Ernst Bloch
N'être jamais présent : c'est donc cela la vie "réelle" de cette femme, de cet homme, encore vingt ans et toute la réalisation serait chose faite ? Quand donc vit-on authentiquement, quand est-on soi-même consciemment présent dans la région de ses propres instants ? Mais, si intensément que ceci nous empoigne, encore et toujours nous échappe le fugace, l'obscur de chaque vécu, tout comme le fond de la pensée.
(L'esprit de l'utopie)
Quiconque a pris un jour, ne serait-ce que de façon
minimale, connaissance de l'oeuvre de Ernst Bloch conviendra que la catégorie
de Non-encore-conscient occupe au sein de celle-ci une place fondamentale.
Ce Non-encore-conscient inédit s'invite dans l'oeuvre blochienne au sein
d'une constellation de catégories philosophiques plus traditionnelles dont
Bloch revisite la pertinence plastique, et féconde, au regard du mépris
relatif - signifiant - dans lequel la Philosophie les aura toujours, selon lui,
confinées. Il en va ainsi, entre autres exemples, de la Matière ou de la
Possibilité, deux champs de difficultés insurmontables rencontrées par la
Philosophie au moment de penser le Nouveau, le procès intérieur
structurant l'objet même, définissant celui-ci comme possible-objectif,
réalité-latence, essence à l'apparaître divers, intermittent, voire uniquement possible. Même chez un
penseur du mouvant comme Hegel, l'objet n'est ainsi jamais pensable que
réalisé, son intérêt logique s'évanouissant comme être de possibilité, comme dynamis. Or, selon
Bloch, le rapport est manifeste entre impuissance philosophique
de saisie de l'objet processus et inachèvement radical -
processuel - de ce dernier. De même que le monde n'est pas encore parvenu au
stade final de son développement, lequel sera aussi celui de sa genèse, de son
commencement réel, de même notre essence de sujet humain ne s'est encore jamais
manifestée adéquatement. Nous ignorons encore notre vrai visage, notre vraie
figure (ces deux termes revenant très souvent sous la plume de Bloch). En sorte
que nous demeurons largement, dans cette attente eschatologique, définis, voire
agis par une inconscience nécessaire procédant de ce hiatus perpétuel
séparant chez Bloch le sujet de l'objet, le projet du but, le paradoxe étant
ainsi que tout projet supérieur parce que concret, et tendant donc vers
l'accomplissement, recèle aussi vis-à-vis de ce dernier certain excédent,
qualifié ontologiquement par Bloch d'utopique, jamais
épuisé dans l'accomplissement, celui-ci se présentât-il formellement comme le plus
adéquat (le succès pratique d’une conquête amoureuse, par exemple, ou d’une
révolution politique poursuivie par tel militant depuis des décennies), cet
excédent indiquant irrésistiblement, à nouveau, la trace d'une nouvelle
tension, d'une nouvelle pulsion, et peut-être d'une nouvelle et
éternelle insatisfaction vers un nouveau but, lui-même
bientôt dépassé au gré d'une transcendance du besoin vers l'avant.
