dimanche 14 juin 2020

UFC 1956 (Rumble in the Theorical Jungle) : round one !


Les mesquineries, 
coups de vice sous la ceinture, 
et prises de tête en tout genre 
sont, bien entendu, 
formellement autorisées.

***

Une réponse à Erich Fromm
(Traduction : Le Moine Bleu).

«En s'efforçant de réfuter les arguments exposés dans mon article Les implications sociales du "révisionnisme" freudien (cf la revue Dissent, été 1955), Erich Fromm, dans sa réponse de cet automne à la même revue (réponse baptisée par lui Les implications humaines du "radicalisme" pulsionnel), bâtit de toutes pièces — afin de la démonter — une thèse qui n'a jamais été la mienne. Bien que sa méprise puisse être dans une large mesure liée au fait que mon ouvrage  Éros et civilisation (auquel mon premier article en question se référait) n'a pas encore été publié, je pense néanmoins que quelques corrections sont d'ores et déjà à l'ordre du jour.



1°) Pour commencer, Fromm attribue à Freud (ou à ma propre reformulation de la théorie de Freud) les idées suivantes voulant : a) que le bonheur consiste dans la satisfaction de l'instinct sexuel, et "spécifiquement dans le désir d'un libre accès à toutes les femmes disponibles" ; b) que l'amour coïncide "dans son essence même" avec le désir sexuel (ou "soit identique" à lui) ; c) que l'Homme éprouve un "désir inhérent de satisfaction sexuelle illimitée" et que "l'émancipation de l'Homme repose dans la satisfaction complète, sans restriction, de son désir sexuel." 
Or, bien loin d'identifier bonheur et "satisfaction sans restriction" de l'instinct sexuel, Freud soutenait en réalité que "la liberté sexuelle illimitée des origines aboutit à un manque de satisfaction", et que la "valeur" des besoins érotiques "s'effondre à l'instant même où leur satisfaction devient aisément accessible", considérant la "possibilité étrange" que "quelque chose dans la nature même [italiques de Marcuse] de l'instinct sexuel se montre défavorable à l'accomplissement d'une satisfaction absolue" (cf Freud, Œuvres complètes, Vol. IV, p.213f). Freud n'a donc nullement présenté le désir sexuel comme étant "l'essence" de l'amour, mais plutôt défini ce dernier comme l'inhibition, et la sublimation du désir sexuel en tendresse et en affection, et il voyait dans cette "fusion" l'un des accomplissements les plus hauts de la civilisation. En conséquence, Freud n'eût certes pu avoir "l'idée" (et moi non plus) que "l'émancipation de l'Homme repose dans la satisfaction complète, sans restriction de son désir sexuel" (même si, par ailleurs, je ne partage nullement l'opinion de Fromm, suivant qui cette idée constituerait désormais "le ciment unissant l'humanité dans la phase présente du capitalisme").


