À paraître (octobre 2020)
«Évoquer l’écologie, c’est comme parler du suffrage universel et du repos du dimanche : dans un premier temps, tous les bourgeois et tous les partisans de l’ordre vous disent que vous voulez leur ruine, le triomphe de l’anarchie et de l’obscurantisme. Puis, dans un deuxième temps, quand la force des choses et la pression populaire deviennent irrésistibles, on vous accorde ce qu’on vous refusait hier et, fondamentalement, rien ne change.
La prise en compte des exigences écologiques conserve beaucoup d’adversaires dans le patronat. Mais elle a déjà assez de partisans capitalistes pour que son acceptation par les puissances d’argent devienne une probabilité sérieuse. Alors mieux vaut, dès à présent, ne pas jouer à cache-cache : la lutte écologique n’est pas une fin en soi, c’est une étape. Elle peut créer des difficultés au capitalisme et l’obliger à changer ; mais quand, après avoir longtemps résisté par la force et la ruse, il cédera finalement parce que l’impasse écologique sera devenue inéluctable, il intégrera cette contrainte comme il a intégré toutes les autres.
C’est pourquoi il faut d’emblée poser la question franchement : que voulons-nous ? Un capitalisme qui s’accommode des contraintes écologiques ou une révolution économique, sociale et culturelle qui abolit les contraintes du capitalisme et, par là même, instaure un nouveau rapport des hommes à la collectivité, à leur environnement et à la nature ? Réforme ou révolution ?
Ne répondez surtout pas que cette question est secondaire et que l’important, c’est de ne pas saloper la planète au point qu’elle devienne inhabitable. Car la survie non plus n’est pas une fin en soi : vaut-il la peine de survivre [comme se le demande Ivan Illich], dans "un monde transformé en hôpital planétaire, en école planétaire, en prison planétaire et où la tâche principale des ingénieurs de l’âme sera de fabriquer des hommes adaptés à cette condition" ? (…) Il vaut mieux tenter de définir, dès le départ, pour quoi on lutte et pas seulement contre quoi. Et il vaut mieux essayer de prévoir comment le capitalisme sera affecté et changé par les contraintes écologiques, que de croire que celles-ci provoqueront sa disparition, sans plus.
Mais d’abord, qu’est-ce, en termes économiques, qu’une contrainte écologique ? Prenez par exemple les gigantesques complexes chimiques de la vallée du Rhin, à Ludwigshafen (Basf), à Leverkusen (Bayer) ou Rotterdam (Akzo). Chaque complexe combine les facteurs suivants :
— des ressources naturelles (air, eau, minéraux) qui passaient jusqu’ici pour gratuites parce qu’elles n’avaient pas à être reproduites (remplacées) ;
— des moyens de production (machines, bâtiments), qui sont du capital immobilisé, qui s’usent et dont il faut donc assurer le remplacement (la reproduction), de préférence par des moyens plus puissants et plus efficaces, donnant à la firme un avantage sur ses concurrents ;
— de la force de travail humaine qui, elle aussi, demande à être reproduite (il faut nourrir, soigner, loger, éduquer les travailleurs).
En économie capitaliste, la combinaison de ces facteurs, au sein du processus de production, a pour but dominant le maximum de profit possible (ce qui, pour une firme soucieuse de son avenir, signifie aussi : le maximum de puissance, donc d’investissements, de présence sur le marché mondial). La recherche de ce but retentit profondément sur la façon dont les différents facteurs sont combinés et sur l’importance relative qui est donnée à chacun d’eux.
La firme, par exemple, ne se demande jamais comment faire pour que le travail soit le plus plaisant, pour que l’usine ménage au mieux les équilibres naturels et l’espace de vie des gens, pour que ses produits servent les fins que se donnent les communautés humaines. (…)
Mais voici que, dans la vallée du Rhin notamment, l’entassement humain, la pollution de l’air et de l’eau ont atteint un degré tel que l’industrie chimique, pour continuer de croître ou même seulement de fonctionner, se voit obligée de filtrer ses fumées et ses effluents, c’est-à-dire de reproduire des conditions et des ressources qui, jusqu’ici, passaient pour "naturelles" et gratuites. Cette nécessité de reproduire l’environnement va avoir des incidences évidentes : il faut investir dans la dépollution, donc accroître la masse des capitaux immobilisés ; il faut ensuite assurer l’amortissement (la reproduction) des installations d’épuration ; et le produit de celles-ci (la propreté relative de l’air et de l’eau) ne peut être vendu avec profit.
