Chercher
l'unité minimale de la réalité : but - admirable et glorieux - de la
métaphysique. Décomposer. Descendre jusqu'à ce point ultime d'où, justement, tout
pourra commencer, tout pourra jaillir, tout pourra se composer. Le principe. Le point zéro. Ce point aurait, de fait, les
caractéristiques suivantes : il serait, d'abord, réalité la plus réelle, la plus solide, la plus stable des réalités, précédant,
logiquement et chronologiquement, toutes les autres, les suivantes qui ne
seraient, vis-à-vis de lui, que des productions. Problème : cette réalité suprême
et première, par définition n'existe pas
(étant pourtant, donc, ce qui permet l'existant, c'est-à-dire le composé). Le
point, unité logique minimale et nécessaire du réel, ne peut exister. Merde, alors. Prenez un grain de sable, divisez-le
mentalement. Vous aurez devant vous deux objets d'imagination. Impossible
d'aller au-delà, quoique - en droit - vous puissiez le faire, toute réalité
étant, dans l'idée, mathématiquement, divisible à l'infini. C'est justement
cette divisibilité infinie (pourquoi et quand devrais-je m'arrêter de diviser à
nouveau ?) qui rend le premier point, le point-principe, inaccessible. Le point
est à la fois cette réalité première, suprême et nécessaire d'où découle forcément
toute vérité possible (vérité absolue dont les mathématiques fournissent le
modèle) et ce qui ne peut exister, du fait même de cette divisibilité infinie
que les mathématiques imposent. Il ne peut y avoir de point mathématique - géométrique
(comment le mesurer ?) - et pourtant toute
ligne est bien dite composée de points. Deux lignes qu'on vous présente
seront facilement jugées par vous, le cas échéant, de longueurs inégales. La ligne A, la plus grande, se
composant ainsi (telle vous paraîtra, légitimement, l'origine de votre
jugement) de plus de points que la
ligne B. C'est ça qui la rend plus grande. Mais comment dénombrer, alors, exactement
les points composant l'une et l'autre ligne ? Toute géométrie serait, donc, par
principe, rigoureusement impossible, puisque fondée tout entière sur des
constructions et des compositions de points.
De même, la physique ne peut, elle non plus, tolérer l'idée de point ultime,
puisque dès lors qu'on imagine un objet physique, on se représente avec lui un
certain plan, sur lequel cet objet
repose, placé en contact avec lui. Touchant ce plan par un côté (par un point déterminé), l'objet ne le touchera
pas d'un autre. Tout objet, placé dans un plan, implique donc, d'entrée, composition,
autrement dit implique au minimum deux points, l'un touchant le plan, et l'autre
non. En sorte que le point ultime n'existe ainsi ni en géométrie ni en
physique, lors même qu'il conditionne, comme hypothèse absolument nécessaire, la
naissance de ces deux sciences et, avec elles, tout discours logique, tout
discours de vérité rigoureuse possible. D'un point, en effet, on tire une ligne. D'une ligne, on aboutit à des surfaces. Les surfaces, quant à elles,
forment bientôt des volumes. Point,
ligne, carré, cube. Tel est le chemin parcouru, logiquement et effectivement,
par la construction de notre réalité (cette construction est, bien entendu, aussi
bien dé-construction : on peut
parcourir ce chemin dans les deux sens, depuis les réalités les plus complexes,
les agencements de formes et de volumes les plus sophistiqués que nous rencontrons
dans notre vie jusqu'à ce maudit point ultime dont nous parlons depuis le
début, à la fois nécessaire et impossible). Tout cela ne trouble nullement, en
attendant, la pensée mathématique laquelle, pour cette raison précise, ne pense pas. La science ne pense pas. Rien
de plus vrai. Reconnaissez que c'est un peu fort, tout de même. Ayant permis
rien de moins que la fin de la physique antique qualitative sous les coups du
mécanisme (la mort de cette physique grecque voulant, par exemple, que la
pierre tombe parce que telle est son identité radicale, profonde et spécifique,
de pierre ; que tel est son principe de lourditude
pierreuse : qu'elle doit tomber parce qu'elle est pierre, voilà tout, et qu'une
pierre, c'est lourd, c'est sa nature), ayant permis, donc, que tout se trouve,
d'un coup, essentiellement mesurable, relatif, et commensurable (la pierre ayant désormais la même capacité abstraite
X de lourditude, relativement à d'autres objets fondamentalement comparables,
