mardi 31 mai 2016
Salut, Mai 2016 ! (et repasse quand tu veux...)
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Anti-Monde vaincra !,
Art martial du futur,
Choses vues et témoignages bouleversants,
Citoyen-flic,
Socialistes immondes,
Violence du négatif
« Je dis que le lièvre sera baisé ! »
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Anti-Monde vaincra !,
Le recours aux forêts,
malfrats
lundi 30 mai 2016
Adorno, Hegel et le Travail (1) Irréductibilité de l'objet
Il faut prendre au sérieux l'hypothèse
adornienne selon laquelle il ne serait de «vraie» pensée que «celles qui ne
se comprennent pas elles-mêmes» (Minima
Moralia). Une telle hypothèse trouve sans doute dans le cas de la philosophie de Hegel son
illustration canonique. Ne pas se comprendre, ne pas se laisser comprendre, pour Adorno, c'est opposer invinciblement, à
tout projet d'intégration au sein d'une totalité compréhensive, certain résidu,
certain hiatus irréductible
empêchant, de manière obstinée, la réduction définitive du matériau objectif
d'une pensée au travail, à l'exercice
productif de celle-ci.
L'identification
complète d'un objet au sujet qui le pense, aux termes de ses exigences de maîtrise
complète, de domination, se heurte toujours, pour Adorno, à la
résistance de ce qui constitue pourtant précisément le sujet comme esprit,
c'est-à-dire comme conscience, comme
rapport - transcendantal - à un donné, à une altérité radicale qu'on échouerait
toujours, en dépit de ses prétentions, à «déduire» au sens kantien : autrement
dit à présenter juridiquement, dans
sa pure légalité d'existence. Tel serait l'échec de Hegel, échec singulièrement
fécond, selon Adorno, dans la mesure exacte où transparaîtrait malgré tout dans l'entreprise
hégélienne, dans l'absoluité même de son projet systématique, cette «
exagération » de l'objet se maintenant lui-même ailleurs que dans cette
constitution universelle de l'esprit, à côté de celle-ci, de manière
irréductible.
L'objet,
prétendument intégralement constitué
par le travail de l'esprit, ferait,
en quelque sorte, infailliblement retour,
dans son épaisseur, au sein d'une disposition systématique ne pouvant, de son
côté, formellement se résoudre à une telle résistance, au risque d'être
décrétée fausse, de se voir
totalement invalidée à l'aune de ses propres critères. L'excès, le reste nécessaire planté au coeur du
système figurerait ainsi une espèce de provocation irrationnelle, un défi lancé
au pouvoir de com-préhension générale de la pensée, à cette faculté, faisant sa
gloire idéaliste, de pouvoir se saisir, à fin de réduction, d'intégration
conceptuelle définitive, de tout élément du réel ne pouvant subsister par
lui-même dans son isolement.
Il serait
néanmoins faux, selon Adorno, de conclure, d'une telle subsistance objective, à
la transcendance ou la pure immédiateté de celle-ci. La médiatisation intégrale impliquée par le système concerne bel et
bien également cet objet subsistant
en-dehors de lui. Pour être irréductible au sujet, il n'en demeure pas moins
médiatisé par lui autant qu'à son tour, il le conditionne, suivant des
modalités indéniablement aperçues par Hegel, mais, selon Adorno, de façon voilée, ce qui confèrerait à cette
pensée son caractère idéologique. Son assomption intégrale de la conception
bourgeoise du travail en constituerait la vérification suprême. Le « non-vrai »
de la pensé hégélienne résidant, paradoxalement, dans son authenticité de totalité,
il s'agirait alors seulement, pour sentir toute sa dimension critique, d'en
débusquer le fondement réel, historique : celui d'une société divisée en classes sociales antagonistes, dont la
fraction dominante se trouve intéressée à la célébration philosophique
(hypostasiée) d'une situation de pur fait : celle du travail humain socialisé dont elle se trouve (l'heureuse)
propriétaire.
Dans
Aspects, première de ses Trois études sur Hegel publiées en 1963,
Adorno exerce, de fait, longuement sa réflexion sur cette importance du travail
chez Hegel : le travail en tant que notion ou thème explicite (Adorno revenant,
par exemple, sur la fameuse dialectique du Maître et de l'Esclave, sur
l'influence de la figure de l'Artisan dans le développement phénoménologique du
fait religieux), mais le travail, surtout, comme clé conceptuelle vouée à décloisonner, de manière plus ou moins
inconsciente, des catégories abstraites de la pensée, telles que Nature et
Esprit, Liberté et Objet, bref : le travail comme instrument permettant à la
fois de situer la Conscience comme suite d'expériences et de médiation, le
Sujet comme cohérence
anthropologique, et son univers historique, et politique, comme lieu de
tensions et de contradictions inconciliables.
Adorno
situe précisément ici la profonde actualité de Hegel : dans sa reconnaissance -
négative - d'une telle totalité
contradictoire, caractéristique d'une société marchande contemporaine
verrouillée et unifiée, n'admettant désormais plus rien d'extérieur à elle, et ce au travers même de sa
célébration consciente d'une «réconciliation» intégrale au sein du système
(et du Savoir Absolu). En sorte que cette pertinence maintenue, et vérifiée, de
la pensée de Hegel résiderait, selon Adorno, dans son opposition
perpétuellement victorieuse, son propre travail négatif exercé sur elle-même,
sa présentation, partout transparaissante (au sein même de la positivité apparente, en particulier - et
provocatrice - de ses options politiques) d'une logique négative des contenus appelant déjà, d'eux-mêmes, dans leur stricte
définition dialectique, leur opposé et leur contradiction immanente. Pour Adorno, le travail, la nécessité laborieuse
négativiste s'appliquant invinciblement à toute positivité, constitue bien un
moment de rencontre essentiel, chez Hegel, de l'Esprit et de la totalité
sociale permettant - à condition de déchiffrer l'hypostase philosophique à
laquelle le travail se trouve ici idéologiquement rivé - d'appréhender le réel
comme pur rapport de forces et de domination matérielle, ou naturelle : cet élément naturel, refoulé au plan social autant qu'insupportable au pouvoir formel du
concept systématique, s'avérant, pourtant, le
moteur - inconscient - de son propre procès.
