samedi 25 février 2023

Contre le Principe Espérance

C'est parti, Horkiki...

Moult passages du Concept de nature chez Marx, de Alfred Schmidt, rédigé à la fin des années 1950, et publié en 1962, prennent pour cible Ernst Bloch et sa conception métaphysique de la matière, laquelle se trouve toujours associée chez ce dernier, comme on le sait, à la catégorie philosophique de ≪possibilité≫ (dynamei ôn). Reprenant Aristote, et dépassant le statut pis que problématique : aporétique, indissociablement associé par le Stagirite à la matière (cette matière qui est sans être, pour ainsi dire, en tant que pure indétermination), Bloch, fidèle à une certaine tradition souterraine filant du Moyen Âge judéo-arabe (Avicébron et sa Fontaine de vie, en particulier) jusqu'à Marx (chez qui la matière, rarement étudiée pour elle-même, est néanmoins, en de très rares occasions, dite ≪faim ou pulsion≫), considère la matière comme tendance réelle exigeant réalisation sans devoir pourtant jamais obtenir satisfaction adéquate, comme mouvement d'appel érotique déposant successivement, comme autant de vêtements dont on se lasserait, les formes qui l'expriment. Sa position, pour le dire simplement, est celle d'un ontologue en quête d'"un fondement du monde, un principe de l'être s'engendrant lui-même" (Schmidt, op. cit., p. 213). La position ≪matérialiste≫ contemporaine (songeons, par exemple, à ce que signifie aujourd'hui l'expression ≪féminisme matérialiste≫ !) se trouve bien entendu à mille lieues d'une telle tendance ontologique (ou métaphysique) se rapprochant, à bien des égards, de la nôtre ; exerçant, du moins, incontestablement sur nous une fascination maintenue. Corrélativement, le lien entre être et devoir-être, nature et normes, nous apparaît également nécessaire. En cela encore, nous pencherions spontanément du côté de l'aristotélisme de Bloch, de son 
être humain, animal politique≫, d'un principe premier (la vie, ou l'âme, ou la matière vivante) s'appliquant ensuite, de manière différenciée, à chacun de ses genres et de ses espèces. Ce qui définit bel et bien une tendance métaphysique.


