jeudi 11 novembre 2021

Intelligence et entropie



Dans son Journal clinique, Sándor Ferenczi note, en date du 24 janvier 1932 :

«Du mimétisme. Comment la couleur de son milieu est-elle imposée à une espèce animale ou végétale ? Le milieu lui-même (régions arctiques) n'a aucun avantage à colorer la fourrure de l'ours en blanc : il n'y a que l'ours qui en profite. Cependant, théoriquement, ce n'est pas impossible qu'un attribut commun supérieur comprenne à la fois l'individu et son milieu, par exemple que la tendance générale de la nature vers un état de repos en tant que principe supérieur soit perpétuellement à l'œuvre pour niveler la différence entre accumulation de danger et de plaisir. Ce principe fait que le milieu cède à l'individu sa couleur propre et aide l'individu à revêtir la couleur extérieure. Un exemple intéressant d'interaction réussi entre tendances égoïstes et universelles ─ collectivisme individuel».

On reconnaît là la force et les faiblesses de l'hypothèse freudienne d'une pulsion de mort éventuellement partagée par l'ensemble du vivant. La supposition d'une «tendance générale de la nature vers un état de repos» va ici de pair avec la reconnaissance intuitive d'une interaction universelle de «systèmes partiels» (chaque animal faisant face à tous les autres), cette interaction tendant au nivellement, à l'équilibre entropique, à la désagrégation desdits systèmes partiels, c'est-à-dire à leur destruction finale au profit d'un système global homéostatique : le fameux état de «repos» (et d'indifférenciation) évoqué par Ferenczi. Bref, ce qui se trouve imaginé en l'occurrence n'est autre que le terminus d'un procès impliquant la disparition par suicide collectif du vivant, programmée par le vivant lui-même suivant une espèce d'agenda mystérieux (mourir à son heure et à ses conditions seulement, pas celles imposées par le milieu extérieur), dont Freud était le premier à reconnaître le caractère d'hypothèse à la fois féconde et métaphysique.
Deux éléments sont absents de l'intuition ferenczienne illustrée par l'exemple de l'ours : l'intelligence, d'abord (l'ours est en effet un vertébré, un animal doté par l'évolution d'un cerveau, d'yeux, d'un système nerveux central complexe, autrement dit un vivant défini par une capacité perceptive et active très singulière et élevée, bien différente de celle de la bactérie ou de la méduse) ; et, d'autre part,  la prédation (Ferenczi ne parle, pudiquement, que de ce «milieu» qui ne «profiterait pas», lui, de ce privilège chromatique octroyé à l'ours blanc : il ne parle pas, plus concrètement, de ces phoques qui se font attaquer et dévorer par ce dernier, constituant (avant l'évolution anthropocénique, du moins) l'essentiel de son menu ordinaire. En réalité, ces deux facteurs n'en font évidemment qu'un : la haute intelligence de l'ours et sa capacité de prédation (ainsi, bien entendu, symétriquement, que la haute capacité perceptive de sa proie, permettant la fuite éventuelle du phoque) apparaissent ensemble

Les biologistes situent précisément cette explosion conjointe de l'intelligence animale et de l'interaction agressive des formes de vie à la période du Cambrien (soit de −540 à −485 millions d'années). Témoignerait de cette «explosion cambrienne» un déchaînement fabuleux de l'inventivité morphologique aujourd'hui conservée dans les innombrables restes fossiles légués par cette période. Comme y insiste Peter Godfrey-Smith, spécialiste des poulpes, le Cambrien voit, relativement aux périodes précédentes, le corps des animaux se transformer efficacement, à l'aune de l'agressivité généralisée et donc de l'intelligence adaptative que cette agressivité implique : 