Il y a, en somme, augmentation simultanée du poids du capital investi (de la "composition organique"), du coût de reproduction de celui-ci et des coûts de production, sans augmentation correspondante des ventes. Par conséquent, de deux choses l’une : ou bien le taux de profit baisse, ou bien le prix des produits augmente. La firme cherchera évidemment à relever ses prix de vente. Mais elle ne s’en tirera pas aussi facilement : toutes les autres firmes polluantes (cimenteries, métallurgie, sidérurgie, etc.) chercheront, elles aussi, à faire payer leurs produits plus cher par le consommateur final. La prise en compte des exigences écologiques aura finalement cette conséquence : les prix tendront à augmenter plus vite que les salaires réels, le pouvoir d’achat populaire sera donc comprimé et tout se passera comme si le coût de la dépollution était prélevé sur les ressources dont disposent les gens pour acheter des marchandises.
La production de celles-ci tendra donc à stagner ou à baisser ; les tendances à la récession ou à la crise s’en trouveront aggravées. Et ce recul de la croissance et de la production qui, dans un autre système, aurait pu être un bien (moins de voitures, moins de bruit, plus d’air, des journées de travail plus courtes, etc.), aura des effets entièrement négatifs : les productions polluantes deviendront des biens de luxe, inaccessibles à la masse, sans cesser d’être à la portée des privilégiés ; les inégalités se creuseront ; les pauvres deviendront relativement plus pauvres et les riches plus riches.
La prise en compte des coûts écologiques aura, en somme, les mêmes effets sociaux et économiques que la crise pétrolière. Et le capitalisme, loin de succomber à la crise, la gérera comme il l’a toujours fait : des groupes financiers bien placés profiteront des difficultés de groupes rivaux pour les absorber à bas prix et étendre leur mainmise sur l’économie. Le pouvoir central renforcera son contrôle sur la société : des technocrates calculeront des normes "optimales" de dépollution et de production, édicteront des réglementations, étendront les domaines de "vie programmée" et le champ d’activité des appareils de répression. (…)
Direz-vous que rien de tout cela n’est inévitable ? Sans doute. Mais c’est bien ainsi que les choses risquent de se passer si le capitalisme est contraint de prendre en compte les coûts écologiques sans qu’une attaque politique, lancée à tous les niveaux, lui arrache la maîtrise des opérations et lui oppose un tout autre projet de société et de civilisation. Car les partisans de la croissance ont raison sur un point au moins : dans le cadre de l’actuelle société et de l’actuel modèle de consommation, fondés sur l’inégalité, le privilège et la recherche du profit, la non-croissance ou la croissance négative peuvent seulement signifier stagnation, chômage, accroissement de l’écart qui sépare riches et pauvres. Dans le cadre de l’actuel mode de production, il n’est pas possible de limiter ou de bloquer la croissance tout en répartissant plus équitablement les biens disponibles.
Tant qu’on raisonnera dans les limites de cette civilisation inégalitaire, la croissance apparaîtra à la masse des gens comme la promesse — pourtant entièrement illusoire — qu’ils cesseront un jour d’être "sous-privilégiés", et la non-croissance comme leur condamnation à la médiocrité sans espoir. Aussi n’est-ce pas tant à la croissance qu’il faut s’attaquer qu’à la mystification qu’elle entretient, à la dynamique des besoins croissants et toujours frustrés sur laquelle elle repose, à la compétition qu’elle organise en incitant les individus à vouloir, chacun, se hisser "au-dessus" des autres. La devise de cette société pourrait être : Ce qui est bon pour tous ne vaut rien. Tu ne seras respectable que si tu as "mieux" que les autres.
Or c’est l’inverse qu’il faut affirmer pour rompre avec l’idéologie de la croissance : Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne. Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans privilège, il n’y a pas de pauvres».
(André Gorz, 1974, texte paru initialement dans le mensuel Le Sauvage)