2°) Freud reconnaissait cependant que même les valeurs les plus élevées de la civilisation, en tant qu'elles procèdent d'une sexualité inhibée, déviée quant à ses buts, présupposent inévitablement, et perpétuent, l'absence de liberté et la répression. Fromm en conclut que Freud rejette tout espoir de quelque "amélioration substantielle que ce soit de la société" et que la théorie freudienne ne saurait en aucun cas être assimilée à "une critique radicale de la société aliénée" dès lors qu'elle considère précisément cette "aliénation" comme fondement nécessaire de toute civilisation. Qui plus est, Fromm insiste sur le fait que Freud ne propose jamais de critique portant sur la "structure socio-économique" de la société contemporaine. Sur ce dernier point, je suis bien d'accord, et je n'ai même jamais prétendu l'inverse. À la première page de mon article, je pointais justement le degré "de complicité objective de la psychanalyse avec cette société dont elle révèle pourtant les secrets". Quand j'évoquais les implications radicales et critiques de la théorie freudienne, je me référais en l'occurrence à certains de ses aspects permettant d'exposer en pleine lumière la profondeur des systèmes de contrôle répressifs s'exerçant sur la "nature" humaine, systèmes de contrôle que la société contemporaine partage avec les formes de civilisation répressive l'ayant historiquement précédée. Il se peut tout à fait qu'une telle critique ne soit pas suffisante. Elle me semble néanmoins bien plus pertinente que telle autre ne se bornant qu'à n'incriminer que des aspects secondaires ou quelques regrettables "excès" de l'aliénation, tout en préservant, voire en fortifiant les racines de celle-ci. C'est ainsi que ce même Fromm qui vient juste d'accuser Freud de ne pas critiquer le capitalisme, écrit que l'aliénation rencontrée par l'ouvrier au travail "ne peut être surmontée qu'à la condition que cet ouvrier ne soit plus employé par le capital, qu'il cesse d'être un objet dont on dispose, mais qu'il devienne un sujet responsable qui, lui-même, emploiera le capital [c'est Fromm qui souligne]. Le point principal n'est donc pas la propriété des moyens de production, mais la participation à la gestion [management] et à la prise de décision" (Fromm, The Sane Society, trad. française : Société aliénée et société saine, Courrier du livre, 1967). Fromm pense ainsi que le principe de co-gestion [co-management] représente une limitation très sérieuse du droit de propriété. Il reconnaît à tout propriétaire un droit légitime au retour sur investissement du capital engagé (pourvu que le taux de profit en question soit "raisonnable") mais pas "au commandement illimité exercé sur les hommes que ce capital pourra employer." Semblable "commandement illimité", de l'entrepreneur employant sous le régime du salaire librement fixé, a-t-il jamais existé dans la réalité ? Fromm voit, en tout cas, dans la "participation des travailleurs" un moyen "d'humaniser" le travail, et d'établir une relation "pleine de sens" [meaningful] entre l'ouvrier, son travail et ses camarades : il note le cas "d'une des plus importantes usines de montres" en France, où une sorte de coopérative ouvrière a vu le jour, les ouvriers élaborant eux-mêmes un "Décalogue" (sic) qui, outre certains des dix commandements, inclut celui-ci : "Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front"
Si c'est là, d'après lui, le genre d'éléments susceptibles de "contrer" une bonne fois pour toutes le phénomène d'aliénation, il me faut alors reconnaître, certes, que le fond crucial de ma réflexion contre Fromm se retrouve sans objet... 

(Ouch... cette droite sournoise dévastatrice... 
Erich ≪Desalienator≫ Fromm ne l'avait pas vu venir. 
Excès de confiance et d'optimisme, sans doute !)

3°) Fromm exprime ensuite son "étonnement" que j'aie pu qualifier de "radicale" une théorie (la théorie freudienne des pulsions) participant, selon lui, "intégralement du même esprit que le matérialisme bourgeois du 19 ème siècle". Mais qu'est-ce que l'Éros (relativement auquel Freud se réfère, et pas incidemment, à Platon), qu'est-ce que la pulsion de mort, le principe de Nirvana ou encore "la nature ordinairement conservatrice des pulsions" peuvent bien avoir à voir, au juste, avec "le matérialisme bourgeois du 19 ème siècle" ? En tout état de cause, c'est bel et bien cette échelle précise : celle des plus grandes, des plus abyssales profondeurs de la théorie freudienne, échelle sur laquelle reposait mon article, que Fromm ― comme Horney et Sullivan [autres psychologues "révisionnistes" à succès, désireux de dépasser Freud dans le sens d'une thérapie "positive" sociale-réformiste de masse] ― entend mettre au rancart. Cette mutilation de la doctrine, ainsi que la réduction drastique de la théorie de la libido, impliquaient de manière générale le retour régressif à toute une psychologie pré-freudienne de la conscience. Ici, Fromm s'insurge, demande des preuves. Mais pratiquement toutes les pages de chacun des livres qu'il a écrits depuis Escape from Freedom (trad. française : La peur de la liberté, paru en 1941) fournissent de telles preuves. Prenons, s'il faut absolument mentionner des exemples précis, celui de sa réinterprétation du complexe d'Œdipe, ou encore ses analyses des névroses en termes de "problème moral". La réduction révisionniste de Freud passe aussi par le remplacement à grand spectacle de la psyché pré-individuelle, au bénéfice de la "personnalité développée [mature personality]". Derechef, certes, Fromm proteste, arguant du fait que les travaux de Sullivan sont presque entièrement consacrés au "développement de l'enfance" et que dans sa propre psychologie même, "le caractère d'une personne est essentiellement déterminé par sa situation infantile". Mais la question du développement de l'enfant appartient au domaine de toute psychologie de la conscience, de même qu'elle est le lot de tout expert spécialiste en relations humaines, et le traitement que lui réserve Sullivan ne se distingue guère, selon moi, des présentations les plus éculées qui en ont été faites, au niveau superficiel des "relations inter-personnelles". L'analyse consacrée par Fromm lui-même aux premières étapes du développement caractériel s'est trouvée avec le temps de plus en plus vidée, purgée de tout le potentiel explosif des forces pulsionnelles liées à "l'héritage archaïque" de l'Homme, et à la lutte à mort contre la Répression. Révéler précisément les implications de cette lutte (et, de fait, les conditions réelles de "l'émancipation humaine"), tel était le grand souci de la psychologie freudienne des profondeurs. On ne le préservera pas, on ne l'entretiendra pas en consacrant son attention au soi-disant "conflit entre tendances inconscientes et conscientes". Car ce souci repose par essence sur le contenu et la dynamique de l'inconscient.

