lundi 9 mars 2015

Entretien avec RUINE (1) Mort au street art !


L'exposition du Kamarade RUINE, dont nous vous avons déjà causé ici même, se tient en ce moment à Montreuil, chez les tatoueurs de FATALITAS (au 3, rue Édouard Vaillant). Cette exposition, sans commissaire (une fois n'est pas coutume), nous a littéralement enthousiasmés. Le gars RUINE nous a accordés à cette occasion un long et délicieux entretien, dont voici, illico, la première partie présentée. L'expo, c'est jusqu'au 14 mars prochain. Courez-y, mauvais garçons et mauvaises filles que vous êtes...

 

LE MOINE BLEU : Salut, RUINE. Bon, on s'est laissé dire que le street art, en fait, c'était comme Dieu : que certains l'avaient rencontré, et même touché. Est-ce que tu fais partie de ceux-là et si oui, du coup, pourrais-tu nous décrire un peu la bête ?

RUINE : Alors, hum hum, commençons par cette foutue appellation, le "street art". À mon avis, derrière ce concept fourre-tout inventé par les marchands du temple, se camoufle une triste récupération de 30 ans de vandalisme-créatif urbain qui avait su, jusqu'à il y a peu, éviter toute récupération de par son attitude hostile envers le milieu de l'art comptant-pour-rien. Triste reconnaissance que tous ces spots de pub avec du graffiti, du hip-hop et de la rébellion adolescente emballée-c'est-pesé-pret-à-emporter. Mais pourtant, on dirait que de nombreux arrivistes y trouvent leur compte, tout en renflouant leur compte en banque... Rien de bien nouveau au royaume de la marchandise, qui a su, au cours des années 70, 80 et 90, avaler et digérer, pour mieux les détourner de leur sens initial, tous les mouvements de contre-culture issus de la jeunesse rebelle : du rock'n'roll au punk, en passant par les situs, les poètes beat, les rave parties, et j'en passe et des meilleurs. La récupération est sans fin, mais elle a très faim ! Alors, dans tout ça, comment s'y retrouver, comment rester fidèle sans être castré si on casse trop ? On a vu des putes intellectuelles déblatérer sur nos pratiques et nos idées pour mieux nous trahir et des anciens "camarades" se faire une plus-value sur leur jeunesse agitée en parlant d'expérience, voire d'erreur de jeunesse. Dans le petit monde de l'art, c'est tout naturel de se faire une réputation de "bad boy" avant de se jeter les fesses en avant et la conscience en arrière dans le milieu, quitte à cracher sur son passé et dénigrer ses anciens complices. Bon, tout ça en fait pour préciser que je ne pense pas faire de street art : j'interviens dans la rue avec la forme de graffiti la plus détestée des gens en général : le tag, celui qui claque, bien coulant, quasi-illisible et jamais à sa place. À côté de ça, je fais des pièces en atelier qui se rapprochent plus de ce que l'on a l'habitude d'appeler "art" (sans majuscule s'il te plaît !). Après, de ces activités créatrices ou vandales, chacun en fait ce que bon lui semble : une street credibility, du caca, une carrière de graphiste, quelques années de taules et un livre, ou une marque de skateboard... De mon côté, je me reconnais plus dans  dans l'idée du potlatch ! ça c'était pour mettre les choses plus ou moins au point. Sinon...

 Lady Pink - New York (1977)

LMB : Toi, comment et quand t'es-tu lancé là-dedans ?

RUINE  : Un peu sur le tard. Les seuls graffiti que j'avais fait dans ma prime jeunesse, c'étaient plus des graffiti politiques : des bombages, ce genre de choses. C'est vraiment à la fin des années 90 que j'ai découvert l'émergence d'une autre espèce de scène du graffiti vandale, qui commençait à s'éloigner de certaines habitudes avec lesquelles j'avais du mal. C'est vrai que pendant des années, par exemple, l'idée de marquer son nom partout me posait un problème : à quoi ça sert, de marquer ton nom ? Ça sert à rien. Tout ça sans réfléchir spécialement à cette réappropriation de nos territoires, de nos quartiers, de nos villes. C'est plus en ayant l'oeil tourné vers des groupes de New York, notamment un groupe de là-bas qui s'appelait IRAK (" je vole " : raking, c'est le mot d'argot des graffeurs new yorkais pour : voler, taxer, dépouiller...) que l'idée s'est imposée. Non seulement ces gars-là marquaient leur blaze, mais derrière ça, y avait autre chose, qui m'a plu. Ça devait être vers 2003, je pense. C'est là que j'ai commencé à me remettre là-dedans.