Ce Non-encore-conscient serait-il
assimilable, sous certaines conditions, à une forme d'Inconscient telle que la
psychanalyse en aura présenté des figures diverses ? Pour étayer
cette hypothèse, il conviendrait d'abord justement de rappeler (en y insistant
bien) cette diversité psychanalytique de positions vis-à-vis du
problème de l'Inconscient, que ce soit au sein de la réflexion de Freud ou chez
ses disciples et successeurs, ceux-là se fussent-ils maintenus, ou non, dans la
stricte « orthodoxie ». L’inconscient ne saurait être considéré a
priori comme une propriété freudienne, ni même « psychanalytique »,
une deuxième réalité avérée voulant en effet que Freud se considérât lui-même,
d'un certain point de vue, comme l'exécuteur scientifique d'une vérité
déjà idéologiquement aperçue avant lui par certains écrivains, poètes ou
philosophes (Shakespeare, Hoffmann, Schiller, Schopenhauer, etc) : soit le
fait même d'un partage de la vie psychique entre deux instances hétérogènes régies par des
buts, des lois, une économie énergétique absolument différents, Freud situant
plutôt sa nouveauté radicale dans la délimitation précise des caractéristiques
d'un appareil psychique déterminé, dont l'étude des rapports et influences
dynamiques réciproques d'une partie (l'Inconscient) sur l'autre (le Conscient)
fonderait l'objet de sa métapsychologie. De là, souvent, chez lui,
une nécessité polémique conjoncturelle autour des mots et des termes (l'Inconscient, en
particulier) visant à circonscrire, avec la dernière vigueur, le domaine encore
incertain et fragile de sa psychanalyse attaquée de toutes parts
: entre (et contre) la rigueur biologique des sciences de la nature (et de
la médecine), d'un côté, et l'idéologie philosophique, de l'autre.
Freud - dont la carrière philosophique était pourtant le grand rêve de
jeunesse, comme en témoigne sa correspondance - parle ainsi souvent, de manière
violemment ironique, plus tard, en plein conflit l'opposant à l'attitude
« conscientialiste » de la Philosophie dominante de son temps
(confrontée à cet Inconscient qu'elle ne saurait reconnaître et face auquel
elle cherche à biaiser en catastrophe) de ce fameux « Inconscient des
philosophes » n'ayant (répète-t-il à satiété, notamment dans son Interprétation
des rêves) rien ou pas grand-chose à voir avec le sien. Cette
outrance « tactique » mise à part, l'affrontement de Freud aux
philosophes demeure fécond (qu’on se rappelle la préface de Marcuse à Éros
et Civilisation, où au Freud thérapeute se voit clairement préféré le
Freud philosophe), surtout lorsque lesdits philosophes se sont déjà portés (par
leurs propres moyens, pourrait-on dire) au point-limite de leur discipline,
touchant souvent à l'incapacité proprement philosophique de restituer toute
l'épaisseur et la mobilité du réel : la plasticité de la vie. Ernst Bloch
est évidemment de ceux-là.
Ce moment général de doute et d'ébranlement philosophique
devant l'émergence irrésistible de l'Inconscient freudien, est sans nul doute
constitutif pour la pensée de Bloch, alors témoin embarqué, ou engagé
(puisque lié à Teodor Lipps, auprès de qui il étudie de 1905 à 1908, et dont
Freud rappelle, dans sa Traumdeutung, qu'il est le philosophe ayant
précisément fait de l'inconscient « le fondement général de la vie
psychique ») de ces luttes pionnières de la psychanalyse. On sait en
outre, sur un plan factuel, comment Bloch prétendit, auprès de Simmel (dont il
cherchait, certes, à obtenir pragmatiquement le droit d'assister à son
séminaire à Berlin) que le Non-encore-conscient constituait
l'une de ses « grandes découvertes » récentes (Bloch jouant de cette
manière sur la proximité séduisante de ladite « découverte » et de
l'Inconscient freudien). La réalité est que le bouleversement freudien de
l'Inconscient, tout anti-philosophique qu'il se soit présenté, aura malgré tout
accompagné, voire stimulé, une recherche philosophique contemporaine déjà
aux prises depuis quelques décennies (et l'oeuvre de von Hartmann, bien
sûr, en particulier, précédant de beaucoup celle de Freud), avec un
« autre » Inconscient, procédant :
- soit d'un principe métaphysique unique, organisateur et
informateur, lui-même inaccessible au plan conceptuel, et dont les différents
niveaux de réalité ontologiques se trouveraient ensuite en quelque sorte émanés, comme chez
Plotin ou, d'une manière différente, chez Schopenhauer (dont on connaît
l'influence en retour sur Freud) et Schelling (dont la connaissance immédiate
de Dieu aura, elle, tant nourri Bloch : contre et avec la médiation
hégélienne),
- soit de la nécessaire et profonde opacité du moment
vécu, selon une autre expression blochienne typique, de cette problématique
participant autant la pensée - alors dominante en psychologie - de Bergson
(laquelle admet explicitement l'existence d'un inconscient psychique,
que ce soit dans Matière et Mémoire ou L'évolution créatrice) que celle des
petites perceptions leibniziennes : deux influences majeures pour Bloch
(quoiqu'il ne le reconnaisse guère pour la première).
