dimanche 10 octobre 2021

Sur le concept de philosophie

Max Horkheimer (street cred)

≪S'il nous fallait parler d'une maladie qui affecte la raison, il serait nécessaire de comprendre que cette maladie n'a pas frappé la raison à un moment historique donné, mais qu'elle a été inséparable de la nature de la raison dans la civilisation telle que nous l'avons connue jusque-là. La maladie de la raison, c'est que la raison naquit de la tendance impulsive de l'homme à dominer la nature ; et son "rétablissement" éventuel dépendra de la connaissance de la nature de la maladie originelle, pas de la guérison de ses symptômes les plus tardifs. La véritable critique de la raison mettra nécessairement à jour les couches les plus profondes de la civilisation. Elle explorera les toutes premières phases de son histoire. Depuis le temps où la raison est devenue l'instrument de domination de la nature humaine et extra-humaine par l'homme ─ c'est-à-dire depuis ses débuts ─ elle a été frustrée de sa propre intention de découvrir la vérité. Cela est dû au fait même qu'elle a fait de la nature un simple objet et qu'elle n'a pas su découvrir la trace d'elle-même dans une telle objectivation, que ce soit dans les concepts de matière et de choses ou dans ceux de Dieux et d'esprit. On pourrait dire que la folie collective, qui s'étend aujourd'hui des camps de concentration jusqu'aux réactions, en apparence des plus inoffensives, de la culture de masse, était déjà présente en germe dans l'objectivation primitive, dans la contemplation intéressée du monde en tant que proie par le premier homme. La paranoïa, cette folie qui bâtit des théories logiquement élaborées de la persécution, n'est pas simplement une parodie de la raison, elle se manifeste, d'une manière ou d'une autre, en toute forme de raison qui n'est que recherche de buts déterminés.
Ainsi le dérangement de la raison va bien au-delà des malformations évidentes qui la caractérisent à l'heure actuelle. La raison ne peut réaliser ce qui est raisonnable en elle que par la réflexion sur la maladie du monde telle qu'elle est produite et reproduite par l'homme. Dans une telle autocritique la raison, en même temps, restera fidèle à elle-même en sauvegardant de toute application pour des mobiles inavoués le principe de vérité dont à elle seule nous sommes redevables. La sujétion de la nature régressera vers la sujétion de l'homme et vice versa, aussi longtemps que l'homme ne comprendra pas sa propre raison et le processus de base par lequel il a créé et maintiendra l'antagonisme qui est sur le point de le détruire. La raison peut être plus que la nature, mais seulement si elle se fait une idée nette et concrète de son "naturel" ─ qui tient dans sa tendance à la domination ─ cette tendance même qui, paradoxalement, l'aliène de la nature. Ainsi, en étant l'instrument de la réconciliation, elle sera également plus qu'un instrument. Les changements de direction, les avances et les reculs de cet effort reflètent le développement de la définition de la philosophie. 
La possibilité d'une autocritique de la raison présuppose tout d'abord que l'antagonisme de la raison et de la nature est dans une phase aiguë et catastrophique ─ et secondement, qu'à ce stade de complète aliénation, l'idée de vérité est toujours accessible».

(Max Horkheimer, «Sur le concept de philosophie», in Éclipse de la raison, 1947) 

5 commentaires:

  1. Rappel tout à fait pertinent des profondeurs du blocage critique ! À reprendre 75 ans après, tant la paranoïa a derechef le vent culturel dans le dos. Et ce en toutes matières, presque toutes recouvertes d'approches techniciennes, de conceptions efficientes, de réifications simultanées et parallèles de l'humanité et de la nature, y compris la sienne (jusque parfois aux délires chromatiques ou aux fétichisations culturalistes relativistes).

    Mais alors, à reprendre selon les sombres lumières de nos jours, allez plus loin, plus précisément, si possible : que signifie "plus qu'un instrument" ? Encore et plus tout à fait "un instrument" évidemment. Une boussole — qui permet de s'orienter objectivement — est-elle encore un instrument ? La fixation d'un nord permet de choisir sa direction, le moyen ne détermine pas la fin (tiens, d'ailleurs, le contraire d'une itération GPS).

    Sous l'Angst (l'angoisse) et malgré la Furcht (la peur) l'aventurier hâtif voudrait que même notre époque saturée soit encore désertique ou océanique. Aussi faudrait-il assez vite dépasser ces analogies spatiales... Mais s'y arrêter momentanément nous rendrait peut-être un peu de souffle contre les vents techniciens, devenus comme autonomes, comme maîtres et possesseurs de nos natures.

