dimanche 22 janvier 2023

Jünger par Müller


Heiner Müller : J'avais déjà lu Jünger avant la guerre. Mon père m'avait donné Sur les falaises de marbre, et me l'avait présenté comme un livre secret de résistance. J'avais 13 ou 14 ans. Je ne dirais pas aujourd'hui que Sur les falaises... fait partie des meilleurs textes de Jünger, mais l'allégorie marmoréenne était tout à fait transparente à cette période-là. Le Grand Forestier, avec sa cabane de torture dans la forêt, pour nous, c'était Hitler. Dès 1933, en Saxe, on appelait Hitler le Grand Forestier. Plus tard, le nom a été donné à Göring. On parlait aussi d'Hitler comme du caporal bohémien. Après la guerre, j'ai lu Feuilles et pierres, un recueil d'essais qui comprenait entre autres : "La mobilisation totale", "Sur la douleur", "Lettre sicilienne à un habitant de la Lune", et "Éloge des voyelles". Les textes de Jünger et de Nietzsche ont été la première chose que j'ai lue après la guerre. 

- Qu'est-ce qui t'a amené à rendre visite pour la première fois à Ernst Jünger en 1988 ?

HM : J'avais toujours eu envie de le rencontrer. C'est ensuite une connaissance, Manfred Giesler, qui tenait un café dans une galerie à Berlin, qui a arrangé ça. J'ai écrit une lettre à Jünger en faisant allusion à mes premières impressions de lecture, et en particulier à Feuilles et pierres, et nous avons été invités à Wilflingen, où il habite la maison de l'ancien administrateur de biens des Stauffenberg. Jünger s'est informé ou s'est arrangé pour avoir des informations. Il a d'abord parlé de l'impression que son éditeur Klett avait eu de Alceste, le spectacle de Wilson à Stuttgart. Dans Alceste, Wilson a utilisé un texte de moi. Ensuite, nous avons parlé de Wolfgang Harisch, un ennemi commun. Il m'a montré l'édition de E.T.A Hoffmann faite par le père de Harisch, qui était pour lui un trésor, quelque chose de très important. Je l'ai trouvé peu de temps après chez un bouquiniste. Une belle édition avec de belles introductions, des commentaires. Jünger a raconté que cela l'avait particulièrement affecté que ce soit justement le fils de l'homme qu'il estimait à cause de cette édition, qui ait été le premier après la guerre à avoir polémiqué contre lui dans la revue Aufbau. C'était le premier essai d'une certaine ampleur contre Jünger, le présentant comme précurseur et compagnon de route du fascisme. Harisch citait à titre de preuve particulière de la barbarie de Jünger un aphorisme tiré de Feuilles et pierres : "Dans un mécanisme comme la bataille de la Somme, l'attaque était quelque chose comme un ressaisissement, un acte de sociabilité." C'est une phrase qui, déjà à l'époque, m'avait paru tout à fait évidente ; Jünger décrit une expérience de la bataille de matériel que l'on ne peut pas comprendre en partant du pacifisme, d'une position morale. La bataille de la Somme a été la première des grandes batailles d'armement. 

- Quel effet produisait-il sur toi en tant que personne ?

HM : Jünger est un vieil homme très gracile. Il se déplace avec beaucoup de légèreté. Il a bu énormément de champagne. Je ne supporte pas le champagne. C'était très difficile pour moi de tenir le rythme, verre après verre. Il y avait un petit déjeuner avec. Les places étaient désignées par des papiers ; Giesler passait pour mon chauffeur. Mais il pouvait aussi se présenter comme un connaisseur de Jünger parce qu'il venait de vivre quelque chose de désagréable aux frontières allemande et italienne. Il avait Approches, drogues et ivresse de Jünger à côté de lui dans la voiture. Le douanier italien l'a vu et a dit : "Vous lisez Jünger, intéressant." Le douanier allemand a vu le livre et a dit : "Ouvrez votre coffre et videz vos sacs." Jünger était ravi de l'histoire. Ça lui procurait une joie très juvénile, presque enfantine, d'être un mauvais garçon. Il a raconté que - après la parution du livre - il a reçu une lettre d'un député chrétien-démocrate au Bundestag. Cet homme l'avait informé qu'après cette oeuvre qui corrompait la jeunesse, il ne prendrait plus jamais en main un livre de Jünger, et interviendrait personnellement pour que Jünger ne reçoive plus jamais un prix en Allemagne fédérale. Jünger était ravi de déranger encore, d'être encore un méchant. Il m'a dit : "Savez-vous qui était assis avant vous sur cette chaise ? Mitterrand." Il avait une édition de Saint-Simon et a raconté que depuis quatre ou cinq ans, il lisait Saint Simon, quarante pages tous les soirs. Il ne lisait d'ailleurs plus que de la littérature du dix-huitième siècle, ou de la littérature antérieure au dix-huitième siècle. La période postérieure ne l'intéressait en fait plus beaucoup. Et Mitterrand, qui avait été assis sur cette chaise, avait dit quelque chose de dépréciatif sur Saint-Simon et s'était donc disqualifié. Sa femme, une archiviste de Marbach, le soignait comme un monument aimé. Et lorsqu'elle nous a amenés dans la pièce aux reliques, elle a dit : "Maintenant, nous allons voir le musée." Jünger n'a peur de rien si ce n'est des femmes. C'est l'impression que j'ai eue. Je lui ai demandé s'il n'avait pas rencontré Brecht pendant sa période berlinoise, avant 1933. Jünger a dit très vite : "Non, jamais." Puis sa femme est intervenue, elle a dit : "Mais tu as quand même raconté cette histoire avec Rudolf Schlichter." - Ah oui, environ douze fois", a-t-il dit tout aussi vite. Et puis il a raconté l'histoire : Brecht était devant le portrait de Jünger par Schichting, une huile - bien entendu ils se sont rencontrés assez souvent : Carl Schmitt, Jünger, Brecht, Bronnen, Benn aussi, je crois, dans un café à Berlin Au porcelet noir - en tout cas, Brecht était devant le tableau et a dit : "Du kitsch allemand..." C'est peut-être la raison pour laquelle Jünger, quand je lui ai parlé de Brecht, a dit très vite : "Non, jamais". 