Dans les deux cas, c'est indéniablement la virtualité de la
perception qui retient Bloch, la virtualité d'une prise de conscience possible
de tel donné simplement encore relégué, par l'attention, à l'arrière-plan (expression de
Freud) du conscient - ou, au contraire : à son avant-plan (expression de Bloch)
suivant une métaphore picturale assimilant, notamment au chapitre 20 du Principe
Espérance, cet inconscient encore inaperçu à la zone nécessairement
indistincte, non-soumise encore aux lois de la perspective, entourant
immédiatement le peintre exécutant son tableau. Chez Bergson, c'est la tension
psychologique vers l'action biologique, la vie, qui retarde cette
perception actuelle inutile en quelque sorte : non productive,
tandis que chez Leibniz, une harmonie préexiste, dont le projet d'ensemble se découvrira
dès lors qu'une prise de distance suffisante sera intervenue vis-à-vis de lui.
Ce qui nous ramène au « premier » de ces deux inconscients
philosophiques (l'inconscient métaphysique) que nous venons de présenter, Bloch
assumant, entre les deux, une position somme toute intermédiaire, dont
l'originalité consistera ensuite en une mise en mouvement historique de la
virtualité, du fait de la pratique critique et marxiste qu'il adopte
ontologiquement. Pas question pour lui de se fixer dans cette obscurité du
moment vécu, de fonder sur celle-ci une ontologie existentielle, éternisant, au
plan de la compréhension, la contingence de la très spécifique aliénation
capitaliste. Cette mise en mouvement, cette téléologie de la matière réalisant
ses formes, porte chez lui le nom d’utopie.
Quoi qu'il en soit, et sans connaître Bloch, Freud
distingue parfaitement dans ce bergsonisme, ce leibnizisme, l'exemple du
dernier recours circonstanciel d'une philosophie - caractérisée par lui comme Weltanschauung
ou idéologie nécessaire, volonté de système d'idées,
d'unité idéelle appliquée, ensuite, à toute force, à un concret que Freud, lui
(clamant haut et fort la scientificité de son projet) ne peut penser que parcellaire
: pure somme de faits et de conclusions dégagés expérimentalement
- tentée de se survivre comme telle sans renoncer à l'inconscient : son inconscient
philosophique. Et il indique tout ce qui sépare sa propre position de celle-ci
: « Il [Freud] montre qu'il y a une manière tronquée de penser l'inconscient
sans le penser réellement, en le posant comme " quelque chose susceptible
de conscience ", mais " auquel on n'avait pas pensé sur le moment
", parce qu'il " ne se trouvait pas dans le champ visuel de
l'attention ". D'où ce monstre théorique qu'est l'inconscient
conscientialiste, conscient virtuel, ponctuellement et provisoirement rejeté
aux limites immédiates de la sphère de l'attention vigile. Là se rejoignent la
psychologie classique et la philosophie des " perceptions
insensibles."» (P. L. Assoun, Freud, la philosophie et les
philosophes, PUF, 1976, p. 78). À la vérité, il y a bien (comme
suggéré plus haut) deux inconscients philosophiques tendant à n'en faire
qu'un. L'impasse dans laquelle se retrouve la philosophie de l'inconscient
refusant l'inconscient psychanalytique, assume en effet une forme double :
« La théorie analytique a pour effet profondément original de récuser
simultanément deux thèses philosophiques opposées et complémentaires : d'une
part, le conscientialisme, qui exclut l'inconscient de la vie psychique ;
d'autre part, le transcendantalisme de l'Inconscient (ici : la majuscule a un
sens) qui hypostasie l'Inconscient en entité métaphysique. Cet effet révélateur
porte donc contre une thèse unique : le divorce de l'inconscient et du psychique. Ce divorce se
traduit par deux issues solidaires : ou bien réaliser l'inconscient,
qui, de structure prédicative du psychisme, devient Sujet ; ou bien s'en tenir
au psychisme, mais à condition d'en exclure l'inconscient, comme structure
extra-psychique - ce qui revient à l'exclure de la psychologie, dont
l'application immanente porte sur les phénomènes intrapsychiques. Ce sont là,
aux yeux de Freud, deux façons de vivre une seule et même contradiction. »
(P.-L. Assoun, op. cit., p. 83).
