jeudi 1 juillet 2021

«Le combat contre le bourgeois»

(Page d'accueil d'un blogue fasciste, France, 2020)

«Dans les luttes de classes du XIXème siècle, le mot bourgeois a pris le caractère d'une déclaration de guerre mortelle. Bourgeois signifiait exploiteur, vampire, et cela devait atteindre tous ceux qui avaient un intérêt à la domination du mauvais ordre social. Cette signification a été expliquée et fixée jusque dans les détails par la science marxiste. Mais les adversaires féodaux du capitalisme, tout à fait réactionnaires, ont mis eux aussi – en suivant une tradition du romantisme – un sens méprisant dans ce mot. Les restes d'une telle idéologie ont été repris par les mouvements nationalistes-ethniques [völkisch] de tous les pays. Tous dépeignent le bourgeois à peu près comme la bohème d'avant-guerre, comme un spectre terrifiant, ils opposent au mauvais type humain "bourgeois" de l'époque passée celui de l'homme nouveau de l'avenir. En même temps, ils parlent d'oppositions dans le noyau biologique, la race, la manière de penser, etc.
Pour le grand capital, ce second sens dépravant du mot bourgeois, qui fait abstraction de l'économique, est tout à fait bienvenu. Il aime se servir de l'idéologie aristocratique autant que des officiers aristocrates. Dans le combat moderne contre la mentalité "bourgeoise", le grand capital, justement, est laissé en dehors de la discussion. Ceux qui en disposent ont depuis longtemps abandonné les modes de vie concernés par ce combat. Chez le magnat d'un trust et dans son environnement mondain, "mondialement ouvert", c'est tout juste si l'on retrouverait encore un seul des traits de caractère qui avaient marqué le petit-bourgeois en certaines périodes du siècle passé : luttant pour sa subsistance, pédant, personnellement avide de gain. Ces qualités pénibles ont glissé vers les classes moyennes inférieures, dépossédées, qui se trouvent en position de défense pour sauver leur petit peu de plaisir de vivre. La bonne société vit aujourd'hui à un niveau si élevé, ses sources de revenus sont si dissociées des personnes, que toutes les formes de conscience d'une concurrence mesquine peuvent disparaître complètement. Ainsi, la grande bourgeoisie laisse volontiers ses idéologues enfourcher leur cheval contre le bourgeois, qu'en réalité elle ruine par la concentration effective du capital. 

(Le Monde, 10-05-2018)

Les prolétaires n'ont rien à voir avec ce combat contre le "bourgeois". Quand dominait ce type économique, que le capital aujourd'hui extermine, il fallait qu'ils voient en lui l'ennemi principal. Aujourd'hui, ces couches, dans la mesure où elles ne constituent pas les milices nationalistes-ethniques, doivent être neutralisées ou gagnées. Dans le langage du prolétaire, bourgeois signifie encore et toujours exploiteur, classe dominante. Dans la théorie encore, le combat se dirige avant tout contre cette classe, avec laquelle on n'a rien de commun. Quand des métaphysiciens modernes tentent une sociologie critique de l'histoire de la philosophie comme développement de la pensée "bourgeoise", ce n'est pas pour rechercher lesquels de ses traits le prolétariat devra dépasser. Ces idéologues voudraient ici ne stigmatiser et n'éliminer que les reliquats théoriques de l'époque révolutionnaire de la bourgeoisie. Du déclin des classes moyennes le prolétariat se félicite également, mais pour d'autres raisons que le capital. Pour ce dernier, c'est le profit qui importe ; pour le prolétariat, la libération de l'humanité.
Nous n'avons rien à faire d'une terminologie selon laquelle c'est la jalousie envers son mari d'une petite-bourgeoise privée de distractions, et non la possession d'une Rolls-Royce, qui représente l'expression de la vie bourgeoise.»

(Max Horkheimer, «Le combat contre le bourgeois», in Crépuscule, 1926-1931)

***




(Ci-dessus, de haut en bas : 1) morceau du groupe fasciste Ile-de-France, intitulé Tuer le bourgeois (le tuer... «en chacun de nous», s'entend). On notera par ailleurs l'iconographie explicitement et significativement inspirée, ici, du film Fight Club, de David Fincher) ; 2) Banderole aperçue au cours des premiers actes du soulèvement insurrectionnel des Gilets Jaunes, France, fin 2018) 

7 commentaires:

  1. Quel pensum ce morceau, mon dieu que c'est mauvais. Après, significativement« je préfère très nettement Fight Club (dont la référence ici, sans surprise, occulte complètement la deuxième partie) à cette daube puante de 300...