ne la déterminant plus, cette malheureuse pierre, que comme pôle d'attraction, réciproque
et universelle), voilà que le mécanisme nous laisse, ensuite, dans la mouise
infinie, la solitude glacée d'espaces vidés de qualités, purgés de tout
chatoiement, de toute richesse qualitative. Il nous laisse comme ça dans le
noir, dans cette désespérance de solitude nocturne absolue qu'il a lui-même
provoquée. Ayant tout rebâti, vite fait, sur
des points qui n'existent pas, il nous laisse ensuite nous arranger de
cette énigme douloureuse et infranchissable. Car la science, c'est là toute sa
gloriole stupide, ne daigne pas réfléchir ses concepts, elle se contente de les
imposer. Du moins prétend s'en tenir là. Car s'il est bien une philosophie spontanée des savants, comme
le racontait jadis l'autre crétin mandarin cybernétique, elle procède (comme il le
racontait aussi sans se comprendre lui-même) de cette angoisse irréductible que
la science provoque effectivement à juste
titre en premier lieu. Et cette philosophie reconduit, en effet,
immanquablement, à la bondieuserie nécessaire, laquelle n'est jamais au fond que
la tentative d'explication cohérente (d'abord) légitime de l'inexplicable : à savoir définir pourquoi au juste un certain Absolu de néant, reposant bien
tranquille dans son indépendance suffisante d'inexistence radicale, décide un
beau matin de sortir de cet état
bienheureux pour procéder (faire
procession) et composer l'existant. Pourquoi et comment Dieu, en somme (le Point absolu) décide de faire ligne, puis surface, puis volume. Ne
cherchez pas à comprendre, serait-on pourtant tenté de dire, la chose est
impossible. Elle ne se défend pas, sur le plan rationnel. Spinoza et Leibniz
s'empaillent là-dessus depuis la nuit des temps, au travers de leurs épigones.
Le premier racontant que c'est comme ça, l'Absolu doit procéder de toute
nécessité, sans raison, sortir de lui parce qu'il est tout puissant,
nécessaire, parfait conceptuellement donc doit
aussi exister réellement, c'est-à-dire procéder modalement, sans quoi il ne
serait pas parfait, oui, il lui manquerait ce truc de base tout bête de
l'existence, ce qui serait un comble. Bref, recyclage ici de la misérable
preuve ontologique cartésienne, ce qui ne pose jamais le moindre problème aux
admirateurs contemporains athéistiquement béats de Spinoza. Le second pose, de
manière déjà plus féconde, c'est-à-dire plus humaine, un choix de Dieu de sortir de son état de point unique originel. Et où
Leibniz dit choix, pensons plutôt décision
brutale. Les choix ne se justifient pas tous, ils ne sont pas tous rationnels,
quoi qu'en dise ici, en l'occurrence, Leibniz. Car soyons sérieux : Dieu,
sortant de lui, délire. Il veut juste
voir du pays pour le plaisir. Il est poussé à le faire par une fringale
déraisonnable. Dieu se laisse donc aller à ses pulsions, comme tout le monde. Et tel est bien notre point (comme disent les Anglois) : ce mouvement nécessaire du
point à la ligne, de la ligne à la surface et de la surface au volume se trouve
enfin universellement fondé en pulsion
première, en vie (d'abord) gratuite. Dieu étant absurde et pulsionnel,
c'est avec lui (dans cette seule image qu'il représente) l'univers tout entier qui
peut enfin être pensé en termes de forces
et de désir (d'abord) arbitraires. Pensé, disons-nous, et surtout imaginé. Sous quelle forme ? C'est très simple.
Tout désir implique sensation. La sensation implique le mouvement. Or, le cercle
est un faux mouvement : en lui origine et fin coïncident. Il ne bouge pas,
comme le prouve le statisme réel du
système circulaire hégélien. Le vrai mouvement, ce ne sera donc pas le cercle
mais plutôt, comme déjà répété ici, le passage du point à la ligne, de la ligne
à la surface, etc. Dieu, ayant du désir et de la sensation, procédera donc en
ligne droite, pas en cercle. Et Dieu ne fait là que représenter - fictivement,
car Dieu n'existe pas - la sortie nécessaire de soi, le mouvement, l'extériorisation
de ce néant de point abandonné Dieu sait pourquoi (parce que c'est son délire).
La vérité est que tout est mouvement matériel
dans le monde, tout est pulsion, tout est puissance et que l'Homme, seul,
est dépositaire de cette puissance comme du seul problème valant peut-être non
pas tant d'être résolu qu' exposé correctement.
