jeudi 15 février 2018

Anarchistes des Lumières


« Si la question de l'éducation a revêtu pour les anarchistes individualistes qui se reconnaissaient dans le mouvement initié par Libertad à travers les Causeries populaires et l'hebdomadaire l'anarchie une importance cruciale, c'est parce qu'ils étaient convaincus qu'un changement de société institué brutalement à l'issue d'une révolution ou d'une insurrection, ne saurait avoir d'effets positifs s'il n'avait pas été précédé d'une évolution des mentalités. La capacité à bâtir un monde plus solidaire et plus libre dépendait d'une éducation préalable à laquelle les masses ouvrières n'avaient pas eu accès et que l'école publique n'avait pas pour but de dispenser. Selon Paraf-Javal, qui avait initié le mouvement des Causeries populaires aux côtés de Libertad, une organisation sociale défectueuse, renversée par des individus porteurs d'une mentalité acquise en son sein, ne pouvait déboucher que sur une société également défectueuse. Les individualistes estimaient que l'abaissement des masses ouvrières du fait de l'ignorance, de l'alcoolisme et de l'obéissance aux préjugés rendait de toute façon fort improbable la survenue d'une révolution. Sans élévation du niveau de conscience et de combativité des opprimés, elle ne pourrait être l'oeuvre que d'une étroite élite, d'une minorité consciente, et le risque était grand alors qu'advienne une société plus autoritaire encore, un ordre social au moins aussi inique. (...)

L'émancipation individuelle n'était pas seulement le moyen de parvenir à un monde meilleur, elle avait en elle-même une valeur, était à elle-même sa propre fin. Les anarchistes individualistes, ouvriers dans leur grande majorité, sans diplômes et sans avenir social, refusaient une condition sociale impliquant l'étouffement d'une grande partie de leurs potentialités et le renoncement à toute forme de vie meilleure. Ils ne voulaient contraindre ni leurs corps, ni leur esprit et entendaient développer jusqu'à l'extrême toutes leurs aptitudes sur le plan physique, intellectuel, artistique, émotionnel, sensuel. (...)

Les individualistes estimaient de manière générale qu'il ne fallait pas laisser l'Église et l'État se disputer seuls le monopole de l'éducation, mais devant la difficulté à créer des structures indépendantes, il fallait plutôt s'efforcer d'insuffler un esprit nouveau à l'intérieur même des écoles existantes. Pour toucher le maximum d'enfants, Émilie Lamotte préconisait de créer des ateliers d'étude après la classe pour compléter les leçons par l'expérience, et pour expliquer sur des exemples les devoirs donnés par le maître. De telles initiatives, réalisables à peu de frais, pouvaient contribuer à rendre les enfants moins passifs, plus questionneurs, à semer, écrivait-elle, des graines de zizanie. »

(Anne Steiner, in Philosophie de l'anarchie)

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