D'où vient alors que les passages qui suivent (voir ci-dessous), tirés de Matérialisme et métaphysique, article de Horkheimer publié en 1933, nous plaisent à peu près autant, eux qui tirent franchement du côté opposé ? Un tel plaisir, typiquement critique, serait-il lié à la légèreté ironique et inquiète (que nous sentons bien) avec laquelle Horkheimer ou Adorno accueillent toujours, de manière immanente, la contradiction au sein même de leur propre pensée ? La critique de la métaphysique s'accompagne, en effet, immanquablement chez eux d'une volonté explicite de la sauver, ou  disons : de préserver en elle le dépassement émancipateur idéaliste du donné, du factuel (de l'existant), qu'elle incarne. De même, le découplage ici prétendu absolu entre matérialisme et valeurs≫ devrait lui-même se voir critiqué, et médiatisé.  Très peu de temps auparavant, dans son extraordinaire Crépuscule (1932), le même Horkheimer défendait par exemple (contre l'espèce largement répandue des ≪professeurs d'université marxistes≫, boursouflés de leurs explications scientifiques définitives, à dominante économiste, proto-structuraliste ou ≪anti-humaniste≫ du monde) la thèse d'une pleine légitimité d'un début éthique scandalisé (les choses n'étant pas ce qu'elles devraient être) de la révolte de classe, aux résultats par ailleurs tout sauf garantis (pas d'automatisme scientifique de la révolution, ni de son triomphe) du point de vue du prolétaire révolté. Matérialisme métaphysique, d'un côté, donc (Bloch) ; Matérialisme anti-métaphysique, de l'autre (Hokheimer), sans, étrangement, que toutes passerelles se trouvent intuitivement rompues entre les deux. Mais où trouver précisément le point de contact ? Mystère. Sans doute dans le rôle joué, chez Horkheimer, par l'Histoire, rebattant dans un mouvement matériel ininterrompu (substantiel), la définition des choses et des valeurs, mais pas la tendance invariablement (naturellement) humaine à la constatation théorique puis à la suppression pratique de la douleur, à tous les âges, sous toutes ses formes. Cette tendance est célébrée comme hautement rationnelle. Le pessimisme horkheimérien se distingue ainsi des autres pessimismes en ce qu'il ne juge jamais valable quelque défense conservatrice que ce soit de la résignation, au nom d'un fatalisme transcendant à l'Histoire. Les Hommes pourraient, il y insiste, mettre à bas ce monde injuste, ignoble, laid et irrationnel : ce serait en leur pouvoir, ils en auraient les moyens et y trouveraient tout leur intérêt et bonheur possibles, loin de ce qu'un Schopenhauer trouverait à y redire. Mais ils ne le font pas, voilà tout ! ou plutôt, ne l'ont pas encore fait. Et, cela ayant été rappelé, impossible de tirer de ce néant passé d'émancipation quelque leçon future, épistémologique ou politique, que ce soit (en un sens optimiste ou pessimiste). L'espérance, contrairement à ce que soutiendra toujours Ernst Bloch, ne saurait être présentée comme une force. Elle doit demeurer une utopie, non-figurable aux termes de l'ancienne proscription juive des images. L'espérance, dira Adorno, ne peut être un Principe. On aurait bien du mal à ne pas l'entendre. Mais on a beaucoup de mal à l'encaisser.
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≪En s'occupant de l'"énigme de l'existence", de la "totalité" du monde, de la "vie", de "l'en-soi", ou d'autre chose encore, et de quelque façon qu'elle formule sa problématique, la métaphysique espère pouvoir tirer des conséquences précises concernant l'action. L'être jusqu'auquel elle s'efforce de parvenir doit avoir, certainement, une organisation, une nature dont la connaissance est d'une importance décisive pour la conduite de la vie humaine ; il doit nécessairement exister une attitude pratique qui correspond à cet être. Ce qui caractérise le métaphysicien, c'est l'effort pour subordonner sa vie personnelle, dans tous les domaines, à la perception qu'il a des premiers principes et des fins dernières, - que ce qu'il perçoit ainsi le mène à la plus intense activité dans le monde, à l'ataraxie ou à l'ascétisme, peu importe, et peu importe également qu'il se représente l'exigence ainsi reconnue comme identique pour tous les temps et tous les humains ou au contraire comme différenciée et sujette à changement≫.

De par sa nature propre, la thèse matérialiste exclut de telles conséquences. Le principe qu'elle pose comme étant la réalité ne se prête pas à la déduction d'une norme quelconque. En elle-même la matière n'a pas de sens, et on ne peut faire découler de ses propriétés aucune règle de vie, ni sous la forme d'un commandement ni sous celle d'un exemple à suivre. Ce n'est pas que sa connaissance précise n'ait pas d'avantage pour l'homme qui agit : le matérialiste s'efforcera, en fonction des différents objectifs qu'il peut se fixer, d'acquérir la certitude la plus approfondie concernant la structure de la matière ; mais bien que la connaissance scientifique du réel contribue à tout moment en fonction de son développement - de même que, d'une façon plus générale, le niveau atteint par les forces productives - à orienter, à l'intérieur du processus global de l'activité sociale, la définition de ces objectifs, ceux-ci ne sont pas fixés par la science elle-même.
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Quoi qu'il en soit, le matérialisme essaie de substituer à la justification des actes la compréhension historique de l'homme agissant, et ne voit jamais qu'une illusion dans les tentatives pour le justifier. Si la plupart des hommes éprouvent aujourd'hui encore un très fort besoin de se justifier ainsi, s'il ne leur suffit pas, lorsqu'ils ont à prendre des décisions importantes, d'invoquer des sentiments comme l'indignation, la pitié, l'amour, la solidarité, et s'ils cherchent à justifier leurs impulsions en se référant à un ordre du monde fondé dans l'absolu, en les qualifiant de "morales", cela ne suffit nullement à prouver que ce besoin puisse être satisfait de façon conforme à la raison. La vie du plus grand nombre est fait d'une telle misère, de tant de privations et d'humiliations, les efforts et les résultats sont, la plupart du temps, si radicalement disproportionnés, que l'on comprend trop bien l'espoir que l'ordre terrestre ne soit pas peut-être la seule réalité. En ne présentant pas cet espoir comme ce qu'il est, mais en s'efforçant de le rationaliser, l'idéalisme devient un moyen de transfigurer un renoncement aux satisfactions instinctives imposé par la nature et par l'organisation sociale. Aucun philosophe n'a vu plus profondément que Kant que l'espérance était le seul fondement possible pour l'hypothèse d'un ordre transcendant.
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Le matérialisme considère notamment toute philosophie qui entreprend de justifier cette espérance à laquelle on ne peut donner un fondement, ou même qui entreprend simplement de masquer cette impossibilité, comme une imposture commise au détriment de l'homme. Quel que soit son optimisme quant aux possibilités de transformer l'ordre établi, quelque valeur qu'il accorde au bonheur que procurent la solidarité et la part prise à l'oeuvre de transformation, le matérialisme comporte donc une composante pessimiste. L'injustice passée ne sera jamais réparée. Rien ne compensera jamais les souffrances des générations disparues. Mais tandis que les philosophes idéalistes d'aujourd'hui, sous les espèces du fatalisme et de la philosophie de la décadence, tournent leur pessimisme vers l'existence terrestre, présente et future, et affirment qu'il est impossible d'assurer à l'avenir le bonheur de tous, la tristesse inhérente au matérialisme porte sur les événements du passé.