Cette exposition (en d'autres termes : cette monstration optique) de la puissance définissant la matière, échappant à la
science, ne peut appartenir qu'à l'art, et plus précisément à la peinture. La
peinture est, en effet, le lieu où se concentre, depuis toujours, cette
contradiction dont nous parlons, établissant le point - réalité pourtant
impossible - comme matrice de la surface, du volume, de la réalité. Elle forme
cet art romantique (problématique) précisément, selon Hegel, du fait de cette contradiction objective qu'elle signifie
entre surface et volume, matière et lumière. La peinture est ce lieu unique (ou
cette occasion) où le point premier
(non-existant) se colorise, d'une part, et où, ensuite, l'espace n'apparaît
que comme conséquence, comme effet (pas comme condition préalable) de la
réalité matérielle, réalité ne procédant
que d'une composition de ces points essentiellement colorés. Toute la
recherche de la peinture contemporaine aboutit, en fait, à cette conclusion
selon laquelle ce fameux point ultime recherché par toute la métaphysique, et
par lequel nous ouvrions cette réflexion, ne
peut jamais être qu'un point sensible, autrement dit un point pour nous, un point vu par nous, rien d'autre, un point coloré n'ayant, en outre, d'existence
effective qu'inscrit dans un rapport infini avec d'autres points colorés du
même type, ce rapport fondant, seul, l'espace, c'est-à-dire le volume. Or, s'il
n'est plus, d'abord, d'espace vide précédant la réalité, si celle-ci,
secondement, n'est plus que visible, faite de points colorés, c'est-à-dire
intégralement pour nous, alors toute
création ex nihilo, tout mouvement
premier, tout acte pur divin s'efface comme hypothèse. D'où la notion d'espace solide, propre à Cézanne :
l'espace n'est plus ce contenant idéal et vide accueillant juste gentiment la
matière. L'espace, désormais, est matière
colorée, conjonction de volumes visibles pesant les uns sur les autres comme
forces. D'où la notion, surtout, de texture
ou de facture, dont le futurisme russe fait toujours le plus grand cas, à
quelque courant qu'il se rattache, la matière picturale - le relief crevant la
surface plane du tableau qu'elle déforme - démontrant toujours par le fait ce mouvement ontologique
nécessaire du point aboutissant in fine au
volume, à la vie. Le mouvement du point, le mouvement sur place en quelque
sorte, s'appelle force, ou tendance. Il
est, comme tel, irrésistible. Significativement, Tatline, par exemple, tient à
conserver la forme tableau, la forme peinture. Chez lui, on ne peut légitimement
parler de sculpture. Il est question ici de relief : le volume jaillit, malgré
tout, de ce qui se présentait au départ formellement comme pure surface (celle
de la peinture de chevalet). C'est cette nécessité permanente
d'auto-dépassement formel - bref : de puissance universelle de la matière
pulsionnelle dictant sans cesse sa loi, imposant ses conditions aux formes, les
recomposant sans fin - que le cubo-futurisme russe, plus que tout autre, aura
fait sentir dans l'art, en liaison organique avec la traduction impressionniste
assimilée par lui (traduction subjective du mouvement de la matière, ce mouvement étant mien, visible avant tout par et pour moi) d'une telle nécessité
universelle. Le mouvement de la matière est forcément pour nous, forcément
visible. Mais, d'un autre côté, la majesté incompréhensible de ce mouvement
universel (présenté plus haut comme sortie de soi déraisonnable, arbitraire, pulsionnelle
de l'Absolu) doit aussi demeurer, dans sa force inconsciente et inconnue. Freud
disait à Binswanger, en 1910, que ce que Kant nommait chose en soi, était, en gros, ce que lui appelait inconscient.
Autrement dit, ça existe mais on ne
pourra jamais savoir ce que c'est au juste, ni à quoi ça ressemble en soi, au-delà des phénomènes, des manifestations pulsionnelles. Si tout ce
mouvement du point à la ligne et de la surface au volume, donc, est, certes,
immanent, autant nécessaire qu' essentiellement
visible comme impression humaine (telle est la leçon libératrice et
prométhéenne de l'impressionnisme), cependant cette vision reste, également, hélas
! simple et inadéquate traduction
logique d'un inexplicable (la volonté du Point absolu de sortir malgré tout de
soi, que rien ne justifiera jamais). Ce que je vois de tel objet n'est ainsi
jamais ce qu'est réellement cet objet (et nul doute que ce dernier soit bien, en lui-même). Un jaune, un
rouge perçu n'étant fondamentalement en
soi, objectivement, que variations d'ondes ; un acide ou un amer,
variations de modalités de réactions chimiques dans ma bouche, etc. De même, je
puis varier les angles de vue, les possibilités perceptives sur une même chose,
celle-ci s'effondrant alors immanquablement dans son unité, sa vérité unique.
