Ci-dessus : Le second message,
par Mahmûd Muhammad Taha (publié en 1981)
≪Le livre de Taha tranche d'une manière radicale entre la part vive ─ encore valide ─ et la part périssable ─ obsolète ─ du Coran. Les révélations mecquoises, signalant la dimension métaphysique, ethnique, eschatologique (le versant "mont des Oliviers, en somme) peuvent encore nourrir et structurer les âmes, tandis que l'organisation médinoise, plus juridique, politique, militaire, constitue la part conjoncturelle, archaïque, adaptée aux mentalités d'une époque révolue, dépassée par l'évolution humaine. Cette distinction rend caduques les légitimations de l'esclavage, de la polygamie, du voile, du droit de succession différent selon les sexes, de l'interdit de l'adoption, du vin ; exit la loi du talion ainsi que les hudûd, ces châtiments corporels assimilés aux peines pénales (appelant à couper la main du voleur, à lapider à mort l'adultère, etc) ; exit le jihâd, la guerre sainte, la jizya, l'impôt humiliant qui enferme le minoritaire, le dhimmi, le "protégé", dans un statut inférieur. Et de demander qu'on adopte, à la place de ces lois archaïques, les acquis de l'habeas corpus, préalable à l'adaptation aux avancées du droit positif occidental.
En somme, l'auteur renverse le procédé technique de l'abrogé et de l'abrogeant utilisé dans l'exégèse traditionnelle, laquelle résout, comme nous l'avons vu, les contradictions coraniques en donnant aux versets postérieurs ─ médinois ─ la capacité d'abroger les versets antérieurs ─ mecquois ─, qui sont plus doux, moins exclusifs, parce qu'ils n'ont pas été inspirés dans une position de pouvoir. Par l'effet de cette inversion, les dispositions scripturaires qui symbolisent les revendications polémiques des intégristes sont situés par Mahmûd Muhammad Taha dans la part caduque du Coran. Là où nos intégristes radicalisent et systématisent le procédé de l'abrogeant et de l'abrogé, il le déconstruit en le retournant.
(Mahmûd Muhammad Taha, 1909-1985)
Voici un exemple illustrant ces deux manières opposées. Les intégristes estiment que le verset qui affirme : Pas de contrainte en religion (Coran II, 256) est abrogé par un autre verset qui appelle à combattre les infidèles (en incluant parmi ces derniers les monothéistes et les païens) : Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu ni au Jour dernier, ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son Apôtre ont déclaré illicite, ceux qui ne pratiquent pas la religion vraie, parmi ceux qui ont reçu l'Écriture ! Combattez-les jusqu'à ce qu'ils paient la jizya d'une main et qu'ils soient ainsi humiliés (Coran, IX, 29). N'établissant pas de distinction entre monothéistes et idolâtres, ce verset est censé abroger toutes les dispositions antérieures autorisant une attitude patiente et tolérante à l'égard des adeptes des autres religions ─ polythéistes, chrétiens, juifs, sabéens, zoroastriens. Dans la logique de Taha, le verset antérieur et tolérant (II, 256) a la permanence pour lui et abroge le verset postérieur et militant (IX, 29), rendu au contexte médinois et à sa conjoncture politique sédimentée par le temps, ramenée au circonstanciel, au révolu. De tels renversements ne peuvent qu'aider à distinguer entre le principe universel et le principe conjoncturel, afin de sauver l'Islam en éliminant ses archaïsmes. Il me paraît utile de transmettre le message de Mahmûd Muhammad Taha et de le réhabiliter, lui qui fut un homme religieux formé dans le soufisme ainsi qu'un opposant politique encombrant. Pour se débarrasser de lui, l'autorité officielle invoqua en effet ses positions théologiques "hérétiques" ; excommunié, accusé d'apostasie, il fut conduit au gibet par le pouvoir militaire allié aux Frères musulmans. Il se présenta alors courageux et digne devant ses juges, leur déniant toute autorité en matière d'excommunication ─ en raison d'absence d'Église en Islam ─, toute légitimité pour son arrestation ─ en raison de l'absence d'instances démocratiques ─, comme toute légalité pour son procès et sa condamnation ─ faute d'indépendance des juges... ≫
(Abdelwahab Meddeb, Contre-prêches, 2003-2006)
Précision du Moine Bleu : Nous sommes parfaitement conscients tant de la complaisance de Abdelwahab Meddeb, décédé en 2014, à l'égard de la junte post-bourguibiste tunisienne ayant régné de 1987 à 2011, que de la raison sociale et politique bien particulière des attaques encore dirigées contre lui à ce sujet, et émanant, pour l'essentiel, des mêmes inévitables raclures tiers-mondistes genre Monde diplomatique, transcendantalement acoquinées avec le frérisme ≪anti-impérialiste≫. Meddeb fut, d'ailleurs, lui-même, assez clair et honnête en définitive, au moment (après la Révolution tunisienne) de faire retour sur ses propres attitude et parcours. Il reconnut, notamment dans un entretien fameux donné au Courrier de l'Atlas, avoir toujours, en effet, privilégié dans sa détestation et sa haine l'ennemi mortel islamiste, le bénalisme dictatorial (jumeau du sarkozysme dans sa vulgarité autoritaire ploutocrate, précisait-il dans la foulée) ne mobilisant guère chez lui que son mépris de conservateur cultivé, issu d'une vieille lignée patricienne de théologiens et artistes, et certes pas son engagement militant. La chose est néanmoins quelque peu embêtante, lorsqu'on en appelle, à raison d'ailleurs, comme Meddeb le fait dans l'extrait que nous citons plus haut, au respect inconditionnel de l'état de droit devant être associé à celui de la liberté de conscience. Oserons-nous rappeler que Meddeb ne fait hélas ! ici que prolonger une tradition ancienne, et fâcheuse, propre au rationalisme musulman, remontant aux mu'tazilites, puis à Averroès lui-même et tant d'autres encore : la passion philosophique et leur défense non seulement de la Raison mais aussi de la beauté et de la culture, se superposant volontiers chez eux à des positions de classe conservatrices, tendant souvent au despotisme oriental éclairé, dont le néo-destourisme offrit une triste et parfaite illustration. Mais le retour de bâton littéraliste (hanbalite et salafiste) semble donc compris de manière immanente, impliqué par l'expression dominante conjoncturelle même d'un tel rationalisme, ce dont témoigne, à vrai dire, selon tant d'autres modalités historiques, tout libéralisme bourgeois dont ≪l'ouverture sociétale≫ tous azimuts prélude, semble-t-il désormais invariablement, au clap de fin fasciste, signant la fin de l'orgie indécente des classes supérieures. En somme, le moment historique d'une alliance entre liberté, Raison et justice sociale est définitivement passé : les anarchistes, entre autres, les communistes anti-autoritaires les plus intransigeants, et donc sophistiqués, incarnaient ce moment, aujourd'hui évanoui. Gageons que de telles opportunités reviendront. Mais, pour nous autres, il est à craindre que nous mangions alors les pissenlits par la racine, et de longue date. Ce qui n'est pas trop grave. D'ici là, nous aurons relu, avec plaisir et intérêt, moult des écrits, chroniques ou poèmes de l'élégant soufi Abdelwahab Meddeb.