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« Que nous dit la philosophie ? Que tout être a une forme qui le définit, et qu'il doit adopter. Nous savons tous ce qu'est un bon fauteuil ou un grille-pain efficace. Nous les disons per-formants, au sens où leur forme est achevée et fonctionne correctement. Selon Aristote, il en va de même pour les êtres vivants, à ceci près qu'ils réalisent eux-mêmes leur forme ; et que celle-ci n'est pas produite par l'homme, mais inscrite d'avance dans un ordre naturel et fini — le Cosmos. En passant de la graine à l'arbre, de la larve à l'insecte, de l'enfant à l'homme, la Nature, en quelque sorte, se donne à elle-même rendez-vous. Autrement dit, elle réalise sa puissance. Réussir vient de l'italien riuscire, qui signifie "aboutir", "avoir une issue" et dérive du latin exire, que nous traduirons par "sortir". Cette sortie de soi vers soi est un accomplissement qui rend les êtres naturels heureux.
Mais tous les êtres vivants n'ont pas le même potentiel. Un homme n'est pas une huître. Ni un lapin. Il a, dans l'ordre animal, une forme précise, qui lui est destinée. Il a des pouvoirs spécifiques : la capacité de délibérer, c'est-à-dire de peser les raisons d'agir ; la faculté de contempler et de comprendre, sans instinctivement réduire sa perception des êtres au plaisir, ou au confort qu'il pourrait en tirer ; mais aussi la capacité de parler, de délibérer avec d'autres hommes, afin de construire un monde où l'humanité puisse reconnaître l'actualisation de sa puissance.
Pour réussir sa vie, il ne suffit donc évidemment pas de vivre. Il faut croître jusqu'à sa forme accomplie, en suivant le rythme que l'orchestration cosmique impose à notre instrument particulier. Inversement, rater sa vie revient à multiplier les discordances, les couacs monstrueux (...).
(L'homme n'est pas une huître, détail)
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Les Romains appelaient dignitas la fonction publique (politique, judiciaire, militaire, etc) qu'exerçaient les citoyens. Cette fonction était à la fois un honneur et une charge. Un honneur en tant que promotion ; une charge en tant que position à tenir (...).
Par analogie, on peut considérer l'identité humaine comme étant une dignité : une fonction à exercer, qui est naturelle, et non plus sociale. Cette fonction est siamoise : elle consiste, d'une part, en la réalisation par l'homme de ses possibilités propres, qui font sa grandeur par rapport aux autres animaux ; d'autre part, en ce que cette réalisation relève de sa responsabilité. Donc : 1. L'homme est fait pour penser, c'est en lui une puissance naturelle. 2. L'actualisation de cette pensée est à sa charge, il en est responsable ; autrement dit, réfléchir et oeuvrer ne sont pas des actes instinctifs, spontanés : ils exigent un apprentissage, puis un exercice délibéré.
La dignité de l'homme ne réside donc pas dans sa forme achevée, ni dans sa liberté, mais dans l'achèvement de sa forme par l'usage de sa liberté. L'un ne va pas sans l'autre. Ni "le meilleur des mondes" sans errance. Ni l'errance pure sans volonté de se perfectionner.
Ainsi, la possibilité de rater sa vie constitue pour moitié la dignité de l'homme. Anéantir ce droit reviendrait à transformer une vie réussie en succès inévitable. Au lieu de se réaliser librement, l'homme serait fabriqué. Sa mise en forme, entièrement prévue, et produite sans sa volonté, serait celle d'une Rolex. Certes radieuse, mais au poignet de quel Méphistophélès ? »
(Yann D'all Aglio, Une rolex à 50 ans, A-t-on le droit de rater sa vie ?)
« Ainsi, la possibilité de rater sa vie constitue pour moitié la dignité de l'homme. »
RépondreSupprimerJe me souviens d'une phrase entendue un jour à la télé (J. Laplanche ou J. B. Pontalis?) qui disait quelque chose comme « la grandeur de l'homme c'est le fiasco ». Ça m'avait paru très juste, très beau. Cette part de risque, cette fragilité, cette incertitude, ce ratage.
Je ne sais pas si ça a à voir avec le texte que vous publiez.
Symptomatique : le livre que nous citons est intéressant lorsqu'il fait de l'histoire de la philosophie (comme c'est le cas ici avec l'étude simple de la position d'Aristote), beaucoup moins convaincant lorsqu'il s'essaie à la pensée autonome (s'aventurant dans des positions que nous croisons beaucoup ces temps-ci, type = apologie de la puissance "destituante"). Nous assumons, nous, qu'il n'y a plus d'autre philosophie possible que l'histoire de la philosophie, mais bref.
RépondreSupprimerEn vérité, ce texte doit être mis en rapport avec le billet précédent sur la pulsion de mort. La pulsion de mort "océanique", amniotique (visant à la fin radicale de toute individuation, de toute forme, de toute "réussite" individuelle) peut être, selon nous, subversive, parce qu'elle refuse par principe toute prise de forme-de-vie : toute naissance, toute activité déterminée extra-utérine. Du super-Bartleby, en quelque sorte. Qui poserait comme hypothèse, en tout homme, une vérité de repos davantage que de travail. L'identité de l'homme serait de ne commencer par pas en avoir, de rester confondus avec les autres dans un état de repos, d'homéostasie idéale. Pas d'agitation, rien ne bouge. Telle est l'impression qui suit l'orgasme, la "petite mort".
Or, ce qui est passionnant chez Aristote (cela, le texte de D'All Aglio ne le dit pas), c'est qu'il n'est parfois pas éloigné, dans ses contradictions sur la notion de matière, des positions les plus "morbides" de Freud. Chez lui, la matière (c'est-à-dire l'indétermination, l'indifférenciation totale, la non-forme, la non-identité) est aussi (parfois) présentée comme "Substance", c'est-à-dire réalité suprême !
Assumer cette ambiguité, entre identité et non-identité, matière et forme, puissance et réalisation (plutôt, comme Aristote, que la subir sous forme de contradiction non-consciente, d'un texte à l'autre), ne serait-ce pas là la définition de l'UTOPIE ? à savoir une terre PARFAITE vers laquelle il FAUT mettre le cap tout en sachant que cette terre ne peut être atteinte, voire qu'elle n'existe pas !
On est toujours déçu par la réalisation, le plaisir étant dans la poursuite.
Et cependant, qui se mettrait en chasse s'il ne croyait pas à la réalité du but, et à la satisfaction (au plaisir) que l'atteinte de ce but procurerait ?
"Et nous serons d'infimes luminaires flottant dans l'Éther, aux cils vibratiles ressentant cet air fameux, lequel annonce l'orage bien avant sa dissolution par une caresse.
RépondreSupprimer(Houbi XIV - 7)
" ajouterai-je, malhabile comme je suis.
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