Reste
donc à mettre au jour les modalités d'une telle influence. Comment, au juste,
un noyau de travail humain réel en viendrait-il, chez Hegel, à déterminer à ce
point le calvaire de la conscience
idéaliste ? Comment, selon les arguments développés par Adorno dans Aspects, la nature à la fois matérielle et sociale du travail
imprègne-t-elle la processualité «logique» des figures de l'esprit ? Tenter
d'apporter quelques réponses à ces questions implique sans doute de respecter,
à son tour, la stricte logique d'exposition adornienne, en cela remarquablement
fidèle à Hegel. Chez Adorno, toute thèse, sitôt installée, se voit d'ordinaire
poussée (comme l'objet contradictoire auquel elle correspond) dans ses
dernières limites, dans sa non-vérité immanente, au prix, pour le lecteur, des
pires difficultés et ambiguïtés, de la pire intranquillité. Aspects défend ainsi autant Hegel - et par là même - qu'il le critique :
en totalité, bien loin des césures ou coupures épistémologiques localisées
définissant, au sein, en particulier, d'une certaine vulgate marxiste, le
partage entre un utilisable et un inutilisable hégélien absolus. Le travail,
chez Hegel, est autant décisif du point de vue de la «méthode» que de celui du
«système», lesquels ne sauraient se voir séparés sans absurdité. Adorno ne fait
pas, suivant cette technique éprouvée (à tous les sens du terme), la part
abstraite des choses, mais prend plutôt Hegel en bloc : un bloc de vérité
totale, systématique, gisant aussi
bien dans l'impossibilité d'atteindre de
cette façon la vérité.
1-
Irréductibilité de l'objet.
Hegel
ne sépare jamais le travail en travaux.
L'essentiel, l'activité, ne se scinde pas chez lui, en un type de travail intellectuel,
par exemple, et un autre, matériel. Tous deux fusionnent dans une nécessité
commune que le donné se trouve
incessamment bouleversé, à l'aune d'un principe idéaliste représentant, à lui
seul, cette nécessité : l'esprit. L'esprit
est, certes, en un sens, plus que le
travail, car il réunit les deux moments inséparables du bouleversement
nécessaire pré-cité : l'objet, par
essence contingent, constitué, déjà donné comme matière première livrée au
travail du sujet, et le sujet, lui-même, essentiellement constituant, actif,
par l'opération duquel, seule, le premier est susceptible d'acquérir une forme
rationnelle. Hegel, penseur idéaliste, «n'envisage donc pas l'esprit en tant
qu'aspect isolé du travail, mais dissout à l'inverse le travail en un moment de
l'esprit» (Aspects, p. 31).
Pour
Adorno, établissant la genèse d'une telle perspective idéaliste, au plan du
travail du concept - de sa spontanéité
- et de l'activisme du sujet, Hegel s'oppose moins à Kant qu'il ne le complète,
le vérifie, du moins ambitionne de satisfaire un besoin de complétude
systématique demeuré chez lui inhibé, réprimé.
Le début de la section d'Aspects plus
spécifiquement dédiée au travail (à
laquelle nous nous intéressons ici) rappelle ainsi d'abord (p. 25) l'échec formel de cette ambition hégélienne de
dépassement de Kant. Se trouvent, de fait, également rappelées les conditions
généalogiques annexes d'émergence de «l'élément où se développe le système
hégélien» (p. 23), soit la radicalisation préalable du Moi kantien par Fichte,
et les problèmes insolubles qui en découlaient, auxquels Hegel n'aurait pas
apporté de réponse de son propre point de
vue satisfaisante. Le partage, en effet, encore ambigu chez Kant, du Moi en
sujet empirique et sujet transcendantal, s'il conduit bien à une clarification
des choses chez Fichte, qui tente d'évacuer du Moi toute facticité pour enfin
pouvoir l'assumer comme un absolu de
travail productif, débouche, pour cette dernière raison même, sur une
conception du Moi ne pouvant convenir aux tendances concrètes de Hegel, pour
qui un Moi, un sujet complètement dissocié de toute base empirique verrait par principe sa substance s'effondrer.
Un «sujet pur», partageant avec « l'être pur » cette absence totale de
détermination également commune au pur néant
(aux termes de la Logique), Adorno
définit simplement, du point de vue hégélien, cette hypothèse comme absurde -
un «non-sens» (écrit-il, p. 25) - en rappelant à quel point le lexique hégélien
se trouve tout entier fondé sur des références concrètes à l'expérience :
«...chez Hegel, dit Adorno, on trouve - et ce n'est pas simple négligence de
style - les expressions les plus marquées, telles qu'esprit et conscience de
soi, empruntées à l'expérience que le sujet fini a de lui-même » (id.). La tension entre les exigences
hégélienne d'absoluité du sujet,
d'une part (refusant de borner, au nom de la critique kantienne, ses
prétentions de connaissance) et de liaison, d'autre part - non moins nécessaire
- de ce sujet à une réalité empirique
qu'il est contraint de reconnaître comme autre,
comme différence d'avec lui-même, cette tension, donc, le conduit à concevoir
l'esprit comme passage, ou plutôt liberté
à l'oeuvre entre sujet et objet, une
liberté participant formellement, en
tant qu'instance productrice, de l'un
et de l'autre : «[l'esprit] ne se
trouve pas absolument opposé à ce qui n'est pas esprit, à ce qui est matériel.» (id).
À
cette définition nouvelle, cependant, d'un sujet absolu néanmoins médiatisé correspond, pour Adorno, dès l'origine chez
Hegel, la contradiction refoulée d'un
programme philosophique confronté à son propre échec programmatique, autrement
dit - dans les cadres logiques pré-existants - à sa fausseté. Ce serait, de là, semble-t-il indiquer, la nuance collective de la notion - certes idéologiquement
perçue par Hegel - de travail social
qui permettrait de lire cette contradiction comme moment logique désormais
légitime, et sa «non-vérité» comme vérité dialectique, en répondant à la
question : « la philosophie de Hegel, d'après le verdict de son propre concept,
n'est pas vraie. Mais alors, comment peut-elle malgré tout être vraie ? » (id.). Elle le serait, d'abord - vraie -
selon la correspondance, voire la fusion instituée par elle entre « deux »
totalités réflexives : celle du concept
au travail, celle de la société au
travail. Le caractère actif, spontanément synthétique de l'entendement kantien
(constituant, dans son unité, l'objet d'expérience possible) serait conservé,
honoré, réalisé par Hegel dans le sens d'une recherche à présent concrète, et
universelle, de ce travail constitutif autrefois réservé, chez Kant, au seul Je pense individuel : «le mystère que
recèle l'aperception synthétique» se
trouvant ainsi éclairci dès lors que « matière » de l'expérience et «
fabrication et [l'] action » de ses «
objets particuliers » ne restent plus opposées (p. 26). Ce qui revient à
considérer tous les objets du monde, et ce dernier lui-même, comme production
collective de ce qui fournit, donc, la clé du mystère, à savoir : le «travail
social» (id.). La vérité «non-vraie» de cette philosophie, secondement,
serait impliquée dans sa propre
proposition totalisante, systématique, ne laissant subsister aucune vérité
en-dehors de ce travail du concept. Cette proposition, en quelque sorte par son
absoluité même, par son exagération,
serait « vraie » exactement au même titre qu'Adorno estimait, sur un autre
plan, dans un passage célèbre et provocant de Minima Moralia : « Il n'y a de vrai
dans la psychanalyse que ses exagérations
», savoir : dans son rapport, lui, absolument
authentique à un substrat social absolument
faux.
