jeudi 21 septembre 2017

Du pouvoir (2) Désert de la critique

(Renaud Garcia : un peu d'air frais, nom de Dieu !)

« Omniprésence du pouvoir : non point parce qu'il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité, mais parce qu'il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d'un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n'est pas qu'il englobe tout, c'est qu'il vient de partout [...] Il faut sans doute être nominaliste : le pouvoir, ce n'est pas une institution, et ce n'est pas une structure, ce n'est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c'est le nom qu'on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée. »

(Michel Foucault, La Volonté de savoir, 1976)

***

« En somme, non seulement le pouvoir est omniprésent, mais encore il s'agit d'en finir avec une représentation confortable qui le confinerait à une fonction négative et répressive : 

"d'une façon générale, je dirais que l'interdit, le refus, la prohibition, loin d'être les formes essentielles du pouvoir, n'en sont que les limites, les formes frustes ou extrêmes. Les relations de pouvoir sont, avant tout, productives", déclarait Foucault à Bernard-Henri Lévy dans un entretien de 1977 pour le Nouvel Observateur

Dans le contexte de La Volonté de savoir, Foucault souhaitait contester, par ces deux thèses sur le pouvoir, une forme de régression rousseauiste représentée selon lui par le "freudo-marxisme" (Wilhelm Reich, Erich Fromm, Herbert Marcuse), prompt à déceler sous l'organisation bourgeoise et patriarcale des rapports sociaux la spontanéité réprimée du désir. Considérer qu'il subsisterait un site de résistance absolument pur de toute intrusion du pouvoir, voilà la naïveté critique suprême, à la recherche d'un "lieu du Grand Refus [paragraphe de Marcuse] - âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure du révolutionnaire" (La Volonté de savoir, p. 126). En réalité, pour Foucault, le caractère diffus du pouvoir implique de fait la présence d'autant de points de résistance, qui permettent l'application du pouvoir, mais également sa possible réversibilité.

(...)

L'une des conséquences immédiate de la théorie foucaldienne fut de discréditer non seulement l'analyse marxiste centrée sur l'État, mais encore la pensée anarchiste, représentant peut-être le plus fidèlement - selon cette théorie - une conception naïve du pouvoir. Il ne restait donc, sur les cendres d'une tradition erronée, qu'à solder l'héritage ou bien à fusionner une inspiration antiautoritaire avec les théories foucaldiennes, la deuxième option donnant naissance (...) au post-anarchisme et à la constellation des nouvelles luttes "minoritaires". Mais à bien reprendre les thèses de Foucault, il n'est pas difficile d'établir qu'elles sont entachées d'une assez grande méconnaissance des textes anarchistes et de la réflexion sur le pouvoir qu'ils mettent en avant. À chaque fois que l'on a voulu faire de Foucault un anarchiste, il s'est dépris de l'épithète en arguant d'une différence fondamentale dans la façon de se représenter le pouvoir : 

"Je ne suis pas anarchiste au sens où je n'admets pas [cette] conception entièrement négative du pouvoir" (Dits et écrits I, p. 1510). 

Le même jugement sera repris dans le cours de 1980 sur le Gouvernement des vivants. Dans la leçon du 30 janvier, Foucault distingue son hypothèse heuristique de la "non-nécessité de tout pouvoir quel qu'il soit" de la thèse anarchiste selon laquelle le pouvoir en son essence serait mauvais, ce qui aurait pour effet de viser une société entièrement débarrassée de tout rapport de pouvoir. Bien que Foucault admette lui-même qu'il propose cette comparaison à la hâte, d'une façon très grossière, le point est d'importance, car des légions de disciples l'ont reprise à leur compte.

