dimanche 2 août 2020

Éthique, agressivité, propriété

«Rien de la psychanalyse n’est vrai, hormis ses exagérations»
 (Theodor Adorno, Minima Moralia, réflexions sur la vie mutilée)

«Le surmoi de la civilisation a formé ses idéaux et posé ses exigences. Parmi ces dernières, celles qui concernent les relations mutuelles des hommes sont réunies sous le nom d'éthique. À toutes les époques, on a fait grand cas de cette éthique, comme si on en attendait des performances exceptionnelles. Or, celle-ci touche à un domaine qui est, à l'évidence, le point le plus faible de toute la civilisation. Il faut donc la considérer comme une tentative thérapeutique, un effort mis en œuvre pour atteindre, via un commandement du surmoi, ce que les autres travaux de la civilisation n'ont pu apporter jusqu'alors. Nous savons déjà qu'il s'agit, en l'occurrence, de trouver un moyen de balayer le plus grand obstacle à la civilisation : la tendance constitutionnelle des hommes à s'agresser les uns les autres ; et c'est justement pour cette raison que le commandement sans doute le plus récent du surmoi de la civilisation, savoir : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, nous semble si intéressant.
Dans l'exploration et la thérapie des névroses, nous sommes amenés à reprocher deux choses au surmoi de l'individu : dans la rigueur de ses interdits et de ses injonctions, il se soucie trop peu du bonheur du moi, car il ne tient assez compte ni des résistances contre leur observance, ni de la force pulsionnelle du ça, ni encore des difficultés concrètes de l'environnement. De sorte que, dans une optique thérapeutique, nous sommes très souvent obligés de combattre le surmoi et de nous efforcer de rabaisser ses exigences. On peut soulever des objections tout à fait semblables contre les exigences éthiques du surmoi de la civilisation. Lui non plus ne se préoccupe pas assez des réalités de la constitution psychique humaine : il lance un ordre sans se demander si les hommes peuvent le suivre. Il suppose, au contraire, que tout ce qu'on charge le moi humain de faire est psychologiquement possible, et que ce moi exerce un pouvoir absolu sur son ça. Or, cela est faux et même chez les hommes soi-disant "normaux", la maîtrise du ça ne dépasse pas certaines limites. Si on exige davantage de l'individu, on le pousse à se révolter, ou à sombrer dans le malheur ou la névrose. Le commandement Tu aimeras ton prochain comme toi-même est la plus forte défense contre l'agressivité humaine et démontre à merveille que le surmoi de la civilisation n'obéit pas à une logique psychologique. Or, ce commandement est irréalisable ; une inflation de l'amour aussi considérable ne peut qu'en diminuer la valeur, et ne supprime pas le malheur.
La civilisation, elle, ne tient pas compte de tout ça ; elle proclame simplement que plus la prescription est difficile à suivre, plus son observance est méritoire. Mais l'homme qui, dans la civilisation actuelle, se conforme à cette règle, ne fait que se désavantager par rapport à celui qui la dédaigne. La civilisation doit décidément être terriblement entravée par l'agressivité pour forger une défense contre elle qui rende aussi malheureux que la pulsion elle-même ! L'éthique, qui s'appuie sur la religion, fait dans le fond appel à ses promesses d'un monde meilleur. Toutefois, à mon sens, tant que la vertu ne sera pas déjà récompensée sur la terre, l'éthique prêchera en pure perte. Il me paraît aussi indubitable qu'un changement réel dans les rapports des hommes à la propriété sera ici bien plus utile que n'importe quel commandement éthique...» 

(Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, 1930)   

3 commentaires:

  1. Hum, psychanalyse... Vous avez dit psychanalyse...
    D'un autre viennois, à la notoriété moindre que le Docteur habillé en poudre blanche, mais mentor d'Adorno et de bien d'autres, inégalé depuis Zeus pour lancer des foudres d'apocalypse.
    "Psychanalyse : maladie mentale qui se prend pour son propre remède."
    Karl Kraus

    Colin

    RépondreSupprimer
  2. Si l'on considère qu'en histoire et en politique tout doit prendre la forme d'une ligne droite et claire, oui... Il faut toutefois rappeler que le soutien du polémiste en 1934 à Dollfuss (en désespoir de cause) était dictée par l'unique souci d'éviter l'Anschluss. Le choix, à l'époque, à heurté tous ses fidèles. Reste que le nazisme, il l'avait vu venir, depuis fort longtemps, et bien avant tout le monde. Et son pamphlet, "Je n'ai aucune idée sur Hitler"-précisément parce qu'il en avait déjà dit énormément-, demeure l'une des choses les plus fortes et les plus lucides que l'on ait pu écrire alors sur ce "chaos illuminé", ce cauchemar "chiliastique de millénaristes déchainés : simultanéité d'électrotechnique et de mythe, de désintégration atomique et de bûcher..."
    Colin

    RépondreSupprimer