lundi 26 mars 2018

Comment des classes sont-elles possibles ?


Il est probable que ce soit là le problème fondamental de toute philosophie, depuis le début. Les idées sont-elles réelles ? c'est-à-dire : existent-elles fondamentalement ailleurs que dans notre tête ? Ce qui nous intéresse ici, en matière d'idée, c'est ce dont elles procèdent invinciblement, à savoir cette tendance immanente chez l'homme à la constitution de classes épistémologiques, au regroupement générique et conceptuel de singularités considérées, quant à elles, comme incontestablement existantes par l'attitude naturelle. Aussi sûr que ce support individuel des idées existe, voire même leur préexiste, l'homme, cependant, ne peut, d'un autre côté, éviter de produire des concepts, de constituer des classes. S'agirait-il, alors, simplement d'illusions nécessaires ? Du reflet (simplement humainement et pathologiquement produit) d'une matière physique formant, elle, dans son agencement singulier, la seule réalité digne de ce nom ? Dans le cas contraire, l'existence réelle des idées signifierait l'existence réelle de ces classes, genres, familles, espèces, bref : toutes ces catégories primant, d'une certaine façon, les individus qui s'y rattachent, et occupant relativement à eux le statut de condition. La classe Homme m'aurait ainsi précédé dans mon apparition singulière sur Terre — à cette apparition succédant une disparition tout également discrète et de peu d'importance en terme de réalité, vis-à-vis de ce regroupement, de cette classe (Homme) seule décisive ou substantielle (aux plans logique et temporel). Pas de classe Homme, cependant, la chose est évidente, sans hommes réels. Pas de classe Blanc sans hommes ou objets blancs réels, dont la classe ne procède, dans cette perspective, que comme abstraction intellectuelle, donc aussi : comme convention, certains humains pouvant, de manière contingente et isolée, attacher à des réalités des catégories ne recouvrant, du point de vue d'autres humains, soumis à d'autres contextes, aucune pertinence ni existence. Les Inuits, par exemple, disposent de centaines de nuances lexicales renvoyant à autant d'états blancs ultra-différenciés de la neige, cette foultitude de catégories pouvant passer, aux yeux du Français ou du Sénégalais lambda, pour une vue arbitraire de l'esprit. Un sociologue libéral, de même, ne s'accordera pas avec un sociologue marxiste sur les critères constitutifs d'éventuelles classes sociales, etc. Pas de famille, en somme, dont l'homogénéité ne pose, au moment de la constituer, quelque redoutable problème, et dont, de fait, la «fabrication» intellectuelle ne paraisse relever du coup de force théorique imposé à la Nature, ainsi que les hésitations de Darwin, par exemple, le montrent clairement, au moment où il s'efforce de rattacher tel ou tel individu biologique à telle famille (dont se trouvera exclu tel autre, au nom de critères morphologiques douteux à force d'instabilité) : 

« Après avoir décrit un ensemble de formes comme des espèces distinctes, je déchire mon manuscrit et j'en fais une seule espèce, puis je déchire cela de nouveau et j'en refais des espèces distinctes, après quoi j'en fais de nouveau une seule espèce ; lorsque cela m'arrivait, je grinçais des dents, je maudissais les espèces et je demandais quel péché j'avais commis pour être puni de la sorte » (Lettre à J. D. Hosker, 25 septembre 1853). 