Une
telle estimation de la qualité contradictoire (vraie-fausse) de la systématique
hégélienne s'accompagne donc, chez Adorno, de considérations, fortement
matérialistes, sur le contexte politico-historique de son apparition. Ce
contexte semble, selon lui, avoir été aperçu, de manière au moins pré-consciente par Hegel lui-même (ce
dont témoignerait, entre autres exemple, un passage, cité dans Aspects, de sa Philosophie du droit où le caractère explosif des contradictions
serait bien jugé par lui, entre les lignes, consubstantiel à la nouvelle
société bourgeoise). Dudit contexte objectif, le système hégélien et son idéalisation du travail auraient alors
constitué, de manière également pré-consciente, une sorte de traduction
idéologique, sinon symptomatique.
L'expression exacte d'Adorno veut que Hegel « serre de très près » (p. 26) -
autrement dit rate de très peu - le
fond du mystère en question, tout comme la nature processuelle et contradictoire
de l'esprit « sans jamais se laisser appréhender concrètement domine d'un bout
à l'autre de [sa] philosophie (...) »
(p. 25). Il conviendrait donc simplement de «déchiffrer» (id.) ce qu'Adorno distingue, sous la systématicité hégélienne, d'effectivité historique, d'après lui
parfaitement aperçue par Hegel en dépit de ce voile idéologique l'ayant
contraint à des définitions abstraites et hypostasiées du travail. Hegel,
dépassant le transcendantal kantien dans le sens d'une universalisation active
de l'a priori, reconnaît bien (ce
dont Marx, rappelle Adorno dans Aspects,
lui fait une gloire justifiée), que l'homme tire, comme être générique, de son
propre travail, sa définition essentielle. Mais, en tant qu'il achevait aussi,
de cette manière, le projet idéaliste transcendantal (et celui-ci bannissant de
préférence toute contamination empirique), il était en quelque sorte nécessaire, pour lui, d'aboutir ensuite
à semblable définition désincarnée du travail. Son échec à saisir la nature
réelle de celui-ci (sa nature sociale concrète), serait ainsi redevable de deux niveaux «d'idéologie» : celle,
contingente et politique, dissimulant l'origine fondamentalement dominatrice du
travail (renvoyant à une double volonté de maîtrise : 1°) sur l'environnement
des hommes; 2°) sur les hommes eux-mêmes, de la part de ceux possédant
préalablement ledit environnement naturel et
faisant travailler les autres hommes à leur profit), et celle (plus
nécessaire philosophiquement), liée à
l'inconscience transcendantale d'un rôle social laborieux simplement donné, reçu, hérité passivement par tout
membre actif - travailleur sans
question - de la communauté humaine (ce qu'Adorno identifie, dans Aspects, à un « constitué transcendantal
» hégélien, d'origine kantienne, Hegel étant «incontestablement» un «tenant» de
«l'analytique transcendantale») (p. 27).
Il
n'en reste pas moins qu'en matière de travail, le progrès épistémologique
incarné par Hegel apparaît clairement décisif aux yeux d'Adorno, que ce soit
vis-à-vis des doctrines transcendantales ou de tout droit naturel spontané. La
fiction d'un individu isolé travaillant ou agissant, solitaire, sur son milieu séparé, avant - le cas échéant - de choisir de
s'agréger, ou non, à telle ou telle communauté humaine extérieure, vole littéralement
en éclats. L'homme, dès le départ,
est plongé, par Hegel, en tant que travailleur,
dans un réseau natif d'interactions
et de reconnaissance (la dialectique du Maître et de l'esclave le prouve
assez). Il participe de ce statut réticulaire au même titre nouvellement logique - dialectique - que chaque élément du système : « Le moment
de l'universalité du sujet transcendantal agissant face au sujet purement
empirique, isolé et contingent, note Adorno, est tout aussi peu une vue de
l'esprit que la validité des propositions logiques face au déroulement factuel
des actes de pensée individuels isolés (...). L'autoconservation des sujets
dépend du travail des autres autant que la société est tributaire de l'action
des individus. » (p. 26). À ne s'en tenir, donc, qu'à cette «vérité»
strictement idéologique du travail social aperçue par Hegel, cette organicité
d'une société essentiellement travaillée
par le travail semble faire parfaitement écho au procès organique de
l'esprit, fluidifiant les pensées de l'entendement, travaillant sans relâche à altérer leur identité la plus profonde
(laquelle devient essentiellement identité de passage en une autre). La société se reproduisant elle aussi comme unité réflexive des
comportements humains attachés à l'auto-conservation (par le travail) de ses
sujets, l'analogie, voire le décalque pur et simple du fonctionnement social
sur celui de l'esprit, ramassant en lui-même, comme unité, ses divers moments
appelant chacun son autre, conduirait presque à assimiler les deux instances, et à considérer le développement
social comme simple mode de l'esprit, traversé, comme lui, de part en part, de rationalité, jusqu'à ne plus pouvoir
tolérer, en matière sociale, le moindre écart de contingence. Adorno semble
d'abord ouvrir la porte (p. 26) à cette hypothèse interprétative, en quelque
sorte, d'un cercle des cercles
hégélien du travail, incluant le procès depuis la conscience/travailleur individuel jusqu'à l'Esprit universel/Société : «La référence, insiste-t-il, du moment
producteur de l'esprit à un sujet universel plutôt qu'à chaque personne prise
individuellement et effectuant son propre travail définit le travail comme une
activité sociale, organisée ; sa propre "rationalité", l'organisation
des différentes fonctions, est un rapport social » (id.). Mais, on le voit bien, les guillemets encadrant cette
soi-disant rationalité sociale
suffisent déjà à faire planer le doute sur sa réalité. La société, chez Hegel,
demeure en effet une forme de donné, de « constitué » plutôt que de «constituant»
transcendantal. Le reproche de «sociologisme» auquel, selon Adorno, semblable
assimilation pourrait donner lieu, tiendrait alors au voeu d'une telle attitude
de prétendre définir l'esprit au moyen
d'un principe autre que lui, extérieur à lui, ce que sa logique immanente
interdit. Ce serait oublier, précise Adorno, l'échec post-kantien de Hegel - dont le rappel ouvrait son étude
(«il a échoué dans cette déduction», p. 27) - à imposer au donné la domination
universelle du concept, à étendre celle-ci au domaine de tout « l'existant » :
ses tentatives de déductions de
l'existant révélant plutôt le seuil au-delà duquel l'immanence de l'avancée de
l'esprit rencontre de trop sérieuses déconvenues, ne procédant, à dire vrai,
pour conjurer celles-ci, que par «coup(s) de force» (p. 37), d'ailleurs pas
dénués d'intérêt critique, mais butant partout, en tout cas, sur du Ça, de
l'objectif irréductible, sur ce hiatus
littéralement in-compréhensible constitué par le simple existant. Si l'on ne
peut saisir rationnellement l'objet, s'il reste en dépit de tout un
«hors-raison», l'activité l'ayant
constitué : le travail, ne saurait, par contre-coup, être non plus adéquatement
appréhendée.
