jeudi 3 septembre 2020

L' Intelligence Artificielle Totale


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«Un néologisme a fait son apparition sur l'Internet chinois, version abrégée de l'expression "gouvernance intelligente" ― en mandarin : zhineng guanzhi ou智能管治, populairement raccourcie en zhizhi (智治) ― que nous pourrions simplement traduire ainsi : la "gouvernance par l'IA" (Intelligence Artificielle). Cette expression englobe nombre des approches nouvelles que nous avons observées en Chine, relatives au contrôle social et politique, utilisant les technologie de surveillance et les données informatiques (le Big Data). À l'origine de ce néologisme, on trouve nul autre que Chen Yixin (陈一新), directeur de la Commission Centrale des Affaires Légales et Politiques du Parti Communiste Chinois, qui supervise au niveau national la bonne application des dispositions législatives. Chen Yixin est un créateur de slogans extrêmement prolifique au service du Parti : on ne lui doit rien de moins, excusez du peu ! que les vocables de la "Nouvelle Ère" introduite par Xi Jinping. En 2018, c'est ainsi qu'il lança les fameuses "Six Emprises", groupe de termes symbolisant l'idée que les autorités devaient désormais se montrer bien plus agressives dans six domaines décisifs, liés au maintien de l'ordre et au respect de la loi. Le 21 mai de cette année 2019, Chen introduisit la notion des "Cinq Gouvernances" ― ou wuzhi (五治) ― comprenant la politique (政治), la force de loi (法治), la gouvernance morale (德治), l'auto-gouvernance (自治) et la gouvernance par l'IA (智治). "Nous devons [expliqua Chen Yixin] conduire des politiques puissantes, assurer les protections via toute la domination et la force de la loi, gouverner les mœurs, [encourager] l'auto-gouvernance et [employer] l'Intelligence Artificielle". 
Les quatre premières "emprises gouvernementales" de cette liste étaient déjà, à dire vrai, largement familières au public, et guère connues autrement que comme des clichés anciens, des expressions administratives toutes faites : la "force de loi" renvoyant, par exemple, évidemment non à quelque protection légale [dont bénéficieraient éventuellement les citoyens] mais plutôt à l'instrumentalisation pure et simple de la loi pour assurer le contrôle du Parti. "L'auto-gouvernance", elle, ne désignait pas une quelconque forme d'autonomie mais plutôt le renforcement imposé de la discipline politique, du respect absolu de la ligne dans tout comportement. Mais le cinquième de ces concepts ― la fameuse gouvernance par l'Intelligence Artificielle ― représentait, lui, une vraie nouveauté. Cette formulation synthétisait, en réalité, toutes les options innovantes de pouvoirs de contrôle privilégiées par le Parti. Lors d'une session de travail récente, organisée à destination des cadres législatifs et portant sur le thème des politiques locales, Chen Yixin fit à ce sujet la déclaration suivante : "Nous devons placer le processus de gouvernance par l'Intelligence Artificielle à une position encore plus importante, l'élever au rang de moyen de contrôle décisif. Nous devons promouvoir la gouvernance par l'IA en tant que moyen de contrôle social et comme mécanisme opérationnel dès l'échelon municipal, comme moyen de restructurer tous les processus de travail intelligent (sic). Nous devons accélérer la modernisation du contrôle social dès le niveau municipal". Chen Yixin exprimait ainsi la conviction qu'en s'en remettant à la technologie en vigueur, le Parti pourrait de manière effective et forte identifier tous les risques, alerter de tout signe inquiétant au niveau local et, de cette manière, appliquer en temps utile des réponses efficaces, en termes de management du risque. Un tel travail, dit-il, se concentrera sur les "lieux et districts prioritaires" (重点区域部位), ainsi que sur les "secteurs industriels critiques" (重点行业领域). (...) Un tel processus pourrait s'appuyer sur des infrastructures-clé, telles que le Projet Oeil-de-Lynx (雪亮工程), visant à connecter à un réseau national une surveillance vidéo digitale totale. Comme une recherche sur Google Images suffit à s'en convaincre, le terme de "rayons X" renvoie largement en Chine, dans l'imaginaire, à l'idée de violation de la vie privée. Or, Chen Yixing évoque précisément cette gouvernance par l'IA en employant ce genre de métaphores : parlant par exemple des Big Data et de l'IA comme de "microscopes", de "rayons X", de "téléscopes" tout entier dédiés à la sécurité publique, autant d'outils permettant de promouvoir une scientificité nouvelle du maintien de l'ordre et de la stabilité dès le niveau municipal. La référence aux rayons X représente métaphoriquement toute l'extension (à laquelle le Parti prétend) de son futur accès possible au moindre aspect de la vie et des activités des Chinois, rendant celles-ci absolument transparentes, à fin de contrôle intégral. Encore une fois, la moindre recherche sur Google l'atteste, cette image des "rayons X" ne renvoie à rien de moins, du point de vue des Chinois, qu'à leur nudité complète de citoyens en regard de ces technologies appliquées. Tel est donc, en Chine, l'état des choses et de cet objectif à long terme du pouvoir, consistant à atteindre la précision et l'efficience les plus extrêmes dans le maintien de la stabilité globale (un but, d'ailleurs, pas si récent, remontant aux années 1990, incluant la surveillance de la société et la gestion des contestations). Ces "innovations" (un terme, c'est l'occasion de le rappeler, jamais positif en lui-même, ni en lui-même porteur de progrès) se trouvent activement développées par le Parti depuis 2013. Et maintenant, grâce à Chen Yixing ― vieux camarade de Xi Jinping, et qui servait sous ses ordres lorsqu'il était secrétaire de la province de Zhejiang (il devrait vraisemblablement intégrer le Politburo d'ici trois ans), nous en possédons le lexique parfait».   

Chen Yixing, à droite, trinquant avec l'assassin socialiste de Rémi Fraisse (à droite également), 2013.
       
(David Bandurski, in China Media Project, 27 juillet 2019)

2 commentaires:

  1. J'ai lu ces jours-ci que Piketty avait refusé la traduction de son dernier opus en chinois. La censure y allait trop de ses gros ciseaux sur la partie consacrée aux inégalités dans l'empire du milieu selon lui. Du coup Le livre ne sortira pas. Ça a du bon le respect du droit de propriété en zone socialiste !

    A.N

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  2. Il serait déjà révélateur que la simple lecture de Piketty y soit autorisée. Or, Piketty est non seulement autorisé mais célébré, et par Xi Jinping lui-même, qui a chaudement vanté les mérites du "Capital au 21ème siècle" (un best-seller là-bas). C'est dire le caractère inoffensif, pour le moins, de cette chose. Quant aux staliniens, on sait que ça ose tout : c'est même à ça qu'on les reconnaît.

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