mercredi 29 août 2018

Freud avec les homosexuels (et contre les curés)


« La psychanalyse n’est pas appelée à résoudre le problème de l’homosexualité. Elle doit se contenter de dévoiler les mécanismes psychiques qui ont conduit à la décision dans le choix d’objet.... Elle est sur le même terrain que la biologie en ceci qu’elle prend comme hypothèse une bisexualité originaire de l’individu humain (et animal). Quant à l’essence de ce que, au sens conventionnel ou au sens biologique, on nomme "masculin" et "féminin", la psychanalyse ne peut l’élucider ; elle reprend à son compte les deux concepts et les met à la base de ses travaux. Si l’on tente de les ramener à des principes plus originaires, la masculinité se volatilise en activité et la féminité en passivité, ce qui est trop peu. »

(Freud, La psychogénèse d’un cas d’homosexualité féminine, 1920)

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« La psychanalyse se refuse absolument à admettre que les homosexuels constituent un groupe ayant des caractères particuliers, que l’on pourrait séparer de ceux des autres individus.... Pour la psychanalyse, le choix de l’objet, indépendamment du sexe de l’objet, l’attachement égal à des objets masculins et féminins tels qu’ils se retrouvent dans l’enfance de l’homme, aussi bien que dans celle des peuples, paraît être l’état primitif, et ce n’est que par des limitations subies tantôt dans un sens tantôt dans l’autre, que cet état se développe en sexualité normale ou en inversion.» 

(Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, 1905)

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« L’homosexuel ne relève pas du tribunal et j’ai même la ferme conviction que les homosexuels ne doivent pas être traités comme des gens malades, car une orientation sexuelle perverse n’est pas une maladie. Cela ne nous obligerait-il pas, en effet, à caractériser comme malades de nombreux grands penseurs et savants que nous admirons précisément en raison de leur santé mentale ? »

(Freud, réponse au journal die Zeit, qui lui demandait son avis quant aux soucis judiciaires alors rencontrés, pour motifs d'homosexualité, par une haute personnalité viennoise, 1903).

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Last but not least, la lettre reproduite ci-dessous est assez célèbre. Freud y éconduit, en termes polis et bourgeois, comme à son ordinaire, une mère de famille yankee et straight, désespérée que son grand garçon les préfère (les garçons). La malheureuse aurait-elle raté quelque chose dans son éducation ? Sans doute, mais comment en être sûr ? Heureusement, tout étant dans la tête (et réciproquement), la psychanalyse, cette science nouvelle de la tête, surgie depuis peu à la surface de notre Terre, que Dieu fit (et avouez que les choses sont tout de même bien faites) représenterait peut-être ce miracle d'espérance auquel l'adorable maman mériterait de s'abandonner dans les transes : la réponse, en somme, à tous ses problèmes. La gugusse contacte Freud en urgence. Elle a du blé. Elle paiera tout ce que le docteur exigera. Du moment qu'il accepte de soigner son pédé de fils, qu'il accepte de le faire redevenir normal. Voilà la réponse de l'excellent maestro-trichien :

« Vienne IX, Berggasse 19, le 9 avril 1935.

Dear Mrs X,

Je crois comprendre d’après votre lettre que votre fils est homosexuel. J’ai été frappé du fait que vous ne mentionnez pas vous-même ce terme dans les informations que vous me donnez à son sujet. Puis-je vous demander pourquoi vous l’évitez ? L’homosexualité n’est évidemment pas un avantage, mais il n’y a là rien dont on doive avoir honte, ce n’est ni un vice, ni un avilissement et on ne saurait la qualifier de maladie ; nous la considérons comme une variation de la fonction sexuelle, provoquée par un certain arrêt du développement sexuel. Plusieurs individus, hautement respectables, des temps anciens et modernes ont été homosexuels et, parmi eux, on trouve quelques-uns des plus grands hommes (Platon, Michel-Ange, Léonard de Vinci, etc.). C’est une grande injustice de persécuter l’homosexualité comme un crime – et c’est aussi une cruauté. Si vous ne me croyez pas, lisez les livres d’Havelock Ellis.

En me demandant s’il m’est possible de vous venir en aide, vous voulez sans doute demander si je puis supprimer l’homosexualité et faire qu’une hétérosexualité normale la remplace. La réponse est que, d’une manière générale, nous ne pouvons promettre d’y arriver. Dans un certain nombre de cas, nous parvenons à développer les germes étiolés des tendances hétérosexuelles qui existent chez tout homosexuel ; dans la plupart des cas, la chose n’est plus possible. Tout dépend de la nature et de l’âge du sujet. Le résultat du traitement reste imprévisible.