Cet
échec, cependant, comme déjà évoqué, n'en demeure pas moins extrêmement fécond,
en ce que Hegel installe partout des médiations,
même fausses, même illusoires. Or ce travail de la médiation sur le réel, son
travail incessant, toujours reconduit, forme bel et bien pour Adorno le noyau
essentiel de toute vérité possible
(loin des pseudo-vérités soit immédiates à la Schelling ou Bergson, soit
transcendantes et dogmatiques), la vérité en question dût-elle être définie
comme simple trace purement négative - et elle seule authentique en
tant que ce travail de médiation - de
la «fausse vérité» du système. L'erreur d'un Hegel prétendant du moins à la médiation universelle et ainsi à la ruine
des antithèses ossifiées de l'entendement, dans sa définition de la société
autant que dans celle de l'esprit, arborerait au moins une force, une efficace de
vérité. Pour le reste, cette in-compréhension de l'existant, liée en soi au
projet idéaliste subjectif (kantien) de départ, se trouverait motivée
historiquement par la structure sociale nouvelle lui fournissant son socle
objectif : Adorno pointe ici, bien évidemment, la société de classe,
capitaliste et libérale, dont la catégorie triomphante de quantité inaugure un rapport spécifique au travail humain - un
rapport, marchandisé, d'équivalence
généralisée (p. 28) - échappant à Hegel dans sa signification dernière, mais non, une fois de plus, dans sa réalité
médiatisée, nécessairement contradictoire. De celle-ci, Hegel ressent en
effet l'intuition correcte, y
compris, pour Adorno, dans sa dimension polémique d'irréconciliabilité sociale
totale. C'est ainsi, dans un passage déjà évoqué ci-dessus de la Philosophie du Droit (p. 36), que Hegel
assigne comme fonction à la police de maintenir de force un complexe explosif d'intérêts reconnu par lui comme
nécessairement inconciliables : la société bourgeoise ne s'auto-régule pas, ne
saurait supprimer la pauvreté en laissant faire le marché, etc. D'où ce
véritable coup de force
pragmatiquement ici imposé à l'auto-mouvement du concept par son thuriféraire
ordinaire. D'où la portée, selon Adorno, irréductiblement critique de Hegel, lequel apercevrait, d'ailleurs, au passage, la
vérité sociale du travail aliéné par-dessus
son époque, par delà le cadre
bourgeois allemand contemporain, arriéré, qu'elle désigne (un Adorno chez qui,
il convient de le noter, ce type de prescience - ou de «génie» - est rarement
reconnu opératoire en matière politique ou esthétique, contrairement à un Ernst
Bloch, par exemple). L'échec de Hegel serait donc aussi bien ici sa réussite,
ou plutôt l'échec-réussite de sa présentation systématique des contenus sociaux
dissimulés, et actifs, derrière ce projet scientifique de systématicité faisant
une part décisive au travail du
concept. Il reste toujours (derrière la réconciliation conceptuelle finale
hégélienne) de l'objet insoumis : de l'impensé ou de l'inconscient, celui-ci fût-il méprisé, «mis au compte», par
Hegel, «de l'existence paresseuse» d'un simple réel non-effectif «indigne de
la philosophie» (p. 34).
Cette
résistance quand même de l'objet,
cette rémanence inapte à se voir ni déduite ni évacuée - ce qui reviendrait au
même - par une raison systématique hégélienne dont on a vu plus haut qu'elle
refusait la coupure fichtéenne d'avec toute
empirie, se trouve donc précisément, contradictoirement
vérifiée par la prétention totalisante de celle-ci, trouvant elle-même sa
traduction, sa modalité sociale, selon Adorno, dans le projet d'administration totale du monde
contemporain (p. 35). Le travail serait, chez Hegel, cette notion ambivalente
minant tout à la fois, comme négativité pré-consciente,
ce projet positif totalisant (d'où le caractère irréductiblement critique, d'après Adorno, de sa pensée,
s'effaçant devant la poussée négative du contenu) et le validant sous sa forme
consciente, idéologique et aliénée. Ce primat de l'objectivité, en somme,
objectivité in-comprise parce qu'in-compréhensible, encore, dans sa pleine vérité sociale par Hegel, hante
cependant, tel un spectre, son système, lequel s'efforce alors (incapable de
prendre une connaissance adéquate de lui sous forme du type spécifique de
société, et de travail social, qui le sous-tend) de le conjurer, d'exorciser la
«brutalité factuelle» (p. 28), la sauvagerie
naturelle, en somme, qu'il représente.
En marche !
« La meilleure façon de se payer un costard,
c'est de travailler »
(Emmanuel Macron, socialiste d'ouverture, 27 mai 2016)
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Il faut être raisonnable !,
L'économie,
Socialistes immondes
jeudi 26 mai 2016
Eschatologie solidaire
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Anti-Monde vaincra !,
Choses vues et témoignages bouleversants,
Ernst Bloch,
Jésus,
Satan m'habite
L'état sauvage
« Les Français doivent pouvoir s'apprivoiser »
(un socialiste)
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Freud,
Socialistes immondes
mercredi 25 mai 2016
Camarade P.38
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Il faut être raisonnable !,
L'économie,
Nos employeurs font faillite
lundi 23 mai 2016
Le cauchemar de Huysmans (Sud-de-la-loirophobie)
« Tout ce que je puis vous dire, c'est ceci : je hais
par-dessus tout les gens exubérants. Or tous les Méridionaux gueulent, ont un
accent qui m'horripile, et par-dessus le marché, ils font des
gestes. Non ! entre ces gens qui ont de l'astrakan bouclé sur le crâne et
des palissades d'ébène le long des joues et de grands flegmatiques et
silencieux Allemands, mon choix n'est pas douteux. Je me sentirai toujours
plus d'affinités pour un homme de Leipzig que pour un homme de Marseille. Tout,
du reste, tout, excepté le Midi de la France, car je ne connais pas
de race qui me soit plus particulièrement odieuse ! »
(Joris-Karl Huysmans, interviewé par
A. Meunier, in Les Hommes d'aujourd'hui, Vanier,
1885).