Comme l'affirme sans ambages Samuel Buker : « C'est l'origine des variations, quelle qu'elle soit, qui est la véritable origine des espèces » (cité in Gertrude Himmelfarb, Darwin and the darwinian evolution). Pour Linné, au contraire, la classification fixiste, la taxinomie, c'était la science elle-même : « Botanica innititur fixis generibus » (in Philosophie botanique). Autrement dit : je ne commence à exister réellement, scientifiquement, qu'affilié à une classe. La science ne faisant là, dans son projet fondamental de mise en ordre rigoureuse de l'univers, que répondre à la providence de Dieu ayant distribué à chaque individu, pour lui donner sa densité d'existence propre, une essence absolument distincte, de toute éternité. Le nom, et par extension la classe, sont consubstantiels à l'être. Ce que l'athée Darwin est, malgré tout, obligé de constater, c'est, à l'inverse, que la variabilité spécifique semble bel et bien fondatrice, sans qu'il puisse l'expliquer au juste, en rendre raison, ni congédier complètement (non plus) la possibilité scientifique de classer, ranger, abstraire, associer par classes et familles. Impuissance relative fournissant ou renforçant l'argument classique du scepticisme empiriste, lequel constate, ou prétend constater avec candeur (prenant le bon sens à témoin, à l'aune d'une matérialité réelle — ou du moins : réellement perçue par le tout-venant) l'incapacité nécessaire de toute science, de toute rationalité organisée, à prouver le bien-fondé de ses présupposés. Ainsi donc, ricane le sceptique « nominaliste », la classe des chiens serait réelle, tout comme celle, au-dessus d'elle, des mammifères ? Montrez-moi donc un chien réel, qui ne soit ni un doberman, ni un berger allemand, ni un caniche... ; un mammifère qui ne soit ni un phoque ni M. Erdogan ni une hyène tachetée, etc. Montrez-moi, enfin, où existerait réellement, dans quel domaine délimité de la matière, les genres suprêmes (forcément peu nombreux) régissant l'être en dernière instance ! Toute science est, en effet, par définition architectonique. Elle veut (ne serait-ce qu'inconsciemment) constituer des systèmes qui soient tendanciellement à la fois toujours plus amples, plus englobants et plus réduits numériquement. Que M. Erdogan, par exemple, appartienne finalement au genre humain, animal ou minéral, c'est en tout cas bien cette appartenance tranchée, l'établissement final de celle-ci en ce qui concerne une individualité donnée (devant toujours venir in fine trouver sa place adéquate au sein d'un système) qui constitue le but immanent de l'attitude scientifique. Celle-ci commence ainsi par rassembler des éléments empiriques suivant des lois (ou, plus prudemment, des régularités statistiques, constatées dans le réel) ; puis, chaque système ayant progressivement défini un corpus de plus en plus exclusif, déterminé des frontières de plus en plus distinctes vis-à-vis d'autres systèmes, la science tend ensuite à effacer lesdites frontières au gré de paradoxes et d'obstacles toujours plus saillants et perturbants, en direction (ne fût-ce, une fois encore, que spontanément et heuristiquement) d'un réductionnisme intégral, quel qu'il puisse être, amalgamant finalement les comportement et structure de tous les éléments du réel. C'est ainsi que les phénomènes de la « vie » se trouveront rattachés aux phénomènes de la «matière vivante», cette dernière n'en venant bientôt plus qu'à constituer un mode de la «matière» en général. Soumis aux mêmes nécessités objectives, physiques et bio-chimiques, M. Erdogan et un rat adulte, par exemple, une bactérie, un bout de poireau seraient ainsi tous justiciables de la même froide considération scientifique abstraite de la singularité, n'accordant aucun avantage épistémologique à quelque espèce que ce soit, à des catégories sinon en quelque sorte coupablement «auto-centrées». La notion même d'émergence systémique caressée par certains biologistes, posant des effets de seuil au-delà desquels — passé un niveau de complexité d'organisation — tel système nouveau constitué par rassemblement cellulaire (l'organe, le muscle, le neurone) fonderait, dans cette émergence et nouvelle échelle macroscopique même, de nouvelles modalités de fonctionnement (bref : une nouvelle identité exclusive), cette notion sera contestée par d'autres, attachés pour leur part au stade microscopique indifférencié, jugé seul décisivement réel. Pour J.-P. Changeux, par exemple, l'homme se réduit à ses neurones, et voilà tout. Pour d'autres, ce pourra être l'ADN. Les adversaires épistémologiques de la conscience, du sujet intelligent, de la raison distincts ont de fait toujours insisté, quels qu'ils soient et depuis des siècles, sur l'antériorité hiérarchique d'un niveau élémentaire de réalité ne constituant qu'imaginairement telle ou telle identité seconde finalement enclose et systématique. De Hume à Deleuze, l'homme n'est ainsi considérable radicalement comme ensemble, comme système identique, qu'à titre illusoire : il se présente en revanche comme prolifération ou différence élémentaire réelle. Je ne pense jamais, ni ne chie ni ne baise, car JE n'existe pas : ça mange, par contre, ça chie, ça baise. À l'intégrité d'un ensemble (celui du corps, de la conscience, du regroupement identitaire émergent de cellules) se substitue une genèse perpétuelle reconfigurant, au gré de forces impersonnelles, une matière d'être univoque. Au point que l'ontogenèse même d'un individu devrait se voir lexicalement et philosophiquement congédiée, pour faire encore trop de cas résiduel de l'identité (le préfixe «onto» renvoyant dangereusement à l'autoritarisme, à l'arbitraire constitutifs d'un système exclusif : d'un système un, impliquant, par exemple, les corps et conscience du seul M. Erdogan, par opposition à ceux de MM. Trump ou Poutine). C'est ainsi la différence qui fonderait seule la genèse (M. Erdogan étant, si l'on peut dire, déjà beaucoup de monde à lui tout seul)et qui la poursuivrait, l'« hétérogenèse » (Guattari) primant toute ontogenèse. Notre problème de départ se trouve donc toujours le même : si l'identité est impossible, que la différence et la singularité, seules, sont réelles, comment souscrire, épistémologiquement, à l'existence de classes ?  

