≪Le pessimisme culturel (Kulturpessimismus) a mauvaise presse. Le terme apparaît vers la fin du 19ème siècle pour désigner une attitude, un état d’esprit, une Stimmung de défiance par rapport à la modernité, et de critique envers le capitalisme, le libéralisme et l’industrialisme, partagée par tout un courant de la culture allemande des années 1890-1933. Peut-on le réduire à des manifestations nationalistes, racistes et antisémites préparant l’avènement du Troisième Reich ? C’est la thèse soutenue, avec une grande érudition, par Fritz Stern en son ouvrage "classique", Le pessimisme culturel comme danger politique (1961) – c’est le titre de l’édition allemande – qui étudie les écrits de trois éminents représentants de la "révolution conservatrice" allemande : Paul de Lagarde, Julius Langbehn et Moeller van der Bruck.
Ces trois auteurs sont certainement des nationalistes réactionnaires – et, en ce qui concerne les deux premiers, antisémites notoires – et leurs travaux ont sans doute, parmi d’autres, nourri l’idéologie national-socialiste. Mais sont-ils pour autant représentatifs de tout le courant pessimiste culturel ?
En fait le Kulturpessimismus, dont Friedrich Nietzsche est l'une des principales références philosophiques, est un style de pensée beaucoup plus ample, couvrant un large spectre politique et intellectuel de la Mitteleuropa. Une de ses sensibilités les plus importantes est le pessimisme culturel résigné : il inclut des écrivains comme Thomas Mann, des sociologues comme Ferdinand Tönnies et Max Weber, ou des philosophes comme Oswald Spengler. Il serait d’autant plus faux de l’identifier avec l’antisémitisme qu’il existe, dans la culture germanique de cette époque, un pessimisme culturel juif, représenté, entre autres, par des écrivains comme Stefan Zweig et Joseph Roth.
S’il comporte un pôle conservateur ou réactionnaire, il n’existe pas moins en Europe centrale un pessimisme culturel de gauche – souvent représenté, il est vrai, par des penseurs juifs. Il suffit de mentionner Franz Kafka, Walter Benjamin, ou l’Ecole de Francfort. On peut aussi trouver des équivalents dans d’autres cultures ou continents : Orson Welles pourrait en être un exemple. Il s’agit ici d’un pessimisme révolutionnaire n'ayant rien à voir avec la résignation fataliste, et encore moins avec la variante réactionnaire et pré-fasciste du pessimisme culturel, parce qu’il est inséparable d’idées libertaires. Sa préoccupation n'est pas le "déclin" des élites ou de la nation, mais les menaces que fait peser sur l'humanité le progrès technique et économique promu par le capitalisme, ou la domination impersonnelle et meurtrière des appareils bureaucratiques. Franz Kafka, Orson Welles et Walter Benjamin représentent trois variantes très différentes de ce pessimisme culturel de gauche.
Dans Der Prozess, le pessimiste Kafka, qui avait des sympathies anarchistes, met en évidence le pouvoir mortifère des "appareils" et l’incapacité des individus à résister, victimes de leur soumission volontaire. La conclusion du roman n’en est pas moins, implicitement, un appel à la révolte. Le film [éponyme] d’Orson Welles partage ce diagnostic, même s’il le formule dans un autre langage, et sa conclusion qui semble suggérer une guerre atomique, est loin d’être optimiste. Enfin, Walter Benjamin qui avait lu avec une attention infinie les écrits de Kafka, avait été frappé par "l’absence d’espoir" des accusés du Procès.
Sa variante du pessimisme culturel, comme nous le verrons, se réclame à la fois du communisme et de l’anarchisme, et se propose, dans une perspective révolutionnaire, d’"organiser le pessimisme", précisément pour éviter l’avènement du pessimum.
Ce pessimisme de gauche était-il exagéré ? Était-il paralysant, en inspirant la peur ?
En ce qui concerne Kafka et Benjamin, il faut les considérer plutôt comme des "avertisseurs d’incendie", qui ont eu l’intuition, parfois avec une lucidité impressionnante, des catastrophes à venir. Certes, ils n’ont pu prévoir ni Auschwitz ni Hiroshima : en cela, ils n’étaient pas suffisamment pessimistes…
Ce pessimisme culturel de gauche est-il d’actualité aujourd’hui, à la lumière de la catastrophe écologique qui approche à grand pas, ou de la montée spectaculaire de gouvernements d’extrême-droite, ou fascisants sur la planète ?
Ne faut-il pas, malgré tout, compenser le pessimisme de la raison par l’optimisme de la volonté, comme le proposait Antonio Gramsci (citant Romain Rolland) ?
Aux lecteurs de tirer leurs conclusions… ≫
Michael Löwy (présentant son ouvrage)
S'attendre au mire ou peilleur m'apparaît une réflexion très secondaire, voire négligeable. Puisque ce qui nous détermine, ce par quoi nous nous déterminons, à changer relève de l'insupportable présent. Les paris ou les prophéties sont des succédanés de la volonté, des préalables aux "volitions" dirait Spinocchio, aux "demi-vouloirs" dirait le Moustachu.
RépondreSupprimerCertes, ils sont aussi d'inévitables tours de manège de hamsters, leur gymnastique de la conscience polarisée entre midi/minuit et 6/18 h 30. Exercice bien nécessaire en contexte aliéné, mais qui ne suffit pas soi-même tant qu'à éprouver ses forces et à apercevoir l'extérieur de la cage le merveilleux de l'au-delà de la brèche ne s'impose pas comme solution. L'homme-hamster, dame !, est tour à tour rassuriste* et catastrophiste plusieurs fois dans la même journée, comme le soleil ou la pluie en Bretagne. Je ne sais pas si les plus désespérés sont les plus "espérants", ni non plus s'il y a des seuils d'espoirs ou de désespoirs hors d'heure dont on ne revient pas, suscitant un épuisement de l'exercice de la foi ou de l'aigreur tel qu'on finit en roue libre, et aussi la cessation mortelle du moindre effort.
Par prudence mon rassurisme se moque de mon catastrophisme et mon catastrophisme se fout de mon rassurisme, entre les rares mais décisifs moments merveilleux. C'est plutôt ainsi que je comprends que "la critique qui va au-delà du spectacle doit savoir attendre" plutôt que d'attendre sans trop savoir.
* Néologisme Covid forgé par la presse française catastrophiste, notamment parisienne, particulièrement à l'endroit d'un chef d'hôpital marseillais.