lundi 27 juillet 2020

Into the Googoldfish


«L'homme parle du poisson rouge sur l'écran géant. De cet animal stupide, qui tourne sans fin dans son bocal. Les humains l'ont mis là, et se rassurent comme ils peuvent : la mémoire de l'animal est si peu développée, son attention si réduite, qu'il découvre un monde nouveau à chaque tour de bocal. La mémoire de poisson rouge, loin d'être une malédiction, est, pour lui, une grâce, qui transforme la répétition en nouveauté et la petitesse d'une prison en l'infini d'un monde. Cette fameuse "mémoire du poisson rouge" est-elle une légende ? Beaucoup d'entre nous ne se sont jamais posé la question, simplement heureux d'avoir une expression à utiliser lorsque nous voulons nous excuser d'un moment d'inattention.
Mais Google ne connaît pas de limite à l'extension du domaine de son calcul numérique. Et l'homme, donc, annonce que son entreprise a réussi à calculer le temps d'attention réel du poisson. Le fameux attention span. Et celui-ci est effectivement dérisoire. L'animal est incapable de fixer son attention au-delà d'un délai de 8 secondes. Après ces 8 petites secondes, il passe à autre chose et remet à zéro son univers mental.
Reste que l'homme n'en a pas fini de ses annonces. Les ordinateurs de Google ont également réussi à estimer le temps d'attention de la génération des Millenials. Ceux qui sont nés avec la connexion permanente et ont grandi avec un écran tactile au bout des doigts. Ceux qui, comme nous, ne peuvent s'empêcher de sentir une vibration au fond de leur poche ; ceux qui, dans les transports en commun, avancent l'œil rivé sur le smartphone, concentrés dans l'espace-temps de leur écran. Le temps d'attention, la capacité de concentration de cette génération, annonce l'homme, est de 9 secondes. Au-delà, son cerveau, notre cerveau, décroche. Il lui faut un nouveau stimulus, un nouveau signal, une nouvelle alerte, une autre recommandation. Dès la dixième seconde. Soit à peine une seconde de plus que le poisson rouge.
Pour Google, ces 9 secondes représentent un défi à la mesure de l'entreprise californienne : comment faire pour continuer à capter les regards d'une génération "distraite de la distraction par la distraction", pour reprendre les mots de T.S. Eliot. Quels outils, quelles formules mathématiques, quelles propositions construire pour nourrir, en permanence, l'esprit d'utilisateurs qui passent à autre chose avant même d'avoir commencé à faire quelque chose. Google ne s'affole pas : la firme californienne sait parfaitement répondre à cette évolution, dont elle est en partie responsable. Grâce à nos données personnelles, elle saura nous fournir notre dose avant que le manque ne se fasse sentir.
Nos rêves numériques se brisent sur cette durée dérisoire. L'infini nous était promis. Il était entendu que le cyberespace ne connaîtrait de limites que celles du génie humain. Au lieu de quoi, nous sommes devenus des poissons rouges, enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au manège de nos alertes et de nos messages instantanés. Notre esprit tourne sur lui-même, de tweets en vidéos YouTube, de snaps en mails, de lives en pushs, d'applications en newsfeeds, de messages outranciers poussés par un robot aux images filtrées par les algorithmes, d'informations manifestement fausses en buzz affligeants. Tel le poisson, nous pensons découvrir un univers à chaque moment, sans nous rendre compte de l'infernale répétition dans laquelle nous enferment les interfaces numériques auxquelles nous avons confié notre ressource la plus précieuse : notre temps»
   (Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge, Petit traité sur le marché de l'attention, p. 13-15)

«Selon l'Association française du poisson rouge (elle existe), le poisson rouge est fait pour vivre "en bande", entre vingt et trente ans, et peut atteindre 20 centimètres. Le bocal a atrophié l'espèce et détruit la sociabilité.»
(Id., p. 149)

6 commentaires:

  1. Il paraît que c'est faux, les poissons rouges étant capables de reconnaître lorsque un humain s'approche du bocal, ils doivent nécessairement disposer d'une mémoire à long terme. Et puis il faut rappeler qu'ils peuvent voir la totalité du spectre, des infrarouges aux ultraviolets. Du coup je suis sûr que leur vie ressemble à un long trip LSD, et que s'ils nous témoignent si peu d'attention, c'est juste que lorsqu'on vit à deux doigts du mahaparinirvana, OSEF grave de la vie des Kikis, si mal dégringolés de leur arbre que leur histoire entière semble avoir dérapé sur une peau de banane. Au pire, ça doit ressembler à un long épisode de Bip-bip et Vil Coyote. D'ailleurs, la modernité elle-même est un produit ACME, vous ne le saviez pas ?

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    1. Relisez le second extrait : c'est le plus important.
      Il permet de comprendre comment, dans l'extrait précédent, des espèces dégénérées fournissent un modèle de travail efficace à d'autres dégénérés.
      Il évoque aussi, négativement, une subversion utopique intéressante (mais impossible à définir plus clairement sans verser dans la sociobiologie) de la cause finale "fonctionnaliste" d'Aristote ou Darwin.
      Le telos de l'homme, pas plus que celui du poisson rouge, ne peut être ce genre de vie de bocal.

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    2. Ce second paragraphe est en fait plutôt réformiste. S'il critique le bocal, c'est parce qu'aujourd'hui les poissons rouges doivent être placés en aquarium avec au moins un autre individu. Alors ils ne dépérissent pas et vous pouvez les conserver 30 voire 40 ans.

      Diogène donnait les animaux en exemple, arguant qu'ils avaient peu de désirs de surcroît faciles à satisfaire. Les humains, eux, se targuent d'être toujours à courir après on ne sait quoi.

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    3. L'ouvrage lui-même est intégralement réformiste, mais les éléments factuels qu'il donne à apprécier ouvrent la voie à une position tout sauf réformiste : c'est le principe du bocal lui-même qui n'est pas réformable, et qui opprime le libre développement, la libre actualisation d'une puissance spécifique. Car hors du bocal, l'espèce continuerait à évoluer, et qui sait ! alors, si ce n'est pas un poisson rouge qui en viendrait, un de ces jours, à écrire des petits livres, comme M. Patino.

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    4. Serait-ce dire que le télos de l'humanité pourrait être d'appuyer le télos de son environnement, c'est à dire de ses prémices, tels des stoïciens ou des taoïstes, etc.? Quelle belle idée. Je crains hélas que nous ne soyons définitivement entrés dans une perspective sadienne. Au mieux, l'humanité aura tout saccagé, tout empoisonné pour ensemencer le futur de nouvelles espèces, magnifiques parce que, précisément, inattendues. Nous aurons été une grossière météorite, un caillou à la con écrasant tout sur son passage. À moins que... mais non, bien sûr.

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    5. "Serait-ce dire que le télos de l'humanité pourrait être d'appuyer le télos de son environnement"...

      Oui, c'est exactement ça : jusque dans la polysémie dialectique du terme "appuyer", qui signifie : soutenir et aider, autant que : participer à détruire (comme un flic raciste appuierait, à mort, sur la nuque de quelqu'un).

      Nous sommes évolution.
      Et ce qui se trouve nié par le bocal (soit : toute la valeur d'échange, reconfiguratrice de vie), c'est cette évolution elle-même, impliquant bien entendu l'ensemble de notre "environnement" (lequel co-évolue, évolue avec et PAR nous également).

      Bloch disait : nous sommes au FRONT de la matière.
      Nous sommes son développement même.
      Entravé par des circonstances défavorables, mais contingentes.

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