≪Les catastrophes qui inspirent Fin de partie ont fait éclater cet individu dont la substantialité et le caractère absolu étaient le point commun entre Kierkegaard, Jaspers et la version sartrienne de l'existentialisme. Celle-ci avait été jusqu'à garantir à la victime des camps de concentration la liberté d'accepter ou de refuser intérieurement le martyre qui lui avait été infligé. Fin de partie détruit ce genre d'illusion. L'individu lui-même, en tant que catégorie de l'histoire et résultat du processus d'aliénation capitaliste qu'il défie et conteste, s'est révélé éphémère à son tour. La position individualiste était polarisée par l'entreprise ontologique de tout existentialisme, même celui d'Être et Temps. Le théâtre de Beckett l'abandonne comme un bunker suranné. L'expérience individuelle, avec son étroitesse et sa contingence, n'a reçu de nulle part l'autorité qui lui permettrait de les interpréter comme des clés de l'être, à moins de se poser elle-même comme un caractère fondamental de l'être. Mais c'est cela justement qui est mensonger. L'immédiateté de l'individuation était un leurre ; ce à quoi s'attache l'expérience individuelle est médiatisé, déterminé. Fin de partie suppose que la prétention de l'individu à l'être et à l'autonomie a perdu toute crédibilité. Mais, tandis que la prison de l'individuation est dénoncée à la fois comme prison et comme illusion ─ l'image scénique est l'imago de cette prise de conscience ─, l'art reste malgré tout incapable de rompre le charme de la subjectivité éclatée ; il ne peut rendre sensible que le solipsisme. Beckett se heurte ainsi à son antinomie présente. La position du sujet absolu, une fois battue en brèche comme manifestation d'un tout qui la dépasse et, d'une manière générale, la produit, ne peut être tenue : l'expressionnisme se démode. Mais le passage à l'universalité impérative de la réalité objectale, qui pourrait faire obstacle à l'illusion de l'individuation, est interdit à l'art.≫
(T.-W. Adorno, Pour comprendre Fin de partie, 1958)
Comment doit être compris le "même" dans "même celui d'Être et Temps"?
RépondreSupprimerAdorno insiste sans doute ici sur le soi-disant "Tournant" de Heidegger, évoqué à la fin des années 1940 et marquant chez lui l'abandon d'une problématique subjectiviste (celle de Être et Temps) au profit d'un pur repli sur l'être. Adorno semble relativiser ce tournant, en insistant sur le fait que dans Être et Temps, déjà, l'individu ne fournissait que le prétexte à une idéologie ontologique de plus. Sartre subit de sa part le même traitement, la même accusation. Beckett, par contraste, évacuerait même (dans le cadre médiatisé d'une catastrophe déterminée : celle du monde capitaliste) la possibilité de tout discours, de toute pensée sur cette "situation-limite" (Jaspers) concrètement exposée, à rebours de l'existentialisme, dans toute sa misère de sens. Ce serait là sa vérité, non-idéologique.
SupprimerPlus précisément : l'individu est une création historique, de la société bourgeoise tardive. Il est, à ce titre, transitoire et passager. Sa contingence est déterminée, doit être comprise via ses médiations. Elle ne donne pas, comme dieu sait quelle pure immédiateté, "les clés" d'un être aussi chimérique qu'elle dans son abstraction, sa fausse concrétude.
SupprimerLe "souci" heideggérien abstrait, relais d'une ontologie de plus, s'efface devant la conscience désespérée d'une catastrophe concrète et totale (dont le péril nucléaire et le génocide industriel des juifs fournissent respectivement, chez Beckett, l'horizon conjoncturel et la matrice) rasant jusqu'à la possibilité du sens. Et de l'individu.
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