jeudi 25 décembre 2014

Un message du Père Noël

Au pied du sapin...

Le bonheur. En quoi cette chose étrange pourrait-elle bien consister ? Ce monde tellement homogène et unitaire, tellement massif, complique encore, par le dégoût immédiat qu'il suscite, une question qui, ailleurs déjà, sous l'empire d'autres conditions, plus favorables, ne pourrait sans doute pas être réglée. Si toute civilisation ou culture implique, ainsi que certains esprits lucides l'auront subodoré, un niveau déterminé de répression des instincts, et du plaisir, à fin d'assurer une minimale réalité à telle forme modifiée de ce dernier, en l'occurrence - au surplus - c'est toujours d'un plaisir modifié futur qu'il s'agit alors. Sous le règne de l'argent et de la marchandise, l'impossibilité du bonheur réside, pour le pauvre obligé de travailler, dans la nécessité de différer perpétuellement l'accomplissement du bonheur, tout au moins de l'idée vague qu'il pourra s'en faire. Le bonheur résidera, plus tard, lorsqu'on en aura bien bavé, dans les limbes de situations imaginaires pour l'heure strictement impénétrables : la révolution d'un crédit de vingt-cinq ans, la timbale graalesque décrochée d'un appartement-terrier, d'un salaire à durée indéterminée, dont on se voit confusément satisfaire, dans une jouissance projective encore indéfinie, les dernières exigences, le moindre mandat, l'ultime racket, tous légitimes et incontestables. Si le bonheur, c'est l'argent, le bonheur, c'est plus tard. Or, le Temps-qui-passe est aussi, appliqué à la vie de l'esprit, l'élément de l'angoisse. Le vieillissement des cellules incarne aussi, en terrain capitaliste et prédateur, l'ennemi absolu, la source des angoisses les plus destructives. Différer le bonheur en attendant l'argent revient aussi du même coup à pécher contre le saint-esprit libéral de la jeunesse existentielle perpétuelle : à commettre certaine faute impardonnable dont, déjà, l'expiation commence de faire verser ses larmes de sang, creusant à vue dans les chairs flasqueuses ces rides et sillons qui, de vous, éloigneront le désir, éloignent déjà la satisfaction, conjurent dès aujourd'hui tout espoir de bonheur, à supposer qu'il fût possible. Le libéralisme tranche cette contradiction par sa valorisation éternelle du risque. Le risque est en effet sa seule morale, son unique credo. Le malheur aux vaincus, l'honneur à ceux qui auront pris leur risque et tenté victorieusement leur chance, à la faveur purement irrationnelle du hasard, telle est la seule justice distributive que le libéralisme se sache et admette. Ceux qui, toute leur pitoyable existence, devisent à perdre haleine, entre autres merveilles rationnelles, du retour de la croissance, tous les spécialistes rationnels de l'Économie, forme ultime de la pensée magique archaïque, nous sont évidemment bien méprisables et ridicules. Néanmoins, cette apologie du risque, laquelle va d'ordinaire de pair avec l'exaltation de la jeunesse, l'exaltation jeuniste, n'est hélas ! historiquement et génétiquement pas étrangère non plus à la pensée communiste, ou celle qui s'en approche ou se croit telle. Le communisme, jeunesse du monde. Certes. Mais l'essentiel reste à dire, et à faire. La conception d'un temps-qui-passe découplé (étant donné la fuite organique nécessaire de la beauté plastique qu'il présuppose) de cette course à la séduction libidinale qu'implique aujourd'hui le bonheur représente peut-être la seule tâche valable de toute pensée émancipatrice, avec l'accouchement du statut problématique, dans la société future, du laid, du difforme, du handicap moteur ou mental, de l'ennui et de la dépression, des états psychologiques improductifs. Que le vieux monde se trouve derrière soi ou devant, plus loin et plus tard, revient pour nous au même, l'exigence du bonheur ne pouvant être autre que contemporaine. La réponse au défi du temps, à l'effacement progressif universel de la beauté séductrice ne saurait plus tolérer l'outrance jeunisto-futuriste. Cette réponse, passant par la démystification de la prise de risque libérale hypostasiée, doit être à l'inverse la réponse érotique suprême, la réponse de l'Éros qui dure.

4 commentaires:

  1. Le bonheur n'est-il rien d'autre qu'un état miroir, extrême fugitif?

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    1. Le bonheur ne peut être que complet, passer par une authentique libération du temps humain, lequel - manié en tant qu'instrument de peur par la domination - restera, sinon, l'éternel ennemi de l'humanité. Partout où l'on interrogera les causes de la tristesse et de la misère humaines, on retrouvera à l'oeuvre une COMPLÉTUDE adverse. On n'est jamais malheureux sur un point de détail, on est malheureux de tout, à cause de tout. La vie nous échappe de tous les côtés, à la faveur des exigences d'un temps ne constituant pas le cadre essentiel de la tristesse, mais sa condition historique, dépassable. Ce temps-là, le temps de la domination, du travail, divise la vie, ruine son unité. Il use à son profit les instincts, les désirs animaux qui voudraient se satisfaire et s'épanouir. Il détourne leur énergie, canalise leur agressivité. Il exacerbe aussi celle-ci, insistant à la fois paradoxalement 1°) sur l'URGENCE absolue de satisfaire les instincts (et c'est là son jeunisme organisé, son apologie du RISQUE), 2°) l'impossibilité d'une telle satisfaction pour tous (et toutes) - étant donné la nécessité absolue du travail, des exigences de construction et cohésions sociales : donc du sacrifice de l'essentiel du temps humain disponible. Le seul bonheur qui vaille n'est ainsi pas de ce monde, n'en déplaise à la publicité pour les crèmes anti-rides, l'épargne ou les compléments-retraites. Il est d'un monde qui vient, d'un monde imaginaire, porté et défendu par l'inexpugnable réserve imaginaire. Réalisé, ce monde sera satisfaction, légèreté, fin de l'angoisse, fin de la performance et de la productivité. Les vieux et les jeunes parleront, là-dessus, le même langage. Le bonheur sera un bonheur qui dure. L'autre nom, pour nous, du communisme, concept auquel correspondrait en philosophie celui de TOTALITÉ.

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  2. Comment aimer au delà du temps, retenir le passage. Mieux vaut le souvenir intense, les larmes qui lui coulent...

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  3. La tristesse, comme Carthage, sera détruite et ravagée.

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