«Durant le Cambrien, les animaux deviennent partie intégrante de la vie des autres. D'une façon neuve, notamment par le biais de la prédation. Cela signifie que lorsqu'un organisme donné évolue, l'environnement des autres organismes est modifié, et ceux-ci évoluent en retour. À partir du début du Cambrien, la prédation existe sans aucun doute, et avec elle, tout ce qu'elle encourage : l'identification, la chasse, la défense. Quand une proie commence à se cacher ou à se défendre, les prédateurs améliorent leur aptitude à traquer et à soumettre, suscitant chez la proie d'ultérieures techniques défensives. Dès lors, une "course aux armements" commence. Dès le début du Cambrien, les fossiles des corps animaux présentent tout ce qui n'existait pas durant l'Édiacarien, des yeux, des antennes, et des pinces. L'évolution des systèmes nerveux prend une nouvelle direction.»
(Godfrey-Smith, Le prince des profondeurs ou L'intelligence exceptionnelle des poulpes, pp. 64-65 )

Nous reparlerons dans un instant de l'âge précédant justement le Cambrien, ce fameux Édiacarien. Mais à l'adresse de ceux qui se refuseraient à parler d'un accroissement général de «l'intelligence» caractérisant corrélativement cette montée en puissance de la prédation, l'auteur poursuit en ces termes : 

«Cette imbrication des vies et ses conséquences évolutives sont dues au comportement et aux mécanismes qui le contrôlent. À partir de ce moment, l'intelligence évolue en réponse à d'autres intelligences.
Vous m'objecterez peut-être que le terme "intelligence" est impropre. Je ne discuterai pas de la question dans ce chapitre. Ce qui est certain, c'est que les sens, les systèmes nerveux et les comportements de chaque animal commencent à évoluer en réponse aux sens, aux systèmes nerveux et aux comportements d'autres animaux. Les actions d'un animal créent des opportunités pour certains et des contraintes pour d'autres. Si un anomalocaride de 1 mètre de long est en train de fondre sur vous comme une blatte géante avec ses deux pinces articulées prêtes à vous saisir, c'est une très bonne chose de savoir ce qui se passe et de prendre la fuite » (ibid., p. 68).

                                    Ci-dessus : Anomalocaridus Zemmouris (détail)

L'intelligence apparaît donc inséparable de la lutte pour la survie, laquelle, elle-même, se trouve implacablement indexée à l'augmentation des interactions. Qui dit rapports intensifiés entre les vivants dit aussi hostilité et donc augmentation de l'intelligence : «le comportement s'oriente vers autrui, avec l'observation, la capture, la fuite» (ibid., p.67) ; «Dès le début du Cambrien, nous trouvons des fossiles qui arborent les instruments de cette interaction : des yeux, des pinces, des antennes» (id.). Certes, «ces animaux sont aussi mobiles : ils ont des pattes et des nageoires. Ces dernières ne sont pas la preuve qu'un animal interagit avec les autres» (id.). Mais il est hors de doute que tendances agressives, interaction et intelligence se développent ensemble : «les pinces ne laissent quant à elles aucune place au doute» (id.). Chaque vivant, autant qu'il est en lui, pourrait-on ainsi écrire en détournant légèrement Spinoza (Éthique III, Proposition VI), s'efforce de persévérer dans son être. Et l'intelligence (essentiellement adaptative, hostile ou défensive) ne serait que le moyen de cet instinct de conservation. 