 (Ohhh ! Magnifique coup de Je-Nous de Marcuse, qui touche son adversaire en plein Hegel... L'entraînement paie toujours : on ne le répétera jamais assez aux jeunes qui nous écoutent...)

4°) Fromm m'accuse de négliger le "facteur humain" et aussi de "dureté envers les qualités morales". Il croit déchiffrer ma position comme étant celle-ci : "Quiconque s'intéresse aux conditions du bonheur et de l'amour trahit par principe la pensée radicale". Ma position, cependant, est tout au contraire de dire que Fromm (et les autres révisionnistes) ne s'intéressent pas réellement aux conditions "du bonheur et de l'amour". J'écris en effet en toutes lettres dans mon article (p. 233) que ces valeurs (amour et bonheur) sont tout sauf inauthentiques, mais que "le contexte", en revanche, "dans lequel elles sont définies, lui, l'est". Ces valeurs, Fromm les définit en termes de pensée positive [positive thinking] laissant en place, sans y toucher jamais, ce négatif qui reste pourtant prédominant ─ et domine, de fait, l'existence humaine. Fromm assure que son concept "d'amour productif" évite toute adaptation et conformation à la "société aliénée". C'est précisément ce que je mets en question : je pense que ce concept participe de l'aliénation. Les suggestions pratiques visant à nous engager sur cette fameuse "route de la bonne santé" dont il est question dans son dernier livre (ouvrage dont j'ai cité un extrait ici-même, un peu plus haut) offrent à mes yeux le meilleur exemple de la façon dont des propositions visant à adoucir la société établie peuvent être confondues avec d'autres, visant, elles, à la dépasser. On a tout à fait le droit de recourir et de réclamer toujours davantage de psychologie industrielle ou de management scientifique. Ce qui pose problème, et gravement, c'est de présenter tout cela comme une variété anticonformiste d'humanisme. Fromm tient à me rappeler que "la société aliénée développe en elle-même les éléments qui viendront s'opposer à elle". C'est juste, mais je suis en désaccord avec Fromm sur ce que sont les éléments en question et l'endroit où les trouver : l'essentiel de ce que lui nomme aliénation m'apparaît précisément comme la force triomphant de celle-ci, et ce qu'il nomme le Positif me paraît, à moi, le Négatif. Le soi-disant "Nihilisme", en tant que mise en accusation permanente de conditions inhumaines, ne constituerait-il pas alors, à ce compte, la seule véritable attitude humaniste qui vaille, part fondamentale de ce Grand Refus de jouer le jeu, de se compromettre avec la mauvaise positivité ? J'accepte, en ce sens, bien volontiers cette qualification sous laquelle Fromm entend dépeindre ma position : celle d'un nihilisme à visage humain [human nihilism].»

   (Herbert Marcuse, in Dissent III, 1956) 

Un... Deux... Trois.... 
Ça y est : Fromm est compté !
Parviendra-t-il à revenir dans ce combat ? À  retrouver cet ≪oeil du tigre≫ ayant fait sa réputation ? Adrian !≫ hurle quelqu'un dans la foule, visiblement en état de choc. L'ambiance est indescriptible ! Ne zappez pas ! 

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