Ce que la psychanalyse peut faire pour votre fils se situe à un niveau différent. S’il est malheureux, névrosé, déchiré par des conflits, inhibé dans sa vie sociale, alors la psychanalyse peut lui apporter l’harmonie, la paix de l’esprit, une pleine activité, qu’il demeure homosexuel ou qu’il change.

Si vous vous décidez à le faire analyser par moi – et je ne pense pas que vous le voudrez – il serait obligé de venir à Vienne que je n’ai pas l’intention de quitter. Ne négligez pas, de toute façon, de me faire parvenir votre réponse.
Bien sincèrement à vous et avec mes meilleurs vœux.

Freud. 

P.-S. – Je n’ai eu aucune difficulté à lire votre écriture. J’espère qu’il ne vous sera pas plus difficile de lire la mienne et mon anglais. »

 (La même, sous un autre angle)

7 commentaires:

  1. Il Papa (pas Mama) pensait peut-être plus à un traitement de type behavioriste. Si tu as une décharge électrique à chaque fois que tu songes à jouer à la dînette, tu seras un homme, figlio mio. Parce que bon, si les enfants ont une sexualité, je ne vois pas comment on peut déterminer à partir de celle-ci qu'ils sont hétéro ou homo (-curieux ou pas).

    On notera quand même ici que l'hétérosexualité est conçue comme un développement plein. Ce n'est pas complètement absurde d'un point de vue biologique*, mais ça rappelle furieusement l'aussi fameuse que fumeuse différence entre sexualité clitoridienne et sexualité vaginale.

    * Dans le sens où ça fait pas mal les affaires de l'espèce que les mâles et les femelles se recherchent — je sais, je fais dans le poncif hétéronormatif, les écureuilLEs sont genderfluid comme tout le monde, c'est juste par effet discursif dominant que leurs mâles se comportent à peu près tous pareil entre eux et avec leurs femelles : ça ira mieux quand ils auront la télé et de bonnes séries.

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    1. À notre avis, il convient de distinguer ici, d'une part l'attitude pratique de Freud (et son contexte socio-historique) marquée par une certaine frilosité normative (c'est le moins qu'on puisse dire, au moins en ce qui concerne les mots employés) ET, d'autre part, sa conviction profonde que, selon une phrase-clé qu'il commet ailleurs : " l'anatomie, c'est le destin ". Évidemment, on sait aujourd'hui que l'anatomie n'est pas un destin "anatomique", justement : que l'on peut changer de sexe, pour dire les choses simplement. Mais la profondeur de cette phrase nous paraît résider ailleurs : elle dit que l'objectivité, le fait de se heurter à de l'objectivité, à de la nécessité objective s'impose toujours au sujet, d'une manière ou d'une autre (que le sujet doit toujours s'y confronter pour s'éduquer dans la douleur, se déterminer par rapport à des impuissances, des échecs, du trop fort pour lui) . En d'autres termes, tout n'est pas construit, ou constructible. Il y a bel et bien une Nature qui s'oppose au constructivisme activiste et libéral du sujet, et qui constitue, de celui-ci, la limite (comme dirait Renaud Garcia dans un livre récent). L'anatomie constitue ainsi, selon Freud, selon les perspectives qui sont les siennes, un exemple-type de ce genre de limite, toujours évident pour nous, dans les figures de la maladie et de la mort. Quoique les post-modernes du genre aient nié longtemps cette objectivité incontournable échappant au pouvoir du sujet (à son "mode de subjectivation", selon leur pénible expression), il semble qu'ils-elles aient, depuis vingt ans, mis de l'eau dans leur vin. Foucault s'était planté sur le sida, on le sait. Butler considère apparemment aujourd'hui (loin de ses écrits les plus dogmatiques) qu'il existerait de fait une sorte de "nature" définie par la limite de puissance objectivement atteinte par un sujet : une nature négativement définie, en quelque sorte. Bref, quelque chose comme un destin. Tout ça pour ça. Freud nous paraît toujours subversif quant à sa conception "non-élucidable" du masculin et du féminin, et de sa bisexualité universelle fondatrice, à sa plasticité indépassable, interdisant TOUTE assignation de genre, fût-elle constructrice (trans). Pour le dire autrement, il n'y a qu'un genre, le genre humain, dont le sexe de l'objet de désir n'a aucune importance, et dont la propre appartenance tranchée "masculine" ou "féminine" est à la fois conventionnelle et problématique.