- Qu'est ce que Jünger savait de toi ?

HM : Qu'il ait su quelque chose de moi, je ne le crois pas, non. Elle s'était informée, bien entendu, et il était au courant de la polémique de Harisch contre Macbeth. Et c'était notre point d'entente, l'ennemi commun. Il était vraiment agréable à tout moment, et il avait aussi de l'humour, il était aussi capable de se considérer lui-même avec ironie. Je lui ai posé une question sur un passage de Jardins et routes dans lequel il décrit la façon dont il file à cheval vers une bataille à la tête de sa compagnie, en France, pendant la Seconde Guerre Mondiale. On entend et on voit que c'est une bataille atroce, mais pendant tout ce temps, il ne pense absolument pas à la bataille mais à un article du Völkischer Beobachter où il y a quelque chose de négatif sur lui, une attaque. Et il enchaîne sur une remarque au sujet de la différence entre courage pendant la guerre et courage pendant une guerre civile. Le courage pendant la guerre est une question de formation, il y a peu de gens qui ne soient pas courageux pendant la guerre. Mais, dans une guerre civile, on est seul, le courage dans une guerre civile est quelque chose de rare. Son modèle était Ernst Niekisch, membre du Comité Central de la SED après la guerre, avec qui il était ami. Jünger décrit la façon dont il a commencé, après l'arrestation de Niekisch, dans son appartement à Charlottenburg, à trier tout ce qui pouvait l'accabler. Il a tout brûlé et a vidé les cendres dans une poubelle de l'arrière-cour. Je lui ai donc posé des questions sur cette histoire et il s'est tu, légèrement gêné. Sa femme a parlé pour lui : "Les jeunes gens ne savent pas sous quelle pression on était à l'époque." Cela m'a plu, qu'il n'ait rien dit là-dessus. Ensuite, sa femme nous a conduit dans le musée. Là, il y avait un buste de lui par Breker. Nous sommes passés devant, et il a dit en passant : "Un homme méconnu." Et puis nous sommes passés devant une autre étagère devant laquelle il y avait quelque chose de Carl Schmitt, et je lui ai posé une question sur Carl Schmitt. Là non plus, il n'a rien dit. Il y avait surement là un contentieux. Schmitt a écrit quelque chose d'ironique sur un texte de Jünger, une lettre sur le texte de Jünger : Passage de la ligne
Ils avaient commandé un repas dans une auberge du village et aussi une chambre pour nous, nous sommes sortis, elle est allée chercher sa Toyota au garage et a démarré brusquement, il avait donc un quart d'heure de libre, il venait avec nous. Nous lui avons demandé si nous pouvions fumer, si ça le dérangeait. Il a dit qu'il avait toujours fumé avec plaisir ses Dunhill, le matin dans le jardin, mais que sa femme disait que ce n'était pas bon pour ses bronches. Bien entendu, nous avons profité de l'occasion pour lui poser des questions sur son expérience des drogues. Sur le sujet, il était loquace, nous n'avons presque pas parlé de sujets politiques. On voyait qu'il n'était pas riche, les livres ne rapportent pas grand-chose. Il ressent  certainement aussi très fortement son isolement, le fait que les jeunes gens ne veuillent pas parler avec lui, parce qu'il est suspect pour beaucoup. Nous avons encore effleuré un sujet. Dans le Spiegel, il venait juste de paraître un scénario catastrophe, une vision sombre des catastrophes à venir. Nous avons eu un vrai contact en tant qu'amateurs de catastrophes, plus tard aussi, pendant le repas. J'ai raconté une blague, qui pour sa femme était à la limite du supportable, mais qui lui a beaucoup plu. Puis il a encore bu au minimum deux ou trois chopes de bière sans effet perceptible. 

- Que penses-tu des protestations contre Jünger, par exemple contre l'attribution du prix Goethe en 1982 ?

Pour moi, Jünger n'a jamais été un héros, je n'ai donc pas considéré les protestations contre lui lors de l'attribution du prix Goethe à Francfort comme une humiliation du héros, je les ai simplement trouvé superflues. Ce qui m'intéressait, c'était son oeuvre littéraire. Je ne suis pas capable de lire moralement, tout aussi peu que je suis capable d'écrire moralement. Il y a d'autres problèmes, chaque chose a son prix : quand il veut écrire qu'il est allé en vélo au village voisin, pour acheter des graines de plantes, il y a chez lui : "Pour des trajets de cette espèce, je recours à l'utilisation de la bicyclette". Je connais le problème, mais comme je laisse tout simplement tomber l'achat de graines, je ne suis pas embêté. Il y a une autre différence, qui est simplement que j'écris à la machine à écrire, et Jünger à la plume. Je ne peux plus écrire à la main. Sauf des notes. Cela se répercute bien entendu sur la forme, sur la façon d'écrire, la technologie.
Le problème de Jünger est un problème de ce siècle. Avant que les femmes aient pu être une expérience pour lui, ç'a été la guerre.≫

(Heiner Müller, Guerre sans bataille, vie sous deux dictatures)

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