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    1. "Blocage", oui, c'est bien le mot. Dialectique à l'arrêt ou négative, sans réconciliation ni dépassement final. Dialectique immanente, autocritique. Doute perpétuel. Impossibilité éléatique de bouger, d'agir. Et pertinence, en dépit de cette impuissance douloureuse, du non-agir quand partout l'agir pue, et qu'on nous somme d'agir, de préférer l'agir, la sacro-sainte pratique. (Vanité, de l'autre côté, d'une position de classe de surplomb, de dénonciation de l'agir).

      Pour le reste, la raison vaut comme raison quand elle se saisit comme nature, puis se nie comme telle, et ainsi de suite. Qui s'approche de cela, à part la psychanalyse extrémiste et exagérée, traitée par tous en chien crevé ?

      Pour ce qui est des navigateurs, des "aventuriers", d'Ulysse, ce dernier est sans doute (comme le pensent les adorniens) le premier cartographe du monde moderne, celui qui dupe les dieux, écrase le mythe dont les décisions restaient jusque-là impénétrables, non-anticipables, des décisions auxquelles on se soumettait. Il se repère, fait jouer son intelligence rusée et prédatrice (en quête de buts à atteindre), il est ce "Personne" désormais interchangeable qui jouit de la Nature comme d'une nostalgie (le chant des sirènes, écouté attaché : pour satisfaire à cet instinct de conservation que sert essentiellement la Raison imposant de "persévérer dans son être", et gagner ainsi sur les deux tableaux : du plaisir et de la sécurité, d'autant qu'Ulysse fait ramer des gens pour lui, des gens aux oreilles bouchés, qui travaillent cependant que lui kiffe, sur son pont). Bref, en matière de "boussole" (dédicace à Matzpen et aux Juifs qui prétendraient cesser d'errer, en finir avec l'exode, et avec l'utopie ?), Ulysse se pose un peu là.

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  2. Curieux antagonisme que celui entre Nature et Raison. D'où l'homme tiendrait-il donc la Raison et par quel prodige celle-ci pourrait-elle sortir de la Nature? Ou alors cette faculté serait une sorte de maladie auto-immune, la Nature étant en quelque sorte en guerre avec elle-même? Mais que serait alors une Nature normale? Sur quoi reposerait l'équilibre, par quoi on pourrait dire que tel état est pathologique et tel autre sain? La soupe primordiale, l'ère des batraciens, l'ère des reptiles, meilleures, plus saines, plus naturelles que les temps historiques? Le chimpanzé, le bonobo, l'ourang-outang, des animaux déjà un peu dégénérés au regard de la musaraigne? Absurde. D'autant plus curieux chez un sagace lecteur de Sade, pour qui il est clair que l'homme ne peut pas dominer la Nature, ne faisant jamais que procéder d'elle jusque dans ses pires dérèglements, qui n'en sont que par rapport à la détermination humaine (dont Sade fait certes trop bon marché, trop occupé qu'il est à traquer et détruire passionnément toute forme de transcendance). Au point que ce serait d'ailleurs intéressant de savoir si Horkheimer a eu accès à l'intégrale de Juliette ou juste aux morceaux qui circulaient çà et là.

    On peut également douter que nous soyons à la raison seule redevables de la vérité. La religion aussi bien que la science ne font que tenter d'élucider cette proposition, tellement simple qu'elle en apparaît ridicule: ce qui est est. C'est cela la première vérité incontestable, dont nous ne faisons qu'essayer de rendre compte. Dans cette quête, la raison nous aide à la rendre intelligible en tentant de la résoudre de façon systématique, mais intelligible n'a jamais été synonyme de vrai, sauf à poser d'emblée ce qui précisément reste à prouver.

    Quant à la psychanalyse, sans être opposé à la base de sa démarche, il suffit de voir la pauvre chose étiolée qu'elle a fait du rêve pour ne pas trop en vouloir à ses détracteurs les plus sèveres. Il est vraiment dommage que le surréalisme n'ait pas eu de descendance, chez les situs notamment, qui dans leur critique semblent être restés stériles, faute d'un dépassement fructueux. Tout cela manque horriblement, aussi ne faut-il guère s'étonner de voir en ces temps détestables se relever les zombies de la religion (vieille démangeaison).