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    1. Certes, c'est mauvais. Mais quant à Fight Club, le film ne se découpe hélas ! pas en tranches, distinguant rebut et morceaux de choix. L'ambiguïté le mine tout entier, et, pour tout dire : la médiocrité critique, du début à la fin, et telle que parfaitement aperçue et décrite ici par Horkheimer. Deux scènes nous étaient à l'époque de sa sortie déjà apparues significativement repoussantes : celle du braquage de la supérette (et de son responsable, étudiant précaire coréen, sadiquement tancé par le surhomme Brad Pitt) ; celle de "l'accident provoqué" où le même surhomme enjoint celui qui se trouve à la place du mort de "laisser faire les choses". Comme appel à la liberté, ce "parti pris des choses", comme dirait Ponge, nous semble toujours bien décevant. Pour ne pas dire plus.

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    2. Ben oui, mais dans le film Pitt n'est que le fantasme de Norton, né de la pression du monde marchand sur le psychisme particulièrement malmené de ce dernier. Il n'est donc pas question d'«appel à la liberté», car c'est précisément la psychose de Norton qui arrive à prendre les dimensions d'un mouvement social. Tout le monde (masculin, du moins) devient complètement neuneu, si bien qu'à la fin il ne vient à l'idée de personne qu'il puisse faire autre chose en essayant de tout arrêter que s'immoler volontairement, histoire de prouver que personne n'est au dessus de la Cause. C'est en fait un film extrêmement pessimiste puisque, de la même manière que le fight club est juste un anti-groupe de parole, le négatif de l'aliénation marchande ne peut être qu'une autre aliénation, comme si le contraire du pire ne pouvait être que le pire du contraire.

      Horky aurait dû adorner, n'était le grincement permanent de l'ensemble, que je trouve pour ma part plutôt bienvenu, s'agissant d'un produit star-propulsé à plusieurs millions de dollars.

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    3. Ce serait passer un peu vite sur les références complaisantes (et esthétisantes) du produit de l'industrie culturelle en question au "Freedom Club" de Kaczynski, lui-même un modèle en matière de confusion critique "technophobe" et "primitiviste". Si peu de dialectique dans tout cela, souvent (dans cette "critique du progrès"). Beaucoup de fafs ne sont pas pour rien des lecteurs assidus de PMO and friends, ce qui ne signifie pas forcément que ces derniers n'aient pas les idées claires. N'empêche. Voilà le genre de critique que nous adressions à certain de leurs laudateurs, voilà quelques années (nous en sommes toujours là) :
      http://lemoinebleu.blogspot.com/2013/04/dans-le-ventre-des-meres-les-diables-de_30.html

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    4. Ça me paraît plus une critique du confort qu'une critique du progrès. Je ne me rappelle pas qu'on nous dise jamais qu'on va dans le mur ou ce genre de chose, ni qu'on y célèbre la bonne vieille société des aïeux. L'idée maîtresse c'est plutôt qu'il ne nous arrive plus rien, qu'on ne sent plus rien et que cette existence est une pseudo-vie. De ce point de vue, on pourrait aussi bien y voir un film debordien.

      Que nonobstant les fafs se pognent dessus n'est, heureusement, pas un critère de quoi que ce soit. Car il faut quand même, selon moi, avoir une sacrée force dans le poignet pour occulter complètement l'épaisse couche de ridicule de ces petits soldats sans plomb. D'ailleurs, vous pourrez noter qu'il n'y a dans ce film surviril qu'une seule femme, aussi paumée de surcroît, mais que c'est quand même par (et pour) elle, son dernier lien ténu avec la réalité, que Norton remonte le fil de sa folie et la confronte.

      Dans tous les cas, on doit concéder que pour ce Fight Club film il y a au moins ambiguïté. On ne peut guère en dire autant de 300, si on tient vraiment à y chercher le signe de quoi que ce soit...

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  2. Jeunesse de France, de partout et d'ailleurs, la pire et la meilleure...

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    1. En effet, ça lorgne de ce côté-là. Mais ce qui se produit une fois comme sociologie de l'expérience unique (et comme magie) se répète en très lourde idéologie.

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