(Max Horkheimer, Matérialisme et métaphysique)

2 commentaires:

  1. La citation 1 d'Horki est bien équivoque !

    Son début ne semble pas "anti-métaphysique" à lire "l'être jusqu'auquel [la métaphysique] s'efforce de parvenir", être horizontal donc, ni originel et encore moins identitaire en quelque manière, pas d'insipide déjà "là" du Dasein. "Être" comme "devoir-être" en quelque sorte, à supposer sans doute que ce dernier ne soit pas reçu comme l'imago prescriptif figurant un Surmoi figé, "désanimé", un modèle en lieu et place d'un Ça qui se découvrirait chemin faisant. Un pôle d'aspiration s'il on veut (pour évoquer la liberté). Un devoir sans maître ; mais, potentiellement, pas tout à fait dépourvu d'une maîtrise plus ou moins expérimentée.

    Sa fin paraît au contraire clairement anti-métaphysicienne. Le métaphysicien étant conduit à "l'ataraxie ou à l'ascétisme", à la paralysie du sage, en un mot. Pourquoi donc ce bonhomme endosserait-il tout le poids de "la perception qu'il a des premiers principes et des fins dernières" jusqu'à y "subordonner sa vie personnelle" ?

    Moquerie d'un matérialisme anti-métaphysicien ou conflit intime avec la téléologie ?

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  2. Vous surinterprétez, à notre avis. Le premier extrait est tout ce qu'il y a de plus tranché. La matière n'est pas un principe métaphysique. L'ëtre n'est pas un devoir-être. La matière n'a pas de sens. Impossible, donc, de lui prêter une fluidité, par exemple, une capacité potentielle sur laquelle le sujet (matérialiste) devrait se régler. Le matérialisme ne peut être métaphysique. L'ambiguïté des rapports entre métaphysique et matérialisme se jouera plus tard (dans ce texte-là, de 1933, que vous trouverez dans le recueil : Théorie traditionnelle et théorie critique, mais surtout plus tard dans la vie et l'oeuvre de Horkheimer) et sur un autre plan : celui du rapport à la liberté. C'est pour cela que Kant est souvent mobilisé à ce titre, en tant que représentant éminent de la tension parfaite entre nature (analytique transcendantale) et idéal ou liberté (dialectique transcendantale), idéal qui ne peut, évidemment, se voir figurer, transformer en programme, qui doit donc rester utopique. Mais liberté et idéal n'en sont pas pour autant éjectés du jeu, bien entendu, pas plus que la morale ou tout autre élément critique "non-matérialiste" (ou métaphysique). Le matérialisme est philosophique et critique : ni scientiste ni métaphysique. Ce n'est pas la "science" qui définit le "projet" du matérialiste critique (un de ces extraits le dit aussi). Avec son "Principe Espérance", éloge de la matière potentielle, Bloch sera considéré (autant que Walter Benjamin avant lui) par Horkheimer et Adorno comme un redoutable imprudent ayant osé outrepasser les strictes "limites" du pouvoir de connaître.

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