vendredi 1 mai 2020

Sacré Janké !


«J’ai rappelé que Giorgio [Agamben] est un vieil ami. 
Je regrette de faire appel à un souvenir personnel, mais je ne quitte pas, au fond, 
un registre de réflexion générale. 
Il y a presque trente ans, les médecins ont jugé qu’il fallait me transplanter un cœur. 
Giorgio fut un des très rares à me conseiller de ne pas les écouter. 
Si j’avais suivi son avis, je serais sans doute mort assez vite. On peut se tromper. 
Giorgio n’en est pas moins un esprit d’une finesse et d’une amabilité que l’on peut dire – et sans la moindre ironie – exceptionnelles».

(Jean-Luc Nancy, «Eccezione virale», Antinomie, 27-2-2020)


«Pour ce qui concerne les greffes d'organes, sur lesquelles je m'étais un peu documenté à l'époque, ce n'est pas du tout le problème de la mort qu'il faut envisager. C'est plutôt un problème qu'il faut laisser aux médecins. Il faut d'abord dissocier complètement le problème de tous les mythes, de tous les préjugés hérités de la civilisation chrétienne, des religions, etc. Par exemple, penser qu'il est sacrilège d'avoir le coeur d'un autre est une idée absurde. Dans toute greffe, la seule question est de savoir si cette greffe prendra ou ne prendra pas, si elle est efficace ou pas, quels sont les moyens que nous avons d'éviter les phénomènes de rejet... mais c'est tout ! À part cela, que vous ayez votre coeur ou le coeur de Joseph qui est mort l'année dernière, c'est absolument indifférent, tout le reste n'est que préjugés. Un coeur est un muscle qui bat et qui envoie le sang dans les artères. Donc, il faut se garder de tous les préjugés qui veulent paralyser la recherche scientifique. Tout ce qui peut prolonger la vie de l'homme doit être tenté, sans aucun égard aux préjugés religieux, qui n'ont absolument aucun fondement. Alors, quelquefois, on pose la question du mythe : mais si, dans un avenir indéterminé, on me greffe à la fois un autre coeur, celui de Pierre, l'estomac de Jacques, le foie de... - je crois que c'est presque impossible, mais enfin... - est-ce que ce sera encore moi ? Bien sûr que ce sera moi ! Un organe n'est pas un homme. Si les greffes prennent, il y aura des transformations probablement, dans le métabolisme général, qui ne sera plus le même, dans la composition du sang... mais moi, ce sera encore moi. Parce que moi, c'est autre chose. Je ne suis pas la somme de mes organes, je ne suis pas la somme de mes viscères. Simplement, la technique actuelle n'est pas assez avancée pour que l'on puisse changer tous ses organes. Mais, en tout cas, ces transformations, qui finalement influent sur mes idiosyncrasies et sur mon psychisme, et quelquefois le transforment du tout au tout, ne me transforment pas, moi. C'est toujours moi, mais différent. Il arrive quelquefois qu'un homme se transforme complètement sans aucune greffe, gardant tous ses organes. Donc, tout ceci est tellement farci de préjugés, même chez les médecins quand ils sont chrétiens, lorsqu'ils veulent éviter certaines pratiques qui leur paraissent sacrilèges. "Comment vais-je me présenter au jugement dernier, lorsque la trompette de l'archange réveillera les morts de leur tombeau, avec le foie d'un copain ?" Tout cela est ridicule ! Il ne faut pas penser qu'un homme ayant le rein d'un autre, par exemple, soit changé, ce n'est pas du tout sacrilège. Ce mot "sacrilège" est un mot à écarter. Quant au coeur, autour de lui se nouent tellement de mythes et de représentations immémoriales que l'idée du sacrilège vient tout de suite à l'esprit. Or, le coeur c'est un muscle après tout, rien d'autre ! Il agit comme une pompe ! Il y a dans tout cela énormément de mythologie, comme l'indiquent tous ces mots : tabou, sacrilège, etc»

(Vladimir Jankélévitch, Penser la mort ?)

2 commentaires:

  1. Juste une pompe, il faut quand même que quelqu'un meure en bonne santé pour faire une greffe de cœur. Rien que cela devrait changer le rapport à son corps.

    Ça m'évoque 21 grammes, en fait. Tant pour le volet bigoterie (« Tu vois ce pick-up ? C'est Jésus qui me l'a donné ») que pour le volet humain (« Vous allez mourir dans d'atroces souffrance ? – Je refuse de rester là à attendre que quelqu'un d'autre meure. »)

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    1. Ce qui pose problème ici, c'est le statut technique et instrumental de la pompe, et donc la violence du rapprochement. Mais pour le reste, il y a - disons - une forte analogie entre les deux objets : ils fonctionnent pareil. On le sait depuis Harvey, en 1628. C'était la fin des haricots pour les curés. Au point que Descartes a dû être convoqué à l'époque (en grande pompe, si vous nous permettez celle-là) pour accoucher d'une théorie alternative, biblo-compatible. Mais ce n'est pas parce que les crétins cybernétiques "travaillistes" disent, par exemple, que : "le cerveau est un ordinateur" qu'il faudrait, par simple réaction et contraste anti-technologiste, nier le statut purement matériel du cerveau. En l'espèce, ce serait plutôt l'ordinateur qui serait constitué sur le modèle d'un cerveau très très basique. Ce qu'il y a d'intéressant, dans la tirade de Janké, c'est que la pure matérialité du coeur n'empêche nullement que l'essentiel (humain) ne soit pas RÉDUIT à cette matérialité. C'est bien le "soi", la subjectivité (historique et sociale, même si Janké ne le dit pas explicitement ici) d'un homme qui fait son identité, tout matériels soient, par ailleurs, ses organes. Exemple imparable d'émergentisme intelligent : ce n'est pas l'aile de l'oiseau ni les cellules constituant cette dernière qui volent, c'est l'oiseau entier (c'est-à-dire le système, ou le sujet global considéré, par ailleurs constitué élémentairement, intégralement, de matière).

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