 

 Le mur légal concédé à Barry Mac Gee, avant et après l'intervention vandale des petits gars d'IRAK crew - New York, 2010.

LMB : Avant ça, est-ce que tu avais une pratique spécifiquement graphique ?

RUINE : Pas du tout. J'avais fait de la peinture avant mais la seule pratique graffiti que j'avais, c'était, encore une fois, du graffiti politique. Aller bomber la nuit avec des camarades, marquer des phrases comme :  Baisse-toi, esclave, le monde t'encule (rires) et ce genre de truc. Donc, malgré moi, effectivement, une sorte de mépris pour tous ces gens qu'allaient marquer leur nom un peu partout, alors qu'il y avait tellement d'autres choses à marquer.

 Paris - 2011.

LMB : Et la peinture, donc ?

RUINE : J'ai commencé à peindre vers 18-19 ans. Et puis ensuite, dans les endroits où je me suis retrouvé quand je suis arrivé à Paris : ce qu'on appelait des squats "artistiques ", même s'ils étaient aussi un petit peu politiques, un petit peu toxico, un petit peu mélangé... mais quand même : ce qu'ils mettaient principalement en avant, donc, c'était le côté artistique. Bon, moi, tu vois, tout gentil, arrivant d'Auvergne, à mon âge, c'était le bonheur : je voyais un peu seulement cet aspect bohème et compagnie...

 Die Kunst ist tot (L'Art est mort) - Dada à Berlin, 1920.

LMB : T'avais fait des études, avant, dans ce domaine-là ?

RUINE : J'avais passé un bac A3, Arts plastiques, avant d'arrêter les études rapidement. Et c'est vrai que ma daronne, même si elle était pas très très très érudite sur les questions de l'art, m'a emmené très jeune dans les musées, je me retrouvais comme ça à aller voir des expos avec elle, on s'y traînait : dès qu'on bougeait dans une ville, hop ! on allait voir l'expo du coin. Ça m'a donné envie, bien sûr, mais aussi ce blocage sur le mode : pour moi, c'est pas un art du peuple, ça ne nous est pas accessible. J'ai commencé à réfléchir à comment je pourrais faire. J'ai essayé de m'inscrire aux Beaux-Arts et là (rires) j'ai fait la boulette de ma vie. J'ai pris une grosse boîte en bois et dedans j'ai fourré des polaroids, des dessins, bref le peu de choses que j'avais, et je suis arrivé avec ce tiroir aux Beaux-Arts. Et là ils m'ont dit : " Mais attends ! t'es complètement taré, mon copain : normalement il faut 3 natures mortes, 2 nus, tel truc, tel truc, etc, ", et je me suis fait jeter comme un malpropre. Bon, tant pis. Après, c'est vrai que, moi, les Beaux-Arts de Paris, je les fréquentais pas mal, parce que j'allais y vendre des pinceaux, de la peinture volée aux étudiants de là-bas. J'ai même assisté à des cours de sculpture et de peinture, comme ça à l'arrache : notamment des cours de Boltanski. Pour moi, c'était juste pas mon monde. Mais bon, je me suis dit : après tout, pourquoi pas ? Et petit à petit, j'ai commencé à peindre, à récupérer un petit peu de matos, à avoir des petites envies, tout ça.

LMB : T'avais des préférences, à l'époque ? Des choses dans ce domaine qui te plaisaient plus que d'autres ?