Le mouvement de la puissance agite ainsi les choses en tant que perçues, mais justement aussi dans l'impuissance totalisante de cette perception même. C'est
ainsi que Malévitch prend littéralement de la hauteur, qui célèbre les prises
de vue aériennes réduisant, à leur
tour, les complexités humaines visibles (à notre échelle) à des surfaces
simples (petits blocs, petits carrés). Tel est aussi, bien entendu, l'intérêt
de la révolution des procédés cinématographiques (ralentis, cadrages
aléatoires) qu'elle augmente les
possibilités perceptives nouvelles exactement à mesure qu'elle ruine l'adéquation entre ce Point unique
originel dont tout procède, d'un côté, et, précisément, de l'autre, la suite infinie de cette procession, de
ces procédés, de ces manifestations du mouvement nécessaire dans le monde. En
somme, ce que cherchait la métaphysique, soit la raison de cette nécessité humaine et universelle qu'il y ait
mouvement de sortie perpétuelle de soi, donc excès de l'être sur l'être, du
possible sur l'existant, est montrable
mais pas fondable. Le point premier
ne peut exister que comme trace ou témoignage coloré de son impossibilité conceptuelle, atome seulement visible. La réalité n'atteint pas le point ultime, elle n'est,
au mieux, que pointilliste, réseau de points. Pourquoi
s'en affliger ? Tout va bien, après tout. Que nous importe, au fond, ce point
non-visible premier, dont procéderaient les autres ? Le point est si l'on veut par définition tendance et appétit
puisqu'il l'est pour nous. Il est aussi, sous le même rapport, spontanément collectiviste, inscrit dans une composition native de points, s'il
prétend exister. Le point est ainsi directement carré, ou rien. Ce qui ne tue pas
le point comme point (c'est-à-dire comme Rien)
mais se contente, par simple goût spirituel, par simple désir libre, d'en conserver
la trace native irrationnelle. Car pour le reste, Dieu est ce point irrationnel
qui ne peut en rester à lui-même, et qui, de fait, se matérialise absolument nécessairement, c'est-à-dire s'abolit
comme ce point unique, se multiplie autant qu'il se déroule, prend surface et
volume. Le point doit être carré. Ce
qui subsiste de religieux dans tout cela (l'icônisme légendaire du Carré noir sur fond blanc) ne renvoie alors
qu'à une nécessité tout-à-fait provisoire,
liée paradoxalement au besoin d'explication rationnelle du mouvement général de
la puissance (ce passage du point au carré).
Un tel mouvement, on l'a dit, la science le rend possible (en géométrisant
l'univers) autant qu'elle s'en désintéresse ensuite. Reste donc aux hommes en
général, et à Malévitch en particulier, à se débrouiller avec lui, comme ils
peuvent. En catastrophe. Dieu est ce genre de catastrophe. Et la religion, ce
besoin vital - après déracinement prosaïque et scientiste - du souvenir
irrationnel, cultivé et entretenu, de l'origine possible, et du récit qui va
avec. Ce que le stalinisme aura, en tous les cas, assurément exterminé, avec
les phantasmes cubo-futuristes, puis suprématistes des années 1915, c'est la
possibilité révolutionnaire nouvelle de répondre autrement à cette question perpétuelle de la puissance matérielle,
déroulant sa beauté.
Un point, c'est tout ! Comme on dit...
RépondreSupprimerCertes.
SupprimerQuant à « ponctuateur », dérivé savant de « ponctuer » (déb. Du XVIIIe siècle), il désigne en histoire religieuse celui qui avait la charge de relever les noms des chanoines n'ayant pas assisté à l'office. (Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française)
RépondreSupprimerCQFD.
SupprimerOu, disons : pour moitié.
"L'espace est du temps solidifié et le temps est de l'espace intérieur" (Novalis)
SupprimerMagnifique radio d'Etat: https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/manifeste-pour-un-nouveau-romantisme-1ere-diffusion-28101978-0