adversaires «de classe». En ajoutant, la voix un peu lasse : «Votre
problème réside, camarades, dans votre déficit d’histoire.» Un grand
froid plana sur l’assemblée que Mourad, attentif au bien-être de ses
hôtes, tenta de réchauffer en annonçant, dans l’allégresse générale, que
la tournée suivante serait pour lui.
La question restait ouverte du pourquoi, désormais silencieuse, Ada,
ex-adepte d’une «ligne de classe» sans concession, en était venue, par
glissements progressifs de perspectives, à ne voir dans «la Classe»
qu’une «identité». C’est là qu’il convient d’être à peu près précis
sur l’avant. La discussion, à bâtons rompus, s’était ouverte, quelques
heures plus tôt, sur la question du «retour des identités» dans la
sphère disons radicale pour faire court. Autrement dit, par quels
déplacements de la pensée critique, ce qui, un temps, avait été jugé – à
tort – dialectiquement dépassable par intégration du particulier à
l’universel, nous revenait en boomerang dans la tronche. Et pour quelles
raisons, cela n’ayant visiblement pas fonctionné, le projet
d’émancipation avait fini par se diluer, par morcellement de fronts de
lutte tous sûrs de la justesse de leur cause, dans une
«archipellisation» illimitée de combats séparés et parfois concurrents
contre «les dominations». On conviendra que, même un soir
d’après-manif plutôt chaude, le bistrot n’est pas forcément le meilleur
endroit pour faire agora sur un tel sujet, mais on fait ce qu’on peut,
là où on peut.
Parce qu’elle est éclairante, l’histoire, qu’il faudrait toujours
convoquer à la table du banquet, même comme témoin muet, occupa à vrai
dire peu de place dans cette discussion heurtée d’une nuit de printemps
tardif. On pourrait s’en étonner, mais c’est ainsi. L’assemblée, plutôt
trentenaire à quelques exceptions près, était de son temps, ce présent
perpétuel que l’histoire n’irrigue plus que comme acte de naissance, le
leur. C’est là un trait d’époque : même chez les radicaux, on est d’un
hasard temporel vécu comme constitutif de ce qui ferait génération, une
manière d’être au monde, des habitus, des tics et des tocs. Le reste,
c’est du passé, un passé dont la postmodernité triomphante, cette
idéologie régnante, a fait «table rase», mais pas comme le souhaitait
la chanson, comme le souhaite le Capital. À partir du moment où l’on a
perdu le fil de l’histoire, celle du projet d’émancipation précisément,
et que, par paresse, on ne cherche pas à renouer avec lui, les bases
manquent évidemment pour comprendre pourquoi ce retour des identités
devenu triomphe des particularités ne marque pas une avancée, mais un
net recul. La raison en est pourtant simple : ce qui était supposé
relever, du point de vue de la particularité, d’une volonté assumée et
revendiquée de se situer contre le mouvement du capital s’est vu,
dès les années 1970, très majoritairement intégré à son mouvement
infini. Ce fut vrai, sauf cas de résistance peu nombreux, pour le
féminisme, pour le mouvement homosexuel et pour l’écologie. Depuis, et
jusqu’à maintenant, c’est dans et non pas contre le
mouvement du capital que se mène le combat sociétal des
post-particularismes : accéder à tous les droits dont il s’estime privé –
à la parité, au mariage, à la famille, à la reproduction, et j’en passe
– en travaillant à l’institutionnalisation de toutes les identités
particulières, dont pourtant certaines s’assumèrent longtemps comme
désidentifiables et en rupture radicale avec la famille, la
reproduction, l’institution et le capitalisme.
À partir d’un certain niveau d’argumentation, le risque est toujours
grand de n’être pas entendu. On le sait et on s’y fait d’avance. Car on
connaît les effets qu’ont pu avoir, sur une assemblée plutôt jeune,
mixte et intersectionnelle, les effets de la postmodernité. Le plus
notable, c’est l’effilochement de tout esprit réellement critique,
c’est-à-dire capable d’entrevoir la complexe réalité d’un monde
artificialisé et déréalisé où le mouvement du capital n’éprouve aucune
gêne, au contraire, à participer du mécanisme général d’émancipation
institutionnalisée des «minorités opprimées». Surtout quand,
«émancipées», elles jouent à plein le jeu du marché, ce qu’elles font
en général. Après tout, il n’y a rien de mieux que l’inclusif pour
éviter la sécession, qui reste, pour le capital, un risque majeur.
Dire cela, ce n’est pas s’opposer à la conquête de nouveaux droits, mais
simplement faire remarquer, en bonne logique, que la déconstruction
illimitée de la sphère privée ouvre un champ infini au mouvement du
capital et que, portées à un militantisme de lobbying, toutes les
identités sexuelles se sentant ségréguées, aussi variées et changeantes
fussent-elles, bénéficieront toujours de son soutien moral –
c’est-à-dire, pour lui, qui ne sait que compter, de l’augmentation des
prébendes qu’il sait pouvoir en tirer.
Toujours à ce moment-là pointe l’accusation de passéisme. Il faut la
prendre pour ce qu’elle est : le point zéro de l’indignation morale,
celle qui s’applique à tout désormais, aux animaux qu’on mange encore,
aux arbres qu’on abat sans qu’on les protège, à la clope qu’on fume, aux
déchets qu’on ne trie pas, à l’écriture inclusive qu’on n’inclut pas à
notre logiciel forcément patriarcal, à notre manque d’empathie pour le
dolorisme de réseau, à nos moqueries sur l’alternatif bio (mais surtout
marchand).