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Décadence symboliste,
Recréer du lien social
mercredi 18 mai 2016
Une opinion majoritaire
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Anti-Monde vaincra !,
Citoyen-flic
vendredi 13 mai 2016
mercredi 11 mai 2016
Un chant d'amour (suite)
Merci à C.
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Choses vues et témoignages bouleversants,
Citoyen-flic
mardi 10 mai 2016
Montaigne, philosophe de merde (une approche psychanalytique)
Pour Han Victor Lu
La geste philosophique
cartésienne entérinant l'émergence de la conscience comme
critère définitionnel du sujet psychique - par ailleurs reconnu, vis-à-vis du
monde objectif, comme fondamentalement actif et constitutif - aura été
préparée, dans les décennies précédant le Discours de la
méthode [1], par une maturation des conceptions « disciplinaires » de
l'esprit, dont les Essais de
Montaigne constituent un moment privilégié quoique problématique.
La contradiction, en effet, marquant le projet cartésien est déjà présente chez Montaigne, savoir : celle qui, d'un côté, postule une conscience désignant le pouvoir humain par excellence d'imposer un socle d'ordre incontestable au chaos des phénomènes, et de l'autre le caractère sauvage - à réprimer - d'une imagination source d'erreurs dans l'esprit, liée cependant à une part irréductiblement naturelle de l'homme. Outre, donc, l'impossibilité probable d'une semblable répression, ladite naturalité humaine irréductible, radicalement étrangère aux légalités logiques ou mathématiques, développerait aussi, paradoxalement, ses propres lois, des lois échappant largement au pouvoir sus-mentionné de la conscience et de la raison, mais susceptibles aussi de l'installer dans une forme de dignité, ne serait-ce qu'en tant qu'objet d'étude.
En sorte que, chez Montaigne, déjà, la conscience apparaît directement comme une instance embarrassée de coercition, ou du moins de contrôle de cet élément naturel «sauvage» de l'imagination. Montaigne emploie, pour désigner l'influence redoutable de ce dernier sur l'esprit, l'expression célèbre de «cheval échappé» (Essais, I, 8). Le cheval échappé, cette folie quasi-structurelle de l'esprit soumis à la puissance fougueuse et anarchique des passions et de l'instinct, devrait formellement faire l'objet du dressage le plus rigoureux possible, sous peine de le voir réduire à néant les ambitions spécifiquement nobles de l'esprit humain, visant à dicter sa loi prométhéenne au désordre naturel.
La conscience surgit donc sur la scène historique comme l'ordre de mission disciplinaire - et contradictoire - que se donnerait à elle-même la nature : c'est, en effet, de la nature, sur son chaos empirique que la conscience s'étaye en premier lieu, avant de choisir soudain de se présenter vis-à-vis d'elle comme sa très pure négation, sa mise en forme nécessaire. C'est ainsi que l'attention légendaire de Montaigne au réel, à l'empirie, au singulier, au minuscule, au mouvant de la vie, se heurte chez lui à cette nécessité formelle de contrôle et de mise en forme disciplinaire de l'imagination. La contradiction impliquée par une telle répression de l'élément « désordonné » de la pensée tient sans doute d'abord au continuisme psycho-somatique que Montaigne hérite, via la scolastique, du De Anima d'Aristote. L'âme, assénait ce dernier, jamais ne pense sans phantasmes (autrement dit : sans images, et donc sans faculté d'imagination). Réprimer l'imagination - la « fantaisie » - équivaudrait à se priver du socle empirique de toute connaissance, abstraite, par définition, de l'expérience.
Reste à savoir si d'une telle répression, on ne saurait tirer, de manière plus ou moins honnêtement assumée, quelque gain de plaisir consacrant lui-même, négativement - ou dialectiquement - la victoire même de ce principe sensible qu'il convenait de refouler. L'ambivalence de Montaigne, de fait, entre son devoir méthodique et la séduction étrange qu'opèrent sur son esprit les charmes de la fantaisie (lesquels confluent largement, chez lui, dans une forme d'hyper-esthésie du Soi, de narcissisme lui-même conçu comme « méthode » originale de savoir), n'est pas sans évoquer certaines recherches psychologiques ultérieures sur cette question des conflits de l'âme, et du refoulement qu'ils occasionnent. L'oeuvre freudienne, en particulier, on le sait, s'érige largement sur ce genre de considérations, dans son analyse de la répression de contenus psychiques non-conscients (ou disons, pour revenir un instant à Montaigne : pré-conscients) devant se voir semblablement refoulés hors du domaine rationnel (ou conscient), au nom de normes sociales humanistes imposant leurs notions adéquates de dignité, d'autonomie, de qualités humaines, etc.
Ce sera notre but, ici, que de relever - au gré de cette forme de «promenade» à laquelle Montaigne attachait tellement d'importance philosophique - quelques occurrences significatives (dans les Essais) de ce lien conflictuel existant entre esprit et imagination, ainsi que de l'action - intuitivement aperçue - de ce fameux pré-conscient, souterrain de l'âme, auquel Montaigne consacre bien trop d'intérêt, de curiosité, voire d'amusement, pour le traiter en véritable ennemi. Le fameux «cheval échappé» de l'esprit, mouvement de défi irrationnel, certes, jeté au pouvoir humain suprême d'imposer des règles à l'univers, doit néanmoins être susceptible, du fait même qu'il est mouvement, de quelque connaissance digne d'intérêt aux yeux de Montaigne. Tout mouvement nous découvre, lit-on chez lui.
Vous en doutiez encore ?