L'hétérogénéité des pensées de Freud et Bloch recouvre
donc assez typiquement l’opposition de la psychanalyse et de la philosophie
« inconscientialiste » dominante du moment. Ici, il
convient cependant de rappeler à nouveau d'une part le caractère largement
conjoncturel des polémiques anti-philosophiques de Freud, alors désireux
d'établir le caractère scientifique (et novateur, inédit) de sa spécialité,
d'autre part l'attitude spécifiquement critique de Bloch vis-à-vis de la
philosophie elle-même, bientôt jugée nécessairement, irrémédiablement inconsciente
de ses propres limites et impuissances. À l'obscurité génétique du moment
vécu se superpose en effet pour lui (et Bloch ne varie guère sur ce point, de L'esprit
de l'utopie au Principe Espérance) le problème
de la condition – insuffisante – de toute pensée philosophique de l'objet : sa
stabilité catégorique héritée. À la fixité nécessaire des idées
(Platon) et des catégories (Kant) correspond nécessairement le caractère
anamnétique de re-connaissance de toute « connaissance », le
primat logique du déjà-là, du déjà-constitué, en d'autres termes de l'advenu
simplement oublié, interdisant de penser la matière comme potentialité, la
vie autrement que post festum (Hegel). Freud lui-même se voit
reproché par Bloch cette inconscience idéologique, liée pour
Bloch à un spontanéisme régressif dominant de la pensée. Pour le reste,
et le fait est notable, la sympathie de Bloch pour Freud, l'ouverture à ses
grandes intuitions critiques (le refoulement lié à la censure bourgeoise, l'importance
du rêve, des désirs infantiles jamais assouvis, même si le traitement qu'il
applique à ces problèmes est évidemment différent) sont absolument
incontestables. Les premiers chapitres du Principe Espérance, consacrés aux
pulsions ainsi, justement, qu'aux discussions « psychanalytiques »
sur l’Inconscient (Freud y étant là défendu par Bloch contre Jung et Adler)
sont à cet égard extrêmement parlants, surtout si l'on se rappelle l'hostilité
stalinienne ambiante à la psychanalyse, hostilité à laquelle Bloch se vit sans
doute contraint, à l'époque et eu égard à son propre parcours politique, de
fournir quelques gages. Le grand problème de l'Inconscient freudien, selon
Bloch, demeure cette logique régressive que Freud partage en grande partie
avec la philosophie : sa « philosophie spontanée » de savant, en quelque
sorte, Bloch renvoyant ainsi simplement la politesse anti-philosophique (ou
anti-idéologique) à l'envoyeur. Tout ce qui est connu est au fond toujours
seulement reconnu par la philosophie, exactement comme ce qui est
inconscient, chez Freud, a dû autrefois être concient avant de se voir refoulé
hors du système préconscient-conscient, la préhistoire d'un individu
dominant toujours en dernière analyse, que ce soit en philosophie ou en
psychanalyse, son avenir à l'aune du pouvoir de stratification (régnant
irrésistiblement sur la définition de sa liberté, de son indétermination subjective) de catégories
forcément accouchées du passé : « L'inconscient tel qu'il se fraye ainsi
une voie dans le rêve et dans mainte psychose, tel qu'il se rend apte à la
conscience, a pour ressort, pour moteur, l'instinct sexuel, ou la volonté de
puissance, ou quelque autre encore, peu importe dans quelle catégorie on a
classé les modes en eux-mêmes déjà hérités, mémorisés, encore propres à la
créature, de notre comportement moteur dans le monde. Les désirs de l'enfance,