RUINE : Pour moi, la plus grosse influence, c'était Dada. J'étais punk, moi, dès 13-14 ans. Donc, les dadaïstes me faisaient flasher, justement de par ce rapport avec le punk-rock : les collages, la provocation, l'envie de ramener l'art à quelque chose de simple, de naturel, et de désacraliser un peu tout ce milieu. J'aimais surtout les dadaïstes berlinois, qui étaient beaucoup plus politiques, évidemment, que les parisiens ou les américains. J'aime aussi beaucoup Duchamp. Et puis sinon, des influences multiples dans tous les sens. En peinture : Rauschenberg, Cy Twombly, Basquiat, George Grosz, Kurt Schwitters, Pollock, Beuys, de Kooning. Pour ce qui est du graffiti-vandalisme : Barry mc gee/Twist, IRAK crew (Earsnot, Semen, Sacer...), Azyle-BAK (brigade anti-keufs !), Stay hight 149, Blade, MQ, et les banlieusards des UV-TPK (Fuzi, Rap, Trane, Dok, Dize), ainsi que de nombreux autres, trop pour être cités, mais en général tous ceux qui essayent de sortir des règles esthétiques du graffiti et autres castrations créatrices, tout en gardant un esprit vandale et offensif, même exposés en galeries ! Souvent décriés, voire moqués à leur début, ils ont souvent fini par mettre tout le monde à l'amende et entraîner une foule de suiveurs incapable d'inventer quoi que ce soit, mais toujours prêts à sauter dans le dernier wagon du dernier truc tendance ! D'où quelque baffes et autres signes d'amitié dans certains vernissages ou certaines rues mal éclairées... J'aime bien la BD aussi. Elle a énormément compté pour moi dans ma relation à la chose graphique. Étant gamin je volais Métal hurlant à la maison de la presse de Riom (63) et j'y ai découvert de nombreux dessinateurs qui m'ont semblé en décalage avec la BD classique genre Astérix le gaulois, Tintin la poucave belge et autres Gaston-la-soumission... Parmi eux : Montellier, Jano, Ouin, Bazooka production, Voss, Crespin, Margerin, Vuillemin et tant d'autres... Voilà pour les influences. Et puis après, je me suis rendu compte, effectivement, qu'il y avait là à Paris une espèce de milieu d'artistes disons "bohèmes" (comment dire ça autrement ? on parlait pas encore de street art, à l'époque...) et qui, moi, m'ont vraiment déplu. Ça sentait la récupération à plein nez, le petit fils de bourge qu'essaie de gratter tant qu'il peut. Ça, c'était vers 1991-92. Tout au début. 

Bo 130 - Barcelone, 2005

LMB : Le graffeur de Milan BO130 (chez qui je retrouve d'ailleurs certaines similitudes avec ton style à toi) a expliqué un jour comment pendant 20 ans, il avait changé de style et de lettrage toutes les deux semaines. Question concrète : comment on travaille sur un lettrage ? Comment on arrive à se dégoter un style particulier auquel on se tient ? Toi, j'imagine que t'as tâtonné, que tu l'as pas trouvé tout de suite...

RUINE : Je pense même l'avoir pas trouvé encore. On bosse. Moi, je me suis inspiré de choses vraiment différentes. À un moment, j'ai flashé sur la calligraphie japonaise, sur la calligraphie arabe... J'ai kiffé aussi sur tout le côté destroy des graffiti new yorkais, ces trucs limite illisibles mais que tu reconnais au premier coup d'oeil. Et après, je vais pas dire que c'est la chance, mais bon, c'est vrai que, moi, une chance que j'ai eue, c'est d'être voleur, de pouvoir voler énormément de bouquins, de bouquins d'art, et de pouvoir comme ça étudier toutes sortes d'artistes, et de m'en imprégner. De pouvoir regarder à droite à gauche, de pas rester bloqué sur un style, ce que je trouvais vraiment dommage, à l'époque, dans le graffiti parisien en général : tout ça me faisait chier, je trouvais ça beaucoup trop copié sur les américains. Y avait rien.

 
Paris - 2011.

LMB : Et est-ce que tu sens ce truc entre forme et fond : par exemple, moi, quand je regarde un tag RUINE, j'y vois beaucoup de choses. Un aspect un peu floral, d'abord, mais aussi une pure chute, un effondrement du lettrage. Est-ce que c'est en rapport, est-ce que c'est travaillé avec cette idée-là, de la ruine ? Est-ce que c'est le genre de souci que se posent les gens, au moment de concevoir leur style ?