***
Notes
La contradiction, en effet, marquant le projet cartésien est déjà présente chez Montaigne, savoir : celle qui, d'un côté, postule une conscience désignant le pouvoir humain par excellence d'imposer un socle d'ordre incontestable au chaos des phénomènes, et de l'autre le caractère sauvage - à réprimer - d'une imagination source d'erreurs dans l'esprit, liée cependant à une part irréductiblement naturelle de l'homme. Outre, donc, l'impossibilité probable d'une semblable répression, ladite naturalité humaine irréductible, radicalement étrangère aux légalités logiques ou mathématiques, développerait aussi, paradoxalement, ses propres lois, des lois échappant largement au pouvoir sus-mentionné de la conscience et de la raison, mais susceptibles aussi de l'installer dans une forme de dignité, ne serait-ce qu'en tant qu'objet d'étude.
En sorte que, chez Montaigne, déjà, la conscience apparaît directement comme une instance embarrassée de coercition, ou du moins de contrôle de cet élément naturel «sauvage» de l'imagination. Montaigne emploie, pour désigner l'influence redoutable de ce dernier sur l'esprit, l'expression célèbre de «cheval échappé» (Essais, I, 8). Le cheval échappé, cette folie quasi-structurelle de l'esprit soumis à la puissance fougueuse et anarchique des passions et de l'instinct, devrait formellement faire l'objet du dressage le plus rigoureux possible, sous peine de le voir réduire à néant les ambitions spécifiquement nobles de l'esprit humain, visant à dicter sa loi prométhéenne au désordre naturel.
La conscience surgit donc sur la scène historique comme l'ordre de mission disciplinaire - et contradictoire - que se donnerait à elle-même la nature : c'est, en effet, de la nature, sur son chaos empirique que la conscience s'étaye en premier lieu, avant de choisir soudain de se présenter vis-à-vis d'elle comme sa très pure négation, sa mise en forme nécessaire. C'est ainsi que l'attention légendaire de Montaigne au réel, à l'empirie, au singulier, au minuscule, au mouvant de la vie, se heurte chez lui à cette nécessité formelle de contrôle et de mise en forme disciplinaire de l'imagination. La contradiction impliquée par une telle répression de l'élément « désordonné » de la pensée tient sans doute d'abord au continuisme psycho-somatique que Montaigne hérite, via la scolastique, du De Anima d'Aristote. L'âme, assénait ce dernier, jamais ne pense sans phantasmes (autrement dit : sans images, et donc sans faculté d'imagination). Réprimer l'imagination - la « fantaisie » - équivaudrait à se priver du socle empirique de toute connaissance, abstraite, par définition, de l'expérience.
Reste à savoir si d'une telle répression, on ne saurait tirer, de manière plus ou moins honnêtement assumée, quelque gain de plaisir consacrant lui-même, négativement - ou dialectiquement - la victoire même de ce principe sensible qu'il convenait de refouler. L'ambivalence de Montaigne, de fait, entre son devoir méthodique et la séduction étrange qu'opèrent sur son esprit les charmes de la fantaisie (lesquels confluent largement, chez lui, dans une forme d'hyper-esthésie du Soi, de narcissisme lui-même conçu comme « méthode » originale de savoir), n'est pas sans évoquer certaines recherches psychologiques ultérieures sur cette question des conflits de l'âme, et du refoulement qu'ils occasionnent. L'oeuvre freudienne, en particulier, on le sait, s'érige largement sur ce genre de considérations, dans son analyse de la répression de contenus psychiques non-conscients (ou disons, pour revenir un instant à Montaigne : pré-conscients) devant se voir semblablement refoulés hors du domaine rationnel (ou conscient), au nom de normes sociales humanistes imposant leurs notions adéquates de dignité, d'autonomie, de qualités humaines, etc.
Ce sera notre but, ici, que de relever - au gré de cette forme de «promenade» à laquelle Montaigne attachait tellement d'importance philosophique - quelques occurrences significatives (dans les Essais) de ce lien conflictuel existant entre esprit et imagination, ainsi que de l'action - intuitivement aperçue - de ce fameux pré-conscient, souterrain de l'âme, auquel Montaigne consacre bien trop d'intérêt, de curiosité, voire d'amusement, pour le traiter en véritable ennemi. Le fameux «cheval échappé» de l'esprit, mouvement de défi irrationnel, certes, jeté au pouvoir humain suprême d'imposer des règles à l'univers, doit néanmoins être susceptible, du fait même qu'il est mouvement, de quelque connaissance digne d'intérêt aux yeux de Montaigne. Tout mouvement nous découvre, lit-on chez lui.
Vous en doutiez encore ?
1 - Montaigne en
promenade.
« Je ne vois
le tout de rien », confie Montaigne au chapitre 50 du livre I
de ses Essais.
La remarque a autant valeur programmatique - ou pratique - qu'épistémologique.
Ne voir le tout de rien, c'est, en effet, d'une part, admettre la difficulté,
voire l'impossibilité, de regrouper le
matériau de l'expérience à l'aune du pouvoir ordonnateur d'un principe : celui
de la raison capable de fournir un ordre, un sens au
chaos phénoménal et, d'autre part, conséquemment, s'en tenir à une démarche de
connaissance à la fois dynamique («Tout
ce qui branle ne tombe pas» [2], «Tout mouvement nous découvre» [3]) et éclatée, parcellisante («Ce que je dis en
cet exemple se peut dire en tous autres : chaque parcelle, chaque occupation de
l'homme l'accuse et le montre également qu'une autre» [4]). Tenter d'apercevoir
le tout de quelque chose revient, du moins, à essayer d'en
faire le tour, à mettre en branle une
envie de vérité, à déplacer, à la surface de ce tout, ne serait-ce que le seul
regard chargé de désir, le seul besoin pulsionnel de curiosité (besoin
de voir, de savoir), qui, dans ce décalage même (impropre qu'il se confesse,
aussitôt après, à tout embrasser effectivement),
constituerait le seul savoir possible. «Mes pensées, écrit Montaigne, dorment
si je les assieds. Mon esprit ne va, si les jambes ne l'agitent».[5]
La nécessaire
incomplétude, le nécessaire inachèvement de ce qui se donne justement comme des Essais, ne
désespère pas en pratique devant
l'absurdité prétendant accéder au tout du monde, et du soi. La promenade de
Montaigne, comme pratique,
posséderait comme corollaire théorique cette impossibilité avouée de
circonscrire le monde suivant une normativité cartographique reconnue de fait impuissante.
Ce qui nous domine, en l'espèce, c'est bien un résidu perpétuel d'étrangeté du
monde, et au monde
(le fait, littéralement, de s'y trouver toujours étranger, quelque
distance qu'on y puisse jamais parcourir) : ce résidu, ce hiatus se
trouvant introjecté dans
l'attitude épistémologique : à l'étrangeté au monde correspondrait l'étrangeté
à soi, cette «double» multiplicité - externe et interne - procédant comme écho.