chacun le sait, comblent généralement l'abîme de nos rêves. Grâce à quoi l'on
démontre que, s'agissant aussi bien de ce qu'on y veut que de ce qu'on y voit,
il ne loge rien dans cette région qui n'ait déjà été quelque jour présent dans
l'enfance et la préhistoire, puis a sombré et fut refoulé, enseveli. » (Bloch, L'esprit
de l'utopie, Gallimard, p. 230). C'est aussi, de fait, à
l'impuissance radicale du sujet à ressaisir sa propre essence humaine
qu'aboutit la psychanalyse freudienne. Car les catégories freudiennes tendent
non seulement, pour Bloch, à l'inflation existentielle, de la première à
la seconde topique, mais surtout à une domination quasi-totale, automatique,
sur sa capacité de se connaître, qui est aussi capacité d'agir. Le Ça, le Moi,
le Surmoi acquièrent une forme d'autonomie accélérant, par contraste, la
dislocation de l'individu, réduit, en face de ce fourmillement digne d'une
escouade d'insectes nécrophages, à quelque position misérable de spectateur
vaincu. La perte d'unité humaine, induite par le régime d'aliénation
capitaliste et déplorée par Bloch est, au contraire, d'une certaine manière,
célébrée par un Freud partisan des faits, ennemi de toute métaphysique
et de tout projet de système, visant à restaurer ladite unité, pour
Freud purement idéologique, au sens de fausse conscience. C'est là ce
qui pousse Bloch à employer l'expression de « nihilisme analytique »
(op. cit, p. 206) et de préciser : « quant à la donnée
psychanalytique elle-même : découverte par le Moi qui en est détaché, déroulée
en-deça de lui et s'y déroulant elle-même dans un automatisme abandonné de
Dieu, indépendante du sujet actuel qui éprouve et qui comprend, - elle n'est même
pas chiffre, mais simple schématisme, où les morts enterrent ce qui est mort,
lui prescrivant ses règles et ses lois. » (op. cit., p. 232).
Dieu, donc, est pour Bloch le lieu de restauration d'une
telle unité du sujet et de l'objet, étant entendu que ce Dieu se trouve sécularisé, que cette
restauration dont nous parlons, ou son projet, aura pour cadre non un au-delà transcendant,
mais un futur de ce monde, déjà annoncé et perceptible en son
présent, et constituant la définition ontologique de l'homme tendu, par
essence, vers la réalisation de celle-ci comme possibilité-latence. Notre
propre visage ou figure (Bloch employant, rappelons-le, indifféremment et
massivement les deux termes) coïncident avec le visage de Dieu, occasion
symbolique finale de leur dévoilement, et du dévoilement de ce dernier, de la figuration du dernier
Messie, dont l'on attend un retour qui sera aussi notre vraie naissance : le
véritable commencement d'un monde authentique, non-séparé. La naturalisation
finale de l’essence de l’homme passe ainsi par le maintien d’une ouverture au sein du
système blochien, lequel se distingue ici d’un Hegel fermant au contraire
le sien sur la séquence ultime d’un Savoir Absolu, à partir duquel recommencer
uniquement un parcours de figures, d’incarnations de l’idée, au fond déjà
présent et déterminé en soi. Raison pourquoi la religion, chez Bloch, se
substitue au Savoir Absolu hégélien comme maintien de cette ouverture
d’espérance, cette ouverture critique d’attente – motivée
scientifiquement (telle est la docta spes blochienne) – dont le marxisme
(comme pensée dialectique, irréductible, du toujours-nouveau radical) constitue
tant la forme que le cœur concret.