RUINE : Quand tu bosses ton tag, effectivement, t'essaie de le voir vers l'avant, vers l'arrière, vers le bas, etc. Dans ma vie, ça sera jamais une finalité d'être "artiste", de vivre de ça, etc, mais après, il y a là-dedans un long travail iconographique, c'est clair. Pour ce qui est de RUINE, c'est vrai que je voyais tous ces noms qui circulaient : les Jay-one, B-one.... Bon, je voulais, moi, me trouver autre chose. Un nom français, déjà. Non que je sois fier d'être français, au contraire, mais bon un nom qui puisse se comprendre. Et moi, je me considère plus comme un vandale que comme un artiste, même si quelque part, y a une pratique artistique. Ce que je fais dans la rue, c'est me réapproprier certains territoires. Pas pour détruire des murs, vraiment : je préférerais que les murs de nos villes soient plus agréables pour le peuple que de les voir comme ça recouverts de pubs et de conneries. Mais bon, c'est exact aussi que ça a toujours été fait dans un esprit offensif. Voilà pourquoi ce nom-là m'a bien plu, RUINE. Il a aussi plu à pas mal de gens. Donc il est resté.

LMB : Venons-en à cet aspect artistique des choses, qui rend le street art (comme tout autre art ne se présentant que comme tel) essentiellement détournable et récupérable par le Capital, et plus spécifiquement, à ce que tu disais tout-à-l'heure au sujet de cette histoire de poser un nom, son nom, un peu partout, comme pratique à la fois libératrice et aliénante. Et puis au rapport à l'espace, justement. Le street art procède-t-il d'une volonté de reconstruire un monde qui nous ressemblerait plus, ou davantage d'une envie de détruire ? Banksy, quand il avait attaqué le mur de Gaza, avait défini les choses comme ça : " Mon projet est de faire de l'édifice le plus intrusif et le plus dégradant le plus long musée du monde, un lieu de liberté et de mauvaise peinture..."

 Banksy, Promise land ? - Gaza, 2005.

 
Banksy - Gaza, 2005.
 
RUINE : ... Il a aussi posé dans ce cadre-là des déclarations plutôt intéressantes du genre : " Quand on se lave les mains d'un conflit entre puissants et pauvres, on ne saurait se dire neutre, on est forcément du côté des puissants. " Assez joli de sa part, mais bon...

LMB : Ses collages, sur ce mur de Gaza, représentaient entre autres des familles occidentales middle-class faisant leur shopping ou se livrant à toutes activités annexes débordantes d'optimisme, comme un symbole d'inexistence, d'insouciance, d'indifférence absolue. Toujours concernant ce rapport à l'espace, voilà cette autre déclaration du graffeur portugais VHILS : " Je vois le street art comme une manière de personnaliser ce grand nid artificiel, d'essayer d'humaniser les rues, en utilisant des couleurs, des formes, et ce côté naturel qui depuis toujours caractérise l'être humain. Il faut voir le graffiti comme un casseur de grisaille urbaine, comme le retour en force de la nature humaine. Comme une mauvaise herbe. " Bref, quand toi, tu travailles sur tel ou tel espace, tu es plutôt sur un truc de destruction, ou tu reconstruis déjà, un truc qui te correspond, qui te ressemblera plus ? Surtout vu ce rapport au nom, qui apparemment t'a gêné très longtemps, comme tu le disais tout-à-l'heure...

