dimanche 20 mai 2012

Murmures de la forêt



« Eve, oh, Eve, qu’est-ce que tu regardes ? »
Je la retournais comme une crêpe, en manière de jeu, en lui attrapant les deux chevilles, ces deux chevilles de gamine, où elle gardait la trace d’un anneau, cercle enchanté de peau claire cousu dans la peau sombre. Je la maintenais, les fesses en l’air, elle faisait la brouette un moment, puis, aussitôt lassée, se libérait en agitant les jambes, faisait voler le sable autour d’elle, et se retournait, offrant ses cuisses, son ventre plat, où la cicatrice de l’appendicite s’enroulait à l’aine comme une fermeture Eclair, que je rêvais parfois d’ouvrir pour lui caresser l’intérieur ; un intérieur de boyaux blancs et nets, d’organes bourrés de vitalité, craquant de jeunesse.
Suivant les cuisses fuselées, ma main droite s’attardait à l’entrée de cet intérieur ; elle fermait les genoux, emprisonnant mes doigts. Un peu de sève coulait entre ses jambes. A quatre pattes, écartant le sable, je léchais les lèvres duveteuses. Eve était presque imberbe ; et elle ouvrait enfin largement les jambes en soupirant, offrant sa chatte à la chaude lumière du soleil, qui baissait juste en face d’elle, sur la mer. Un frisson, une contraction, la prenait alors, parce qu’un oiseau, là-bas, avait parcouru le sable de son ombre, ou que quelqu’un, peut-être, regardait depuis les dunes couronnées de genêts en fleur. Et puis elle se laissait aller en arrière, et ses cheveux, moisson permanente de fils châtains aussi minces que les fils de la Vierge, s’étalaient en corolle sur le sable blanc.
Une cétoine dorée, somptueuse pierrerie vivante à la cuirasse verte étincelante, lui courait sur le bras. Elle la laissait faire en riant, chatouillée par les pattes minuscules à la saignée, là où le fin réseau des veines, à l’abri du soleil, parcourait sa peau olivâtre.
Eve. Ses lèvres, son nez, ses seins eux-mêmes ont la forme de son nom. Tout s’y retrousse ; leur ligne supérieure, quand on les regarde de profil (celle des seins, surtout), s’incurve vers le haut, comme si le bouton, le bourgeon presque noir, dont l’aréole paraît un savant maquillage, était un pic dressé contre l’âge, contre la pesanteur, une protestation érigée contre la laideur du vieillissement. J’ai lu dans Clément d’Alexandrie que les seins s’affaissent, au premier enfant, pour se mettre à la portée du nourrisson.
Elle se décidait parfois à retirer le casque de son walkman. J’oubliais aisément la présence de cet instrument ; elle passait sa vie avec, au début ; elle préférait écouter de la musique que des gens.
« Qu’est-ce que tu écoutes ?
- Les murmures de la forêt, dans Siegfried… »

Guy Hocquenghem, Eve.



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