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    2. Il me paraît abusif de parler de changement de sexe. On peut mettre un corps sous traitement hormonal constant afin de contrarier son expression naturelle, on peut bricoler chirurgicalement des organes génitaux, mais aussi parfait que soit le phasme, il ne devient jamais feuille.

      Ce qui nous renvoie à la séparation anatomique fondamentale entre hommes et femmes, le corps de l'autre sexe restant un mystère (bander, pour prendre un exemple sexuel trivial, j'ai une idée assez concrète de ce que ça fait, mouiller en revanche, il me faut sacrément extrapoler). On n'a jamais trouvé, que je sache, de société sans division sexuelle du travail, ce qui signifie que toutes ont perçu et se sont emparées de cette division qu'elles ont investie symboliquement, de manière certes très diverse (d'où des définitions flottantes du féminin et du masculin). Y a-t-il une pente biologique qui incline cette symbolisation (expliquant pourquoi c'est toujours l'homosexualité qui fait l'objet d'une tolérance plus ou moins large et jamais l'hétérosexualité, pourquoi le coït n'est jamais en soi tabou dans les relations intimes entre sexes, … choses qu'on explique difficilement si tout à la base est 50/50) ? L'affirmer comme le nier est une pétition de principe. J'aime pour ma part beaucoup l'idée chez Nietzsche que l'homme est une bête réprimée, une contradiction ambulante, une nature naturellement contre-nature. Aussi, j'ai tendance à associer le ça freudien à la bête dans l'homme, sans laquelle il n'est pas un homme mais contre laquelle il est en tant que tel condamné à être.

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    3. Pardonnez-nous mais on bande rarement sans mouiller.

      Pour ce qui est de votre deuxième point : la polarisation "transcendantale" du masculin et du féminin, ce que Freud semble indiquer, c'est qu'au fond, ici comme en toute chose, les mots, les distinctions lexicales seraient ici impuissantes à rendre compte de la nature exacte de cette polarisation. Il le dit explicitement : remplacer masculin-féminin par actif-passif serait plus juste, et pourtant encore très insuffisant. Il y a donc, en effet, intuition (sans connaissance discursive précise) d'une différence de type "ça existe", sans que l'on puisse davantage l'expliquer. Les constructions idéologiques assurant l'avantage du "masculin" tournent donc autour d'une différence ressentie quoique inexplicable. Elle l'est, inexplicable, tout simplement parce que l'histoire (y compris celle du corps humain) n'est pas achevée, que l'être humain n'est jamais, au fond, que ce qu'il sera. Ce qui nous paraît ainsi plus subversif chez Freud, dans son idée de la bisexualité originaire indépassable, c'est cette idée que trouver SON genre adéquat, trouver un accord entre SA véritable identité et son être anatomique reviendrait, au contraire, à fixer, essentialiser une identité. C'est plutôt l'inadéquation qui désigne le désir, et -dans le cadre d'une civilisation, d'une société - le malaise qui accompagne nécessairement l'être humain, contraint par une réalité frustrante à en rabattre sur son désir. Ceux ou celles qui se satisfont d'un genre ENFIN adéquat nous paraissent considérer possible une forme de bonheur pour nous envisageable seulement de façon asymptotique ou utopique : en-dehors de ce monde uniquement.

      Pas besoin, enfin, de Nietzsche (votre dernier exemple) pour exposer ce que vous exposez vous-mêmes très bien, et qui fait le fond des intuitions les plus géniales de Freud puis des gens de la Théorie Critique : les rapports insolubles entre culture-domination et nature (extérieure et intérieure).

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    4. Bander-mouiller, on peut toujours trouver des correspondances, puisque les tissus de base sont les mêmes, le fœtus humain se développant d'abord sur une organisation femelle avant d'éventuellement évoluer (ou dégénérer, je ne suis pas sectaire) en mâle. Il est donc par exemple anatomiquement exact de dire que les femmes bandent, mais pour autant aucune n'a jamais spontanément assimilé son expérience à la turgescence masculine. À organisation différente, vécu différent, il y a bien à ce stade une explication objective. Avant toute idéologie, il y a toujours pour chacun un sexe qui est connu directement et l'autre par projection (l'intersexualisme étant plutôt un entre-deux). Aucune organisation sociale ne peut combler ce fossé, quels que soient les jeux de rôles qu'elle autorise. Actif ou passif, par exemple – et au-delà du fait que « passif » m'évoque immanquablement Marie-Ange dans Les Valseuses – sont déjà des notions très au-dessus du niveau de subjectivité dont il est ici question.



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  2. « on bande rarement sans mouiller. »

    'Le Moine bleu', as 'been mouille' (anagramme)

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