RUINE : J'essaie d'ailleurs de marquer le plus possible autre chose que RUINE. Je pense au fond que tout ça dépend beaucoup de l'endroit, de la nature de l'endroit que tu attaques. Je ne vais évidemment pas marquer la même chose sur un commissariat et sur un métro. Dans mes inscriptions, il y a en général des choses très offensives : contre l'État, contre la police, et puis des petits slogans que je mets à côté, plus ou moins compréhensibles. Mais je vais pas être dans le discours type : je suis là pour embellir. La ville, c'est une pourriture, une saloperie. Je suis pas là pour l'embellir. Par contre, je suis pas là non plus pour emmerder les gens de cette ville : le peuple, les prolos... Je vais pas leur mettre un gros coup d'extincteur ou de peinture coulante juste devant chez eux. Je préfère m'attaquer à d'autres cibles. Le métro, quand tu l'attaques, c'est vraiment pour l'attaquer. C'est vrai que par contre, tu vas pouvoir te retrouver des fois devant des murs, dans des rues où tu voudras poser un peu de couleur - même si ça peut faire cliché de dire ça - pour la rendre plus jolie aux habitants du coin. Malgré tout, en général, je pense que toute ville mérite sa destruction. Il y a évidemment des choses que je me retiens de faire, que je vais pas faire, notamment, encore une fois, aller tagger la maison du prolo, ou devant chez lui, sur son camion, etc. Ça va le faire chier, il va falloir ensuite qu'il nettoie son machin et tout. Une grande boutique, une banque, un commissariat : là oui, je suis content de leur mettre un bon coup d'extincteur, un tag à l'acide ou n'importe quel autre truc qui va bien les faire chier. La question de la compréhension de la population vis-à-vis de cette pratique de vandalisme artistique, moi je me la pose. J'ai pas envie de m'embrouiller avec les gens, j'ai pas envie qu'ils deviennent mes ennemis parce que je fais du graff ou quoi que ce soit. C'est un truc que je prends en considération. En fonction de là où je fais les choses, chaque fois, c'est différent. Pour ce qui est, maintenant, de cette histoire de nom, c'est vrai que c'est la base du graffiti new yorkais : des gens complètement niés dans leur existence : des noirs, des chicanos, etc. Des gens qui n'avaient aucune place dans cette société, dans ce monde, surtout quand ils étaient jeunes, et qui ont essayé, du coup, d'en prendre un, de nom. Évidemment, ce recours au surnom vient aussi avec la clandestinité, avec ce fait que tu vas bien sûr pas tagger ton vrai nom. Reste l'histoire des egos, des gens qu'ont taggé pour se faire mousser. Mais pour beaucoup de gens, ça aura quand même été ça : dire qu'on reprend tout ce que ce monde nous nie. Je suis une petite merde du ghetto chicanos, new yorkais... et bing ! je reprends un peu d'assurance, avec, en plus, cette chose qu'on ne nous a jamais reconnue : la créativité. Des gens qui sont jamais entrés dans un musée, qui n'ont jamais même vu un vrai tableau... Eh ben, nous, on peut, on peut, on peut !
 
New York - années 1980.


LMB : Du coup, bien sûr, entre tous les street artists que tu as pu côtoyer dans ton parcours, la différence de classe a dû jouer un rôle important dans la motivation des uns et des autres : construction esthétique d'un côté, et pour le prolo de base qui s'y lance, autre chose, quoi au juste ? Cette différence, tu la ressens aussi décisive entre les uns et les autres  ?
 
 Paris - fin 2010.