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    1. "Par quel prodige celle-ci (la Raison) pourrait-elle sortir de la Nature" ?
      C'est simple : bipédie, verticalisation originelle du proto-humain (cause probable : nécessité, sélectionnée "naturellement" de distinguer des prédateurs ou proies au-dessus des hautes herbes de savane). D'ou suivent : expansion du crâne, d'abord vers l'arrière (soulagement de
      la pression mécanique), puis vers l'avant à la faveur de la réduction des racines dentaires (car suite à l'apparition des mains : création d'outils et d'armes ne nécessitant plus de ratiches offensives ; maîtrise du feu, d'où cuisson des aliments et optimisation de l'apport de protéines excluant le mâchonnage laborieux de viande crûe). L'avant du cerveau (lobe frontal) est la zone de l'abstraction. Le cerveau devient (Néanderthal) l'organe le plus énergivore du corps, vers lequel converge dès lors ce flux de calories de concours.
      La Raison, c'est la Nature : l'envie de survivre qui se donne les moyens de sa politique.
      On s'égarerait à penser telle forme de vie (Zemmour, une musaraigne, un orang-outang) supérieure à une autre. On s'égarerait aussi à tout confondre dans une même soupe vitale. La Raison est et n'est pas naturelle. Tel est le seul problème que se pose la seule philosophie qui vaille : comment éviter le réductionnisme (matérialiste), ou pas ?
      Pour Sade, c'est évidemment un champion de la Raison et du Progrès, pas de la Nature (nous avions commis cette erreur de lecture simpliste voilà quelques années) : optimisation du gain (de plaisir), "rationalisation" de la jouissance, logistique de l'orifice à flux tendu... Nous sommes déjà chez Amazon.
      Bien plus que chez Freud, qui, de son côté, défend plutôt (n'en déplût aux surréalistes, bien pauvres sur le plan conceptuel) le versant émancipateur de l'Aufklärung via l'étude d'une Nature qui se comprend elle-même comme telle.
      Pour les situs, enfin, c'est justement leur ignorance de Freud qui fait leur faiblesse. Les Francfortois ne boxaient pas dans la même catégorie. Ils appelaient les flics, certes. Ce qui n'est pas un mince problème, et le moindre des motifs de notre désespoir théorique.

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    2. Dire que seule la Nature, ou l'Univers si vous préférez, peut tout et que l'homme en tant qu'espèce ne fera jamais qu'emprunter une petite partie de ce pouvoir n'implique pas que tout est égal. On n'aura ainsi pas de mal à admettre que la blatte n'élucidera très probablement pas les mystères de la Nature. On n'admettra tout pareil que le corbeau, le poulpe et le bonobo non plus. Cependant on n'aura guère de mal non à convenir qu'ils en sont toujours plus proches que la blatte. C'est dans ce même esprit de «continuité» que demeure un coup de force de supposer que l'homme, au prétexte qu'indubitablement il possède des facultés uniques dans le règne animal, serait de ce fait en état de dominer la Nature. Et c'est de ce coup de force que procède le catastrophisme, en supposant que l'état présent serait aberrent. Or, il est tout à fait possible qu'on touche simplement là aux limites de la détermination humaine, aussi incapable de s'empêcher de progresser dans la connaissance que de maîtriser les effets d'échelle aussi subtils que massifs liés à cette progression. Jusque peut-être à provoquer sa propre disparition, c'est à dire à se résoudre en transition comme les autres d'un état de la Nature en un autre, qui sera peut-être porteur d'autres formes de vie intelligentes, générées à partir d'autres embranchements avec des dispositions et des approches fondamentalement différentes. Ce refus d'envisager que tout est déséquilibre et changement quoi qu'on fasse, comme si la forme du monde actuel et l'humanité qui s'y inscrit devaient durer éternellement, au point qu'il serait criminel d'y attenter, est ce qui rend tout catastrophisme stérile. S'il y a conflit, il est et doit se dépasser à l'intérieur des étroites limites de l'homme, pas dans un chimérique combat contre la Nature (là est la leçon de Sade d'ailleurs, qui certes en surprofite pour faire le kéké: la Nature ne peut rien pour nous, il n'y a en elle pas le moindre indice pour pour savoir ce qu'il est bien ou mal de faire, et les tenants du droit naturel peuvent l'essayer en suppositoire).

      Certes les surréalistes n'ont pas accouché d'une théorie, mais ils ont fait bien plus que Freud en posant simplement qu'avec l'inconscient on en savait toujours plus que ce qu'on croyait. Le monde dès lors apparaissait comme une énigme qu'il appartient à chacun d'élucider en élucidant dans le même temps celle qu'il est toujours pour lui-même. L'objectif était ni plus ni moins de transformer la vie quotidienne de quiconque voulant bien prêter un peu d'attention, ce qu'il n'auraient pu faire en encastrant dès le départ l'inconscient dans le bric-à-brac scabreux des désirs infantiles refoulés. C'était là une autre manière de remettre la Raison à sa place en lui rappelant qu'elle n'est pas la seule à danser. Je trouve que ce genre d'approche manque horriblement quand on lit les «révolutionnaires» d'aujourd'hui, pour qui il n'est que de tout compter, restreindre, tempérer, afin de faire perdurer l'humanité pour… faire perdurer l'humanité (j'ai dû manquer la ligne de départ du marathon).

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