Par contraste, l'âge immédiatement antérieur au Cambrien : l'Édiacarien (−635 à −541 millions d'années) est souvent baptisé par les spécialistes du nom de «Jardin», évoquant l'Éden paisible de la Genèse : durant cette période, en effet, si on se fie à l'analyse des formes de vie fossilisées qui y correspondent, «ces créatures ne semblent pas avoir eu d'organes sensoriels développés et complexes : pas de grands yeux ou d'antennes. Ils avaient probablement une sorte de réactivité à la lumière  et aux substances chimiques, mais leur investissement dans ces outils est resté, autant que nous puissions en juger, limité. On ne trouve pas non plus de pinces, de piques ou de coquilles : pas d'armes ni de boucliers. Leurs vies étaient apparemment dépourvues de conflits et de relations complexes, ce qui explique l'absence d'outils normalement élaborés pour gérer ce genre d'interactions» (ibid., p. 62). Et quoique il soit «certain que les édiacariens étaient en compétition les uns avec les autres d'un point de vue évolutif, ce qui est inévitable dans un monde d'organismes qui se reproduisent», néanmoins, «les formes les plus évidentes d'interaction entre organismes semblent absentes» : les édiacariens «grignotaient leur tapis [de bactéries et de microbes couvrant le fond des océans], filtraient l'eau pour obtenir de la nourriture et se déplaçaient parfois, mais si l'on en croit les preuves fossiles ils n'interagissaient quasiment pas» (id.). Et si les expressions de paix généralisée, ou d'harmonie, sembleraient évidemment impropres pour qualifier cet âge d'or du vivant, en suggérant «l'existence d'une forme d'amitié ou de trêve», il n'en reste pas moins, objectivement, explique Godfrey-Smith, qu'«en résumé, l'Édiacarien n'était en aucun cas un monde où régnait une "loi de la jungle" archaïque. Le paléontologiste américain Mark McMenanim évoque à son sujet, dans une expression demeurée célèbre, "le Jardin d'Édiacara" (...), jardin d'êtres relativement indépendants et tranquilles, "des navires qui passent dans la nuit" (id.).»

Qu'on se retourne, à présent, vers l'ours blanc de Ferenczi, en mesurant ce que le tristement célèbre «réchauffement climatique» induit par l'activité intelligente de l'espèce humaine signifie pour lui. Pour lui et pour nous, il semble tentant d'oser cette hypothèse voulant que l'intelligence et l'entropie ne soient que les deux faces d'une seule et même pièce matérielle, et que la vie tende à se décomposer à mesure qu'elle se complexifie, que le rapprochement (formant un «milieu» partagé) de systèmes prédateurs partiels tende non seulement à entraîner la mort du système le moins «intelligent» mais également, non moins inéluctablement, la disparition de son adversaire victorieux. L'avenir appartiendrait-il alors aux éponges, aux méduses ? (ces dernières sont en tout cas les seules bénéficiaires avérées de l'acidification actuelle des océans et de la transformation progressive conjointe de ceux-ci en poubelles à plastique géantes). La fameuse «pauvreté de l'animal en monde», stigmatisée par Heidegger dans un passage célèbre, s'accompagne aussi (Von Uexküll le rappelait) d'une capacité renforcée de certitude pratique, d'absence de doute, et donc, paradoxalement, d'une meilleure résistance active au péril. En sorte que le triomphe de l'Intelligence complexe, de la Raison, se présenterait toujours comme une victoire à la Pyrrhus. Au point que l'Édiacarien (car la vie continuera évidemment après nous) constituerait comme un modèle passé néanmoins plein d'avenir : utopique (rappelons la portée subversive, pour nous, de la pulsion de mort océanique). Au point, plus radicalement encore, d'un point de vue thermodynamique, que la seule question intéressant la vie tordra généreusement avec pertinence l'interrogation métaphysique classique : pourquoi donc devrait-il y avoir quelque chose d'intelligent plutôt que rien ?         
  

7 commentaires:

  1. merci cher moine bleu . J'ai etudié dans le temps ferenzi et je decouvre des choses non lius. j'ai copié pour lire plus facilement je reviendrai reprendre le commentaire. beau 11nov commemoratif.
    Frankie

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  2. Putain une blatte zemmouriste d'1 m de long ? ça ça fait flipper moine bleu !