RUINE : Énormément. Bon, moi j'ai plutôt fréquenté les autres que les uns (rires) mais si tu veux, dans ce milieu-là, dont je me suis toujours un peu maintenu à l'écart, parce qu'il m'attire pas (le milieu du graffiti bloque souvent sur le graffiti, il en reste là sans développer beaucoup de réflexions à côté), je me suis aperçu qu'au fond les gens qui se trouvaient le plus en capacité de réfléchir et d'analyser la réalité de ce monde, eh ben c'étaient les plus prolos, les plus vandales. Ceux-là sont toujours resté les plus proches du délire principal : marquer son nom, faire sa place dans la ville, reprendre du territoire, reprendre de l'espace. Par exemple, moi, le crew de graffiti que je respecte le plus en France, c'est les UV-TPK, vraiment ce qu'on a appelés les "ignorants", à l'époque, parce c'étaient que des gars du 92, du 93, etc, et vraiment des véners, des speeds, qu'allaient dans les terrains vagues dépouiller les petits bourges qui faisaient des fresques, qui leur dépouillaient leurs bombes et tout. Et ces gars-là sont maintenant tous en train de se faire une petite place : que ce soit FUZI, RAP, sans parler de TRANE, le gars qu'a tout défoncé de 95 jusqu'aux années 2010, le mec que t'as vu partout, etc. Ces mecs-là, c'est que des mecs de cité. Ils avaient la hargne, et la logique, elle était simple, c'était : on vole tout, on vole nos peintures, on vole nos bombes, on dépouille. Ils avaient, je pense, jamais ouvert un livre d'arts plastiques, de peinture ou quoi que ce soit d'autre, pourtant ils sont arrivés maintenant à avoir un style qui leur est propre, que beaucoup de gens leur envient, que les petits bourges essaient souvent de copier. Un mec comme FUZI, par exemple, qu'est devenu tatoueur, et qui fait des expositions partout, ce mec-là, au départ, c'était vraiment le lascar de base. Et voilà que "l'ignorant" amène son truc et l'impose. Dans les rapports conflictuels que cette équipe-là avait avec les autres crews, à l'époque, y avait sans aucun doute beaucoup d'histoires d'embrouilles de lascars classiques, mais je pense aussi, surtout, une embrouille de classe, même si elle était pas dite comme ça : eux savaient qu'ils n'avaient ni les appareils photo pour immortaliser leur travail, ni les avocats pour les défendre, ni les parents qui pourraient les foutre dans des écoles d'art et tout. Et ces gars-là ont tenu, tenu, tenu, contrairement à pas mal de pseudo-vandales qui, très vite, sont devenus des graphistes, ont bossé dans des agences de pub : des gens issus à la base des classes moyennes, disons, et qui avaient toujours su ce qu'ils faisaient. Les autres, eux, ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Ils étaient à fond, point barre. Pour moi, ça se rapproche de l'esprit punk. C'est pour ça qu'à un moment, j'ai vu le rapprochement de cet esprit vandale et de l'esprit keupon : le do it yourself, le fait de se débrouiller sans avoir rien. Tu fais de la musique sans instruments à la base, tu te retrouves avec trois amplis pourris. Le punk, c'est ça. Le hip-hop c'est pareil : deux platines, un micro et c'est parti. Dans le graffiti, la même : tu vas voler tes peintures, tu vas voler tes marqueurs, et c'est parti, et t'avances, t'avances, t'avances encore. Rien à voir, encore une fois, avec les mecs protégés qui vont aller jouer les voyous que le temps de passer à autre chose, les gens qui ont toujours exactement su ce qu'ils faisaient. 

 Uv-tpk - Banlieue parisienne, date inconnue.

LMB : Comme ANDRÉ, par exemple ?

RUINE : Non, ANDRÉ, c'est encore autre chose : lui c'était pas un bourge à la base, il a pas toujours été proprio de boîtes de nuit, juste un petit portugais qui s'est débrouillé. T'as aussi ça, dans le street art comme ailleurs, ce cliché du prolo parvenu, arrivé. Rien à voir, en tout cas, avec ceux dont je parlais. Pas de communauté street art. Juste le gars qu'a fini par ouvrir ses boites de nuit, son hôtel Amour et qui, peut-être, est resté fidèle d'une certaine manière, à ses racines. Mais on est loin loin loin, là, du truc dont on parlait.

 André - Paris, 2004.

LMB : Sur le street art comme production artistique non-séparée, ce fait que tu ne produis pas là d'objet extérieur, que tu travailles sur un environnement que tu vas traverser, avec lequel tu fais corps ? Tu crois que tout street artist se pose cette question, ou au moins en a l'intuition ?

RUINE : Au moins inconsciemment, je pense. J'imagine que certains se disent peut-être, devant telle ou telle production, que, tiens ! ce truc finira peut-être un jour dans une expo, une galerie, va savoir. Mais à la base, l'idée c'est vraiment ça : on reprend des rues, des quartiers. On les reprend comme nous on pouvait les reprendre en ouvrant des squats ou je ne sais quoi. Sans parler, encore une fois, d'embellir, c'est bizarre, je me suis souvent retrouvé dans cette antinomie, en me disant : j'aimerais vraiment que ce tag, ce graff-là, il fasse bien chier le flic, le banquier, etc, mais qu'il fasse plaisir au peuple.

LMB : Quand tu retombes sur un tag à toi, dans la rue, qu'est-ce qui se passe dans ta tête : tu te rappelles des circonstances précises où tu l'as fait ? Tu l'apprécies juste dans son esthétique, son lettrage ?