Il est clair, pourtant, qu'aucun anarchiste n'a jamais considéré que le pouvoir était par "essence" mauvais. Il faut en réalité établir préalablement ce dont on parle. Si l'on envisage les formes institutionnelles du pouvoir politique, alors on peut en effet souscrire sans réserve à l'idée de Bakounine, selon qui "c'est le propre du privilège et de toute position privilégiée que de tuer l'esprit et le coeur des hommes". L'homme privilégié, dit-il, "soit politiquement, soit économiquement, est un homme intellectuellement et moralement dépravé" (Oeuvres complètes VIII, Champ Libre, p. 104). Mais si l'on envisage le pouvoir en situation, alors il faut bien se demander, à la manière d'Eduardo Colombo : "Quel est l'anarchiste aussi limité qui aurait pu penser une société sans l'action réciproque des uns sur les autres ? Et imaginer que ces relations réciproques ne seraient pas un mélange d'entraide et de coercition, d'amour et de haine, d'auctoritas (faire croître) et de domination ?" (Une controverse des temps modernes : la post-modernité, Acratie, p. 29). Sans aller beaucoup plus loin dans cette critique interne de la thèse de Foucault, on signalera aussi que dans un ouvrage de 1938 intitulé Power. A New Social Analysis, Bertrand Russel avait proposé une présentation complète des diverses modalités du pouvoir, qu'il tenait pour le concept central de toute science sociale (voir la traduction française de ce texte : Le Pouvoir, Syllepse, 2003). Du pouvoir sacerdotal au pouvoir économique, en passant par la centralisation monarchique, la suggestion propagandiste, le phénomène bureaucratique et la force nue, l'ouvrage ne manquait pas d'explorer les multiples relations dans lesquelles peut se couler le pouvoir. Les groupes anarchistes pourraient du reste l'utiliser pour bien distinguer entre le pouvoir-de (initier une action par sa propre puissance), le pouvoir-avec (influencer par l'entraide) et le pouvoir-sur (exercer une domination). Quant à Gustav Landauer, il n'avait pas attendu le modèle de la micro-physique du pouvoir développé dans Surveiller et Punir pour considérer que l'État est moins une institution verticale oppressive qu'une façon d'être quotidienne impliquant "l'auto-servitude" ou encore la "suspicion que nourrissent les hommes non seulement contre les autres hommes, mais de plus contre eux-mêmes". L'État désigne donc chez Landauer cette présence diffuse coupant la vie communautaire (ce qu'il appelle la vie de "l'esprit") de ce qu'elle peut, en la remplaçant par d'autres modes de relations, hiérarchiques et formels (voir Landauer : La Révolution, Champ Libre, p. 116).

Il est encore plus important à nos yeux d'indiquer ce que la théorie foucaldienne du pouvoir implique pour les pratiques de résistance. En déconstruisant l'opposition - venue de Marcuse - entre un site du Grand Refus et l'univers du pouvoir, Foucault récusait toute critique de l'ordre établi qui prétendrait s'effectuer depuis un point de vue extérieur ou transcendant. À l'inverse, la thèse de l'omniprésence du pouvoir (au sens des relations de pouvoir) recommandait une acceptation de son immanence : non seulement nous y sommes toujours déjà pris, mais il est illusoire de chercher un dépassement de cette situation. Au contraire, cette velléité ne serait qu'une manifestation de ce à quoi elle prétend échapper. Sur ce versant-là, Foucault s'est attiré les reproches de nihilisme et de complaisance à l'égard d'une vision pessimiste de la vie sociale et politique, marquée par une insupportable négativité. Ainsi, aux yeux de l'anthropologue David Graeber, dont l'action militante s'inscrit dans un cadre anarchiste, la littérature de la déconstruction, et Foucault en particulier, nous laissent dans un singulier état :

" On se retrouve presque avec l'impression gnostique d'un monde déchu, dans lequel chaque aspect de la vie humaine passe par la violence et la domination. La théorie critique a ainsi fini par saboter ses meilleures intentions, en rendant le pouvoir et la domination si fondamentaux pour la nature même de la vie sociale qu'il est devenu impossible d'imaginer un monde qui en serait dépourvu. Car si personne n'en est capable, alors la critique perd plutôt de sa pertinence. Très vite, nous avons vu des figures comme Foucault ou Baudrillard soutenir que la résistance est futile (ou, du moins, que la résistance politique organisée est futile), que le pouvoir est simplement l'ingrédient de base de toute chose et assez souvent, qu'il n'existe aucune échappatoire à un système totalisant, de sorte que nous devrions simplement apprendre à l'accepter avec un certain détachement ironique." (Toward an Anthropological Theory of Value, New York, Palgrave, p. 30)

(...)

Des motifs critiques tels que l'aliénation, la dépossession, la réification, la répression ne sauraient plus organiser de résistance valable, car tous supposent, selon Foucault, un substrat, une nature, une vie capable de se déployer harmonieusement dans un autre système social, et empêchée de le faire dans ce système-ci. Or, dit Foucault :

"Cette résistance dont je parle n'est pas une substance. Elle n'est pas antérieure au pouvoir qu'elle contre. Elle lui est coextensive et absolument contemporaine. (...) Pour résister, il faut qu'elle soit comme le pouvoir. Aussi inventive, aussi mobile, aussi productive que lui. (...). Je ne pose pas une substance de la résistance en face de la substance du pouvoir. Je dis simplement : dès lors qu'il y a un rapport de pouvoir, il y a aussi une possibilité de résistance. Nous ne sommes jamais piégés par le pouvoir : on peut toujours en modifier l'emprise, dans des conditions déterminées et selon une stratégie précise." (Dits et écrits I, p. 267)

Là réside sans doute l'origine de la fortune critique de la théorie englobante du pouvoir. À l'inverse, pour qui aurait-elle pu s'avérer peu porteuse et finalement restrictive ? Seulement pour les nostalgiques de la politique organisée et du sujet révolutionnaire de l'histoire, luttant contre l'ennemi de classe. »

(Renaud Garcia, Le désert de la critiqueéditions de L'Échappée, pp. 117-124)

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