(à suivre...)   

3 commentaires:

  1. On peut tenter que la classification, d'un point de vue évolutionniste, ne consiste pas tant à séparer les différentes formes du vivant qu'à les relier à des ancêtres communs, jusqu'aux êtres unicellulaires de la soupe primitive. Autrement dit la question n'est pas de savoir qui ressemble à qui mais qui est issu de qui, donc d'établir une histoire du vivant. Qui a muté en quoi sous l'effet de quel changement, voilà qui organise le classement. D'où certes en mettant dans la même case un chat blanc au poil ras et un chat noir au poil long, on opère une sélection arbitraire en invisibilisant leurs différences, mais en fait peu importe car plutôt qu'une case il s'agit en fait d'une trajectoire dans laquelle on les replace et dont la pertinence est d'ailleurs matériellement testable : les chatons des chatons de ces deux-là seront la preuve qu'ils appartenaient bien à la même histoire (alors que les rats peuvent tamponner tant qu'ils veulent M. Erdogan...)*

    Il en va d'une certaine manière de même pour les classes sociales. C'est en rendant compte de leurs histoires pour dégager leurs perspectives qu'on établit leur pertinence (à la limite on se fout de leur existence à proprement parler). Si on arrive sur cette base à sentir le futur probable de la société (qui va jouer comment contre qui), on peut dire que l'on a mis un nom judicieux sur chaque camp.


    * Notons d'ailleurs que différer suppose s'écarter par rapport à ce qu'on a de commun. On ne dira ainsi pas que le wapiti diffère de la Marseillaise mais que les deux choses n'ont rien à voir. Et c'est justement tout le sel des blagues du type « quelle est la différence entre… » de trouver un rapport inattendu entre deux choses depuis lequel les faire différer.

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  2. Vous avez évidemment bien saisi où nous voulons en venir, Vilbidon. Merci de toute cette intelligence partagée. Mais ne soyez pas trop impatient, jeune chien fou que vous êtes. Le reste suit, en somme.

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    1. De rien. Il faut dire que le niveau de mes lectures s'est sensiblement amélioré depuis que je suis entre autres ce blog. Peu à peu, les idées font leur chemin.

      Jeune chien fou tombant sur la dialectique en fuyant la meute post-moderne.

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