RUINE : C'est une trace, pour moi. Une trace. S'il est resté 5, 6 mois, ça me fait plaisir. Je retourne souvent dans les endroits où j'ai taggé, où j'ai posé des stickers, des autocollants. De toute façon, dans nos vies, on refait toujours les mêmes trajets et parcours. Et c'est vrai que j'ai du mal (alors que c'est ce que je devrais faire) à aller tagger chez les bourges, parce que je me sens pas bien là-bas, et que je préfère aller dans l'Est parisien ou des quartiers que j'apprécie. Bon, j'ai fait aussi Mexico, Bangkok. Dès qu'on voyage, on taggue. C'est logique. Et même plus qu'à Paris. On veut marquer l'endroit.

9 commentaires:

  1. Ah ah ! Chouette causerie ! On reconnaît (ou pas) l'animal ! Et surtout de quoi s'demander quand est-ce que tu fais un fanzine tézigue le moine ? Par contre, si peux-je m'permettre, une petite relecture corrective quant aux blases cités (IRAK crew, Rauschenberg, Montellier, Voss) ne gâcherait point le plaisir d'une relecture non coercitive.

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  2. Vous êtes sans pitié, mon cher. Nous méritons, c'est vrai, une bonne correction. Un salut fraternel.

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  3. et juste une petite précision au sujet de la photo du mur "légal" de Barry Mc Gee recouvert du graff "sacer irak", le gueta à l'extincteur a été fait en hommage à Sacer/dash snow, un des fondateurs du crew IRAK avec Earsnot, mort en 2009 d'une OD dans un project du Queens à new york. Amis du crew et proche de Sacer, Barry Mc Gee/Twist a donné son feu vert pour le "sabotage" de son mur, au grand damn des institutions commenditaires et de la police locale. Encore un joli pied de nez, mais qui n'est souvent possible que lorsque l'on est déjà entré dans les "institutions" du monde de l'art. Malgré tout, bien peu en profite en ces tristes temps de crise. Jamais la devise "l'art est un commerce, les artistes des putains!" n'a été aussi proche de l'ambiance générale dans le petit ghetto de "l'art contemporain urbain", le "post graffiti" et autres "street tartes" et têtes à claques. Bien à toi Le Moine...

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  4. Mouais... Pas convaincu par cette laideur apposée sur une autre laideur. Comme si les gonzes à tag parachevaient le travail des urbanistes. Du mal à y voir une dénonciation, ou un mal être ; à la rigueur, un complément au saccage général.

    Oui, par contre, à la phrase, à l'aphorisme sentant le pavé. On nomme les murs et c'est pas si mal. Mais le tag biscuité illisible limite pipi de chien sur son territoire, ça embarbouille au point de se fondre dans le paysage. Il paraît même que Jack Lang adore ça.

    Désolé de casser l'ambiance mais, à mon sens, franchise et rigueur de ton vont bien au teint des moinillons. Le bonjour chez vous.

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  5. Il n'y a en effet que les silences faux qui cassent l'ambiance. Merci à vous, d'accord ou pas.

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  6. Excitant voire passionnant ce que raconte votre pote, moine. grosse réserve qd même sur ce truc du bourge resté fidèle " à ses racines " ou je sais plus quoi, vers la fin. les racines comptent pas en face de l'oseille (et surtout sans oseille d'ailleurs). Y a des traitres dans tous les camps; mais bon les prolos restés "fidèles" à leur "racines" quand ils ont des boites, des hotels et le reste... pas certain non plus que les vandales de chez vandales les pires ont cette conscience de classe que votre copain leur prête. beau sujet, belle discussion à part ça ! merci à vous 2.

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  7. Faut voir, Totenkopf. Le mieux serait évidemment d'en discuter avec lui de vive voix. On peut vous arranger la chose, si vous le souhaitez.

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  8. Ô Moine bleu, corrige vite cette faute que nous ne saurions voir :
    "Le gars RUINE nous a accordéS à cette occasion un long et délicieux entretien..."
    Sinon, d'aucuns penseront que toute citation de l'École de Francfort est de la frime, et que Thelonious était illettré.

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  9. Du coup, on la laisse.
    Merci de votre vigilance.

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