En sorte que ce que Freud analyse en termes d'idéologie,
ou de créations superstructurelles inconscientes : religion, art, magie, etc,
Bloch entend, lui, souvent, le défendre comme autant d'annonces
symboliques fécondes (autrement dit largement inconscientes à elles mêmes
comme participant d'un dévoilement progressif du visage de Dieu, autre nom du
Royaume de la liberté, ou communisme) du Paradis final. Là où Freud entend
partout réduire cette incidence idéologique sur la vie des hommes, Bloch
veut au contraire en exhiber glorieusement l'excédent
utopique signifiant : dans l'architecture gothique, le Fidelio de Beethoven,
toutes les grandes oeuvres de l'esprit du passé toujours agissantes sur
notre présent au nom du futur qu'elles portaient, et dont les droits à la
réalisation n'ont pas encore été satisfaits. Cette dialectique du nécessaire dévoilement
voilé de Dieu (ou du communisme) est capitale chez Bloch : elle le conduit, bien
avant Mannheim, à conclure à une coexistence presque génétique de l'utopie et
de l'idéologie, toute idéologie dominante recelant, à dire vrai, à telle ou
telle époque, un excédent utopique absolument invincible, et prétendant, face
au conservatisme de l'idéologie, à la réalisation. Cet inconscient
idéologique nécessaire n'est donc pas collectif, au sens
jungien, puisque son élément n'est ni instinctuel ni biologique quoiqu'il
puisse procéder, chez Bloch, d'archétypes régulièrement manifestés dans
l'histoire. Il a, au fond, beaucoup à voir avec le franchissement
phénoménologique d'étapes autant individuelles que phylogénétiques, suivant la
transition ménagée par Hegel entre la Conscience de soi et le Nous historique,
à grands renforts d'incarnations mythologiques ou littéraires, ces diverses
étapes de la Conscience se révélant avoir été (et c'est, encore une fois, cette
dimension de passé que Bloch déplore évidemment chez Hegel) illusoires, d'une
certaine façon, puisque relativisées par la Conscience elle-même poursuivant
son chemin de calvaire en direction du Savoir Absolu (auquel Bloch substitue
son très problématique, car indéfinissable, Optimum : sa
perfection utopique, ce moment dont Faust, enfin, exigera qu'il s'arrête,
car il est si beau). Ce caractère illusoirement absolu de chaque étape du
mouvement de conscience, ne pourrait-on le définir comme nécessité
idéologique même du dévoilement de la vérité, inconscience sise au coeur
même de la conscience ? Les travaux visant à rapprocher Freud de Hegel (malgré
l'aversion proclamée du premier pour la systématicité unitaire du second),
depuis le premier Lacan, avec Hyppolite, jusqu'à John Mils (aujourd'hui), en
passant par André Green (le Travail du négatif) offrent aussi
l'intérêt de penser ce rapport de Bloch à l'idéologie comme inconscient
historique nécessaire. Bloch indiquant, en outre, suivant une formule restée
célèbre, que « Penser, c'est transgresser (ou : aller de l'avant, vers
l'avant) », sa pensée pouvant ainsi se voir définie essentiellement comme
une méta-physique critique, cette attitude n'est pas sans
affinités avec les dispositions méta-psychologiques de Freud, si l'on
accepte de voir, dans les deux cas, la nécessité posée d'une existence
voilée de la vérité, d'une manifestation obscure à elle-même de celle-ci, ladite
obscurité déterminant, dans sa forclusion prétendue, son autonomisation
formelle vis-à-vis des processus psychiques et sociaux conscients, le degré
de force même de son influence inconsciente sur le conscient. Tout ce qui
est réel est rationnel, peut-être, mais non nécessairement connaissable comme
tel conceptuellement, voire même, dans une certaine mesure, décisive, d'autant
plus effectif et agissant qu'il demeure inconnu et inconnaissable : voilé à
soi-même. C'est ce qui fait dire à P.-L. Assoun que chez Freud : « c'est parce
que le donné immanent tend à se sublimer en s'incarnant dans un artefact
transcendant (über-sinnliche Realität) que la métapsychologie est possible.