Montaigne se trouve en même temps pressé de connaître, c'est-à-dire d'instiller
- pour la gloire formelle de son espèce humaine rationnelle - quelque ordre
dans la mouvance incessante de ses fantaisies et forcé de
juger ce projet de connaissance exhaustive une aberration. Les Essais balancent
de manière continue entre ces deux pôles (exigence impérieuse, quoique
impossible à satisfaire, de savoir rationnel pur, et ridicule achevé
de toute entreprise épistémologique alternative) [6], au point d'aboutir à cette conclusion
pragmatique qu'il ne saurait être, au fond, de savoir autre que tâtonnant,
mouvant, voyageur, fugace, parcellaire. De ce point de vue, la correspondance
des savoirs objectif et subjectif s'avère totale et, en quelque sorte, productivement désespérée,
à condition d'entendre par « désespoir » la déception toujours reconduite des
ambitions de contrôle absolu sur la nature (interne
et externe) qu'implique le projet rationnel. Ce contrôle, considéré comme stase
définitive, de l'esprit « rassis en lui-même » (selon l'expression des Essais, I, 8),
contredit l'intranquillité native de l'esprit, due au pouvoir de l'imagination,
et qui invalide, aux yeux de Montaigne, toute la dichotomie classique opposant
vie oisive consacrée
à l'étude et vie active, affairée : « il me semblait ne pouvoir faire plus
grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s'entretenir
soi-même, et s'arrêter et rasseoir en soi : ce que j'espérais qu'il peut meshuy
faire plus aisément, devenu avec le temps plus pesant et plus mûr. Mais je
trouve, variam
semper dant otia mentem, que "l'oisiveté toujours disperse
l'esprit" ». [7] Rien de plus éloigné de Montaigne, donc, que la fameuse phrase de
Flaubert : « On ne peut penser et écrire qu'assis », sévèrement taxée de «nihilisme» dans Le
crépuscule des idoles, par un Nietzsche précisant, par contraste, que «seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur». Cette valeur
serait-elle liée au débusquage généalogique par
Nietzsche du projet même de quête de la vérité, qu'il assimile,
rappelons-le, à travers la figure de Socrate, au triomphe du principe de répression des instincts vitaux,
de la grande santé simplement
affirmative du Moi ? Or, à ce compte, la promenade de Montaigne est déjà promenade «de
santé» se chargeant par définition (et l'assumant sans aucun problèmes) d'une
foule exagérée (ou,
littéralement, pour employer un terme disciplinaire et managérial bien
contemporain : « ingérable ») de phénomènes, mais se distinguant par avance de
l'expérience du «sublime» kantien, en cela que la promenade ne renverra
précisément pas, elle, dans son impuissance à traiter l'excédent
sensible, vers autre
chose qu'elle, quelque chose de plus grand : une
destination spirituelle, en l'occurrence, furtivement, indiciblement, négativement aperçue.
La sensibilité est, chez Montaigne, par elle-même directement source de connaissance : une
«connaissance sensible» (qu'on retrouvera encore chez le Schiller des Lettres sur l'éducation
esthétique de l'homme), différente de la connaissance par concepts mais ne
lui cédant rien en dignité, l'homme individuel étant reconnu mesure et objet de
cette forme de connaissance.
La «micrologie» assumée des Essais est, de fait, inséparable de son narcissisme, le narcissisme faisant, en effet, tourner le monde autour de
ce Moi qui, à son tour, s'y déplace pour y retrouver son visage, colorant le
monde de son image partout projetée, ainsi que, chez Freud ou le Bergson de Matière et mémoire, telle bactérie, projette vers «l'extérieur» des cils
vibratiles qu'elle peut aussitôt à loisir, le cas échéant, rétracter, faire
refluer vers « son intérieur» : des cils «pseudopodes» (la
promenade à pied, encore !) à la fois moteurs, anticipateurs et percepteurs
tactiles, identifiant le monde à l'intérêt, au plaisir ou au danger que
celui-ci revêt pour elle. En sorte que la bactérie minuscule est ce monde au sein duquel elle se déplace, dont elle
prend connaissance de cette façon particulière, et dont elle rapporte le
moindre de ses éléments à elle-même, à son fond soi-disant le plus substantiel,
le plus exclusif, le plus « intime ». Au plan de la pure mobilité de cette pulsion appétitive, et curieuse, liée aux produits sauvages de l'imagination,
le continuisme psycho-somatique post-aristotélicien faisant de la fantaisie une
espèce d'interface des sphères sensible (ou biologique) et théorétique, se
trouve là spontanément vérifié, hors tout dualisme doctrinal trop rigide. Le
paradoxe étant, une fois de plus, que la conscience apparaît donc, de Montaigne
à Descartes, sur la scène de l'histoire philosophique, dans l'exposé conjoint de ses devoirs et pouvoirs immanents, d'abord, mais
également de son alter ego tout aussi impérieux, savoir : le désordre naturel, nécessaire, de son assise biologique.
2 - Sommeil de la raison,
rêve éveillé de l'imagination.
L'ambivalence, on le
voit, est chez Montaigne maximale. La conscience, si elle est reconnue - avec
l'assise biologique et empirique nécessaire de l'animal rationnel - pourvoyeuse
suprême de savoir (et, peut-être, du seul savoir réellement valable : celui du
«Je» narcissiquement
et micrologiquement borné), constate aussi l'engendrement (du fait de
l'exercice déréglé de ses propres instruments de base) de monstres [8], de chimères, dont
Montaigne s'assigne pour tâche individuelle essentielle d'observer
l'étrangeté. Ce programme est défini en I, 8 (De l'oisiveté) : «(...)pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'étrangeté [desdites chimères de
l'esprit], j'ai commencé de les mettre en rôle, espérant avec le temps lui
en faire honte à lui-même» [9]. Une telle «observation», certes, ne saurait être neutre. Les
monstres de l'imagination sont bel et bien des monstres, dont
l'irrégularité doit se voir conjurée. La force, néanmoins, des remarques de
Montaigne en la matière touchent à cette idée implicite qu'il serait impossible (sans
même parler de le souhaiter) de
s'en débarrasser complètement, d'éradiquer cette monstruosité au pur profit
d'une « mise en rôle » conceptuelle de l'esprit. La logique disciplinaire
trouve ici ses limites, semble-t-il aussitôt même qu'elle
s'assigne son ennemi adéquat.