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  3. Sans remettre en cause le lien entre prédation et développement de l'intelligence, que ce soit du côté des proies ou des prédateurs, deux réserves. La première que je dirais de bas niveau, avec la conquête des terres qu'on pense s'être faite principalement sur une base symbiotique entre champignons et végétaux. Aujourd'hui encore on commence seulement à percevoir le réseau d'intelligence que peut constituer une forêt, où on a donc bel et bien de hauts niveaux d'interactions, d'organismes très différents qui arrivent à se comprendre les uns les autres, sans que cela soit résumable à des relations où chaque individu ferait simplement «face à tous les autres». La deuxième réserve, de haut niveau cette fois, est évidemment l'homme. Il s'agit très probablement du seul animal pour qui un arbre, une pierre, un cours d'eau, etc. puisse être autre chose que ce qu'il est. Au point qu'à ma connaissance on n'a jamais trouvé de société humaine sans métaphysique, c'est à dire incapable de vous expliquer comment sont nées les choses et d'y distinguer un certain ordre en conséquence. Cela non plus, alors que ça semble bel et bien fondamental dans le rapport de l'animal humain à son milieu, n'est en tant que capacité intellectuelle pas soluble dans la prédation, tant on peine à en déduire une efficacité quelconque en terme de survie. Il y a là quelque chose de "gratuit" qui échappe entièrement au système utilitaire auquel on tente de réduire la Nature.

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  4. Le fait de "distinguer un certain ordre" dans les choses, n'est-ce pas précisément déjà de la prédation à leur égard ? Quant à la gratuité de la métaphysique (tendant à établir une hiérarchie basée sur l'Intelligence suprême des Êtres étant "plus êtres" que les autres, en quelque sorte, et méritant, à ce titre (leur intelligence supérieure) de régner, cela peut laisser songeur. Ce qui est vrai, c'est que la métaphysique recèle aussi de l'utopie, dans la croyance en la liberté de l'Humain, en particulier, transcendant les règles naturelles. Et l'émancipation passe par le refus de ces règles, lesquelles passent par la prédation et son acceptation. Refuser d'écraser et de bouffer l'autre, alors qu'on le devrait.
    Tout à fait d'accord sur votre présentation de l'association intelligente des écosystèmes forestiers, sans toutefois négliger la compétition qui s'y poursuit (pour la lumière) : la profusion tropicale en constitue un bon exemple. Mais la thèse d'une progression tendancielle de l'agressivité avec celle de l'intelligence animale ne nous paraît en effet pas devoir en être infirmée. Godfrey-Smith ne dit d'ailleurs pas autre chose que vous, semble-t-il. Reste que l'Homme met ses semblables en camp de concentration et détruit son environnement, pas les autres animaux. Telle est la rançon de l'intelligence réflexive. Ce n'est pas "gratuit".

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    1. La notion de domination ne me paraît quand même pas intrinsèque à la métaphysique, même si le pas est vite franchi. Le végétarisme, par exemple, repose également sur un ordre des choses métaphysique, et c'est plutôt une caractéristique propres aux cultures issues du Livre que de considérer que l'homme a un droit à dominer les animaux. Dans beaucoup d'autres cultures, ce n'est pas aussi net, il y a des animaux tabous, d'autres qu'on peut tuer mais dont il faut apaiser l'esprit, etc. Quand je parle d'ordre de choses, il faut vraiment prendre ça dans le sens le plus général possible. Un animal n'aura jamais, ou en tous les cas on ne l'a jamais mis en évidence, l'idée qu'en commettant un acte il rompt un équilibre qui tôt ou tard doit se compenser sur sa tête. Or regardez ce qui se passe avec le climat aujourd'hui, même dans nos sociétés technicistes certains discours ne disent pas autre chose, de manière plus ou moins ouverte, comme si c'était vraiment très enraciné.

      Pour la destruction de l'environnement, ce n'est pas tout à fait exact, la Grande Oxydation étant l'exemple d'une extinction massive provoquée par les organismes eux-mêmes. Organismes nettement moins élaborés que les humains. De plus quand je dis "gratuit", je ne veux pas dire sans conséquence. C'est gratuit parce que ça ne sert à rien face aux autres animaux: croire que contempler votre talisman sans au préalable vous arracher un ongle est un péché ne fait pas de vous un meilleur chasseur ni une proie plus coriace. Fondamentalement l'homme apparaît comme un cadeau que la Nature s'est fait à elle-même, et c'est à cet égard seulement qu'on peut le juger dérogeant au-dessous de tout.

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