La question de l’identité continuait de titiller l’assistance quand un
ami de libation, un peu allumé il est vrai et moins jeune que la
moyenne, en vint, pour s’amuser sans doute, à mettre un peu d’huile sur
le feu en soulevant la question on ne peut plus épidermique de son
variant «racisé». «C’est drôle, dit-il avant de reprendre une goulée
de bière, mâles ou femelles, il n’y a que des Blancs ici…» Effet
garanti. «On pourrait faire un jeu de rôles…», plaisanta l’insoumise
Lise. «C’est un sujet sérieux», répliqua Aristote en tirant sur sa
flumette. «On pourrait demander à Mourad de se joindre à nous», dit,
mi-plaisantin mi-sérieux, le substantiel Théo. «C’est un vrai sujet»,
réitéra Aristote, en expulsant un nuage odorant de vapeur de ses
narines. On sentait qu’un certain malaise commençait à planer sur les
esprits.
Un semblant d’échanges eut, néanmoins, lieu. C’est quoi un «racisé» ?
C’est un dérivé du concept sociologique de «racialisation», forgé en
1972 par Colette Guillaumin dans L’Idéologie raciste. L’idée qui
le fonde pourrait s’énoncer ainsi : si le racisme repose sur un postulat
dénué de toute pertinence biologique d’une division de l’espèce humaine
en races distinctes et hiérarchisables, sa disqualification n’a pas
entraîné sa fin comme construction sociale imaginaire de groupes
ethniquement «majoritaires» qui utilisent la notion de «race» pour
«racialiser» leur racisme. Dit par Colette Guillaumin, ça donne ça :
«Non, la race n’existe pas. Si, la race existe. Non certes, elle n’est
pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible,
réelle, brutale, des réalités.» En clair, le «racisé», c’est, à
l’origine, celui que le supposé majoritaire «racialise» de manière à
s’auto-identifier, lui, comme majoritaire et à se justifier comme
raciste. C’est donc avant tout le regard du raciste qui fait le racisé.
L’affirmation disqualifiante pouvant muter en fière affirmation
d’identité – l’histoire, encore elle, est pleine d’exemples de ce type
–, c’est aux Indigènes de la République qu’on doit, au début de la
décennie 2010, ce retournement de sens. Dès lors, «racisé» est censé
désigner toute victime réelle ou potentielle d’un racisme
«systémique», dont il doit faire son front prioritaire d’intervention.
Ainsi assigné à sa couleur, à sa culture, à son mode de vie, à sa
différence, le racisé est essentialisé comme sujet-victime et
sujet-sujet. Le mot est entré, en 2018, dans le Robert sous cette
définition : «Personne touchée par le racisme, la discrimination».
Depuis, jugé politiquement correct par les milieux activistes alors
qu’il pue le racisme inversé, il a intégré, en bonne place, comme
«non-mixité» et «intersectionnalité», la novlangue inclusive des
radicalités d’époque. Au risque, vérifié, de redonner de l’air aux
racistes «de souche». Car, dans l’infini combat des identités, la
surenchère est sans limites et ses effets toujours mortifères.
Lassé de devoir subir les circonvolutions conceptuelles ou moralisantes
d’une partie de l’assemblée bistrotière justifiant, au nom des
identités, la police de la pensée qui était en train d’atrophier nos
esprits critiques, c’est là que j’ai fait remarquer que les glorieux
Gilets jaunes avaient au moins l’insigne avantage de jouer sur le
terrain de la désidentification. Quant aux stigmatisations dont on les
avait accablés, y compris dans les milieux déconstruits de la militance,
ils s’en foutaient comme d’une guigne pour la bonne raison qu’ils ne
les fréquentaient pas.
Quand Ada tira sa dernière cartouche – «Mais “la Classe”, mon camarade, est aussi
une identité…» –, je me dis que je connaissais des misères et des
désespoirs qui n’avaient ni le choix des mots ni le loisir de faire des
phrases. Et puis qu’est-ce que j’en avais à foutre de cette «Classe» à
majuscule, si longtemps magnifiée par des avant-gardes autoproclamées
qui, de révolution en révolution triomphantes, la réduisirent à
l’esclavage et éradiquèrent pour longtemps l’idée même d’un communisme
désirable. Cette «Classe» fut au mieux, minoritairement et plutôt
rarement, une conscience d’elle-même et de sa force, ne pariant que sur
son auto-émancipation. Le reste du temps, elle fut le champ de manœuvre
de partis qui, en son nom, jouèrent, contre elle, leur propre jeu.
Alors, «la Classe» comme identité, Ada, tu m’excuseras… C’était juste
une hypothèse, et pas des plus sûres. Désormais, c’est un souvenir.
Restent les prolétaires, chaque fois plus nombreux et résolument
sauvages. Comme des Gilets jaunes. Une promesse, en somme. À condition
de se reconstruire. C’est-à-dire d’être en état de comprendre qu’il
n’est aucune émancipation sans désidentification des identités
premières».
(Freddy GOMEZ, 5 avril 2021)