Ce sur quoi insiste le
passage des Essais ci-dessus
immédiatement cité (un passage terminant,
d'ailleurs, preuve de son importance, le chapitre 8 du livre premier), c'est,
donc, le « plaisir » («à mon aise», dit
Montaigne) et la « honte » pris, ensemble, à ces désordres de l'imagination.
Ces deux aspects mêlés - plaisir et honte - sont précisément ceux évoqués par
Freud dans son étude sur Le créateur
littéraire et la fantaisie (1908) : « L'adolescent cesse donc de
jouer, il renonce apparemment au gain de plaisir qu'il tirait du jeu. Mais quiconque connaît la vie psychique de
l'homme, sait que presque rien ne lui est aussi difficile que de renoncer à un
plaisir qu'il a une fois connu (...) l'adolescent, quand il cesse de jouer,
n'abandonne rien d'autre que l'étayage sur des objets réels ; au lieu de jouer, maintenant
il se livre à
sa fantaisie (...) La fantaisie des hommes est moins facile à observer
que le jeu des enfants. L'enfant, il est vrai, joue aussi tout seul, ou bien il
constitue avec d'autres enfants un système psychique clos à des fins ludiques,
mais même s'il ne joue rien pour les adultes, il ne leur cache pas pour autant
son jeu. En revanche, l'adulte a honte de ses fantaisies et les dissimule aux
autres, il les cultive comme sa vie intime la plus personnelle ; en règle
générale, il préférerait confesser ses manquements plutôt que de communiquer
ses fantaisies. Il peut arriver que pour cette raison, il se croie le seul à
forger de telles fantaisies, et qu'il ne pressente rien de la diffusion
universelle de créations tout à fait analogues» [10]. Une remarque de
Montaigne, dans les Essais, rend un écho étonnant à cette
considération freudienne, dans l'amalgame semblable qu'elle assume du jeu et du
plaisir imaginatif adulte : « si quelqu'un me dit que c'est avilir les muses de
s'en servir seulement de jouet et de passe-temps, il ne sait pas, comme moi, combien
vaut le plaisir, le jeu et le passe-temps. À peine que je ne die toute
autre fin être ridicule [souligné par nous]» [11]. Le plaisir
imaginatif adulte est, par ailleurs, présenté par les deux penseurs comme
nécessairement solitaire : la
honte en serait exclue à raison de cette solitude même. Chez
Freud - Montaigne vérifiant, en l'occurrence, cette hypothèse - il n'y a
jamais, du point de vue de l'inconscient, de réalité autre que la
sienne : aucune logique (absence du principe de contradiction), aucun
écoulement déterminé et édifiant de temps (d'expérience), aucun
principe de morale ou même d'auto-conservation imposant la prudence
élémentaire, ne sauraient venir contrarier ce solipsisme majestueux. Le monde
entier, soit tout ce qui excède la simple mesure individuelle du
plaisir peut bien virtuellement s'effondrer : ce qui provoque - par
intermittence - la réaction culturelle courroucée de l'esprit disciplinaire et
social, dont le sentiment de honte constitue alors le bras armé. Le partage,
chez Montaigne, entre honte et plaisir, esprit et imagination, s'avère ainsi
douloureux et difficile. Il donne lieu à une dissociation du Moi en :
1°) un esprit à qui faire
« honte » de ses propres chimères et monstruosités, au spectacle débridé
desquelles :
2°) une autre instance du
Moi (ici, baptisée simplement Je) [12] prendra, elle, un plaisir
moqueur et répressif,
apparaissant autant comme une réalité de fait qu'un
but, comme le retournement actif d'une
situation d'abord essentiellement subie.
L'ambivalence des Essais quant
à ce pouvoir irréductible de la fantaisie serait, de fait, la traduction d'une
forme de culpabilité face
à cette nécessité perpétuelle
- plaisante -
des chimères imaginatives, se travestissant alors, pour donner bonne figure, en liberté complète
vis-à-vis de celles-ci. Ce qui ne rabaisserait, évidemment, par ailleurs, en
rien l'audace consciente d'un
tel projet. Ce qui est notable, comme déjà suggéré, c'est que la honte faite
à l'esprit n'apparaît pas ici comme sociale, ainsi
que chez Freud : si Montaigne peut être reconnu avoir « honte » - et là réside
sa remarquable honnêteté - c'est uniquement de lui-même devant lui-même,
en ayant intériorisé la partition de son esprit et le besoin, dialectiquement
conséquent, de réunification de
celui-ci : un besoin de maîtrise abstrait, de forme plutôt
que de contenu honteux
particulier. Il défend ainsi « publiquement » (du moins, auprès de son
lectorat), tout au long des Essais, la
validité (certes problématique, comme nous l'avons vu dans notre première
partie [13]) de son projet
introspectif d'exploration de soi-même. Il socialise l'intime,
assure souvent qu'il ne s'est jamais trouvé épistémologiquement de
meilleur sujet d'étude que lui-même [14], fustige cette vergogne sociale normative
fondant, ultérieurement, tout le contexte surmoïque freudien. Ce qui compte,
pour lui, touche moins à tel ou tel contenu scandaleux déterminé dans
le fantasme (comme ce sera le cas des contenus sexuels ou morbides de l'époque
bourgeoise à laquelle Freud s'intéresse) qu'au fait même de la dépossession, de
la perte de maîtrise de
l'esprit sur
lui-même en général. Symétriquement, le plaisir pris
par Montaigne aux délires de l'imagination évoque celui - par delà bien et mal
- d'une curiosité purement empirique,
quasiment naturaliste et/ou infantile, rappelant, par exemple, la pratique
célèbre d'un Spinoza provoquant, puis observant parfois, au fond de son
atelier, le combat à mort de deux araignées (pour voir ! comme
disent les enfants, inconscients et inaccessibles, pour l'heure, au caractère
cruel - donc socialement honteux et réprimable -
de telles occupations).
On sait, d'un autre côté,
comment, chez Freud, la « névrose de contrainte » satisfait au fond, d'une
manière clandestine et détournée, ce désir même qu'on entend consciemment obsessionnellement réprimer.
Montaigne hésite entre innocence revendiquée, honnêteté publique,
et prétention réformatrice de
l'entendement, par domination des passions (« nous ne dirons jamais assez
d'injures au dérèglement de notre esprit ») [15].
Le plaisir explicitement
pris par lui (en I, 8) à l'humiliation de
son esprit, devant le désordre exhibé - soi-disant adverse - de ses productions
chimériques, révélerait ici de manière assez limpide une transfiguration
répressive et dominatrice du
plaisir fantaisiste. De même qu'il montre assez à quel point Montaigne se sera
approché de l'intuition d'une économie, d'une topique, d'une dynamