(Renaud Garcia : un peu d'air frais, nom de Dieu !)
« Omniprésence du pouvoir :
non point parce qu'il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible
unité, mais parce qu'il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt
dans toute relation d'un point à un autre. Le pouvoir est partout ; ce n'est
pas qu'il englobe tout, c'est qu'il vient de partout [...] Il faut sans doute
être nominaliste : le pouvoir, ce n'est pas une institution, et ce n'est pas
une structure, ce n'est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés
: c'est le nom qu'on prête à une situation stratégique complexe dans une
société donnée. »
(Michel Foucault, La
Volonté de savoir, 1976)
***
« En somme, non seulement le
pouvoir est omniprésent, mais encore il s'agit d'en finir avec une
représentation confortable qui le confinerait à une fonction négative et
répressive :
"d'une façon générale, je dirais que l'interdit, le refus, la
prohibition, loin d'être les formes essentielles du pouvoir, n'en sont que les
limites, les formes frustes ou extrêmes. Les relations de pouvoir sont, avant
tout, productives", déclarait Foucault à Bernard-Henri Lévy dans un
entretien de 1977 pour le Nouvel
Observateur.
Dans le contexte de La
Volonté de savoir, Foucault souhaitait contester, par ces deux thèses sur
le pouvoir, une forme de régression rousseauiste représentée selon lui par le
"freudo-marxisme" (Wilhelm Reich, Erich Fromm, Herbert Marcuse),
prompt à déceler sous l'organisation bourgeoise et patriarcale des rapports
sociaux la spontanéité réprimée du désir. Considérer qu'il subsisterait un site
de résistance absolument pur de toute intrusion du pouvoir, voilà la naïveté
critique suprême, à la recherche d'un "lieu du Grand Refus [paragraphe de
Marcuse] - âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure du révolutionnaire"
(La Volonté de savoir, p. 126). En
réalité, pour Foucault, le caractère diffus du pouvoir implique de fait la
présence d'autant de points de résistance, qui permettent l'application du
pouvoir, mais également sa possible réversibilité.
(...)
L'une des conséquences
immédiate de la théorie foucaldienne fut de discréditer non seulement l'analyse
marxiste centrée sur l'État, mais encore la pensée anarchiste, représentant
peut-être le plus fidèlement - selon cette théorie - une conception naïve du
pouvoir. Il ne restait donc, sur les cendres d'une tradition erronée, qu'à
solder l'héritage ou bien à fusionner une inspiration antiautoritaire avec les
théories foucaldiennes, la deuxième option donnant naissance (...) au
post-anarchisme et à la constellation des nouvelles luttes
"minoritaires". Mais à bien reprendre les thèses de Foucault, il
n'est pas difficile d'établir qu'elles sont entachées d'une assez grande méconnaissance
des textes anarchistes et de la réflexion sur le pouvoir qu'ils mettent en
avant. À chaque fois que l'on a voulu faire de Foucault un anarchiste, il s'est
dépris de l'épithète en arguant d'une différence fondamentale dans la façon de
se représenter le pouvoir :
"Je ne suis pas anarchiste au sens où je
n'admets pas [cette] conception entièrement négative du pouvoir" (Dits et écrits I, p. 1510).
Le même
jugement sera repris dans le cours de 1980 sur le Gouvernement des vivants. Dans la leçon du 30 janvier, Foucault
distingue son hypothèse heuristique de la "non-nécessité de tout pouvoir
quel qu'il soit" de la thèse anarchiste selon laquelle le pouvoir en son
essence serait mauvais, ce qui aurait pour effet de viser une société
entièrement débarrassée de tout rapport de pouvoir. Bien que Foucault admette
lui-même qu'il propose cette comparaison à la hâte, d'une façon très grossière,
le point est d'importance, car des légions de disciples l'ont reprise à leur
compte.
Il est clair, pourtant, qu'aucun
anarchiste n'a jamais considéré que le pouvoir était par "essence"
mauvais. Il faut en réalité établir préalablement ce dont on parle. Si l'on
envisage les formes institutionnelles du
pouvoir politique, alors on peut en effet souscrire sans réserve à l'idée
de Bakounine, selon qui "c'est le propre du privilège et de toute position
privilégiée que de tuer l'esprit et le coeur des hommes". L'homme
privilégié, dit-il, "soit politiquement, soit économiquement, est un homme
intellectuellement et moralement dépravé" (Oeuvres complètes VIII, Champ Libre, p. 104). Mais si l'on envisage
le pouvoir en situation, alors il
faut bien se demander, à la manière d'Eduardo Colombo : "Quel est
l'anarchiste aussi limité qui aurait pu penser une société sans l'action réciproque
des uns sur les autres ? Et imaginer que ces relations réciproques ne seraient
pas un mélange d'entraide et de coercition, d'amour et de haine, d'auctoritas (faire croître) et de
domination ?" (Une controverse des
temps modernes : la post-modernité, Acratie, p. 29). Sans aller beaucoup
plus loin dans cette critique interne de la thèse de Foucault, on signalera
aussi que dans un ouvrage de 1938 intitulé Power.
A New Social Analysis, Bertrand Russel avait proposé une présentation
complète des diverses modalités du pouvoir, qu'il tenait pour le concept
central de toute science sociale (voir la traduction française de ce texte : Le Pouvoir, Syllepse, 2003). Du pouvoir
sacerdotal au pouvoir économique, en passant par la centralisation monarchique,
la suggestion propagandiste, le phénomène bureaucratique et la force nue,
l'ouvrage ne manquait pas d'explorer les multiples relations dans lesquelles
peut se couler le pouvoir. Les groupes anarchistes pourraient du reste
l'utiliser pour bien distinguer entre le pouvoir-de
(initier une action par sa propre puissance), le pouvoir-avec (influencer par l'entraide) et le pouvoir-sur (exercer une domination). Quant à Gustav Landauer, il
n'avait pas attendu le modèle de la micro-physique
du pouvoir développé dans Surveiller
et Punir pour considérer que l'État est moins une institution verticale
oppressive qu'une façon d'être quotidienne impliquant
"l'auto-servitude" ou encore la "suspicion que nourrissent les
hommes non seulement contre les autres hommes, mais de plus contre
eux-mêmes". L'État désigne donc chez Landauer cette présence diffuse
coupant la vie communautaire (ce qu'il appelle la vie de "l'esprit")
de ce qu'elle peut, en la remplaçant par d'autres modes de relations, hiérarchiques
et formels (voir Landauer : La Révolution,
Champ Libre, p. 116).
Il est encore plus important
à nos yeux d'indiquer ce que la théorie foucaldienne du pouvoir implique pour
les pratiques de résistance. En déconstruisant l'opposition - venue de Marcuse
- entre un site du Grand Refus et l'univers du pouvoir, Foucault récusait toute
critique de l'ordre établi qui prétendrait s'effectuer depuis un point de vue
extérieur ou transcendant. À l'inverse, la thèse de l'omniprésence du pouvoir
(au sens des relations de pouvoir) recommandait une acceptation de son
immanence : non seulement nous y sommes
toujours déjà pris, mais il est illusoire de chercher un dépassement de cette situation. Au
contraire, cette velléité ne serait qu'une manifestation de ce à quoi elle
prétend échapper. Sur ce versant-là, Foucault s'est attiré les reproches de
nihilisme et de complaisance à l'égard d'une vision pessimiste de la vie
sociale et politique, marquée par une insupportable négativité. Ainsi, aux yeux
de l'anthropologue David Graeber, dont l'action militante s'inscrit dans un
cadre anarchiste, la littérature de la déconstruction, et Foucault en
particulier, nous laissent dans un singulier état :
" On se retrouve presque
avec l'impression gnostique d'un monde déchu, dans lequel chaque aspect de la
vie humaine passe par la violence et la domination. La théorie critique a ainsi
fini par saboter ses meilleures intentions, en rendant le pouvoir et la
domination si fondamentaux pour la nature même de la vie sociale qu'il est
devenu impossible d'imaginer un monde qui en serait dépourvu. Car si personne
n'en est capable, alors la critique perd plutôt de sa pertinence. Très vite,
nous avons vu des figures comme Foucault ou Baudrillard soutenir que la résistance
est futile (ou, du moins, que la résistance politique organisée est futile),
que le pouvoir est simplement l'ingrédient
de base de toute chose et assez souvent, qu'il n'existe aucune échappatoire
à un système totalisant, de sorte que nous devrions simplement apprendre à
l'accepter avec un certain détachement ironique." (Toward an Anthropological Theory of Value, New York, Palgrave, p.
30)
(...)
Des motifs critiques tels que
l'aliénation, la dépossession, la réification, la répression ne sauraient plus
organiser de résistance valable, car tous supposent, selon Foucault, un
substrat, une nature, une vie capable de se déployer harmonieusement dans un
autre système social, et empêchée de le faire dans ce système-ci. Or, dit
Foucault :
"Cette résistance dont
je parle n'est pas une substance. Elle n'est pas antérieure au pouvoir qu'elle
contre. Elle lui est coextensive et absolument contemporaine. (...) Pour
résister, il faut qu'elle soit comme le pouvoir. Aussi inventive, aussi mobile,
aussi productive que lui. (...). Je ne pose pas une substance de la résistance
en face de la substance du pouvoir. Je dis simplement : dès lors qu'il y a un
rapport de pouvoir, il y a aussi une possibilité de résistance. Nous ne sommes
jamais piégés par le pouvoir : on peut toujours en modifier l'emprise, dans des
conditions déterminées et selon une stratégie précise." (Dits et écrits I, p. 267)
Là réside sans doute
l'origine de la fortune critique de la théorie englobante du pouvoir. À
l'inverse, pour qui aurait-elle pu s'avérer peu porteuse et finalement
restrictive ? Seulement pour les nostalgiques de la politique organisée et du
sujet révolutionnaire de l'histoire, luttant contre l'ennemi de classe. »
(Renaud Garcia, Le
désert de la critique, éditions de L'Échappée, pp. 117-124)