La métaphysique subit donc une réduction de sa prétention à la transcendance :
elle n'est plus que le langage, en un autre code, du message psychologique. La
métapsychologie est le langage médiateur qui, en retraduisant ce message, en
livre la véritable signification, mais riche de ses médiations symboliques
(métaphysiques). La métaphysique rend donc possible la métapsychologie en ce
sens qu'elle permet d'exhiber, en une formation structurée et en un langage
déterminé, le programme psychique, qui se met à exister à travers elle en tant
qu'objectivité. Seulement, il convient de retraduire le signifié psychique qui
s'est une première fois exprimé dans le signifiant logico-métaphysique. »
(P.-L. Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, PUF, 1976, p.
120).
C'est ce type de « traduction » du
« signifié psychique » en ontologie utopique que vise la
pensée d'Ernst Bloch. D'où l'importance, en son sein, de ces notions de
« chiffre » ou de « symbolique-ontique », et son
auto-définition comme « gnose révolutionnaire » dans la remarque
terminale (1963) à la réédition de l'Esprit de l'utopie. Le dernier
paradoxe d'une telle pensée révolutionnaire, viscéralement hostile à toute
attitude régressive - philosophique ou psychanalytique - en matière de
connaissance, étant qu'elle nous semble relayer, contre sa lettre elle-même, à son corps
défendant, la position (consciemment pessimiste) freudienne la plus radicale
pour qui, au fond, le passé – de l'enfance et de ses traumatismes - ne passe
pas, ne passe jamais, ne montre jamais, chez l'individu que ce passé écrase
sans merci, de suite réelle authentique. Michaël Löwy, dans un passage
admirable de clarté, juge ainsi que : « Le paradoxe central du Principe
Espérance (sinon de toute l'oeuvre de Bloch), c'est que ce texte
monumental, entièrement tourné vers l'horizon de l'avenir, vers le
Front, le Novum, le Non-encore-être, ne dit presque rien sur le...
futur. Il n'essaie pratiquement jamais d'imaginer, de prévoir ou de préfigurer
le visage prochain de la société humaine – sauf dans les termes classiques de
la perspective marxiste : une société sans classes ni oppression. La
science-fiction ou la futurologie moderne ne l'intéressent nullement. En
réalité - mis à part les chapitres plus théoriques - le livre est un immense
voyage à travers le passé, à la recherche des images de désir,
des rêves éveillés et des paysages de l'espoir, dispersés dans les utopies
sociales, médicales, architecturales, techniques, philosophiques, religieuses,
géographiques, musicales et artistiques. Dans cette modalité spécifique de la
dialectique romantique, l'enjeu est la découverte de l'avenir dans les
aspirations du passé - sous forme de promesse non-accomplie. » (in Révolte
et Mélancolie, Payot, 1992, p. 272).
Pourrait-on parler ici d'une forme d'éléatisme ? En
réalité, à l'achèvement du voyage de la Conscience hégélienne dans le Savoir
absolu, Bloch substitue un système ouvert, dont la Possibilité installée
au tréfond de l'objet constitue le coeur. Cet inachèvement nécessaire
renvoie au caractère essentiellement à venir de la matière.
L'inconscient est perpétuel de même que Faust, ou la Phénoménologie de
l'Esprit relativisent perpétuellement le statut de la réalité qu'ils n'atteignent
que comme étape transitoire. Le meilleur est toujours devant nous, et le
meilleur, c'est nous-mêmes. L'inconscient de nous-mêmes, de fait,
subsistera toujours, réduit seulement par cette compréhension de sa
manifestation régulière, nécessaire, dans le passé. Nous
comprenons que nous sommes essentiellement la répétition d'un passé
tendu vers l'avenir, par le désir d'un Avenir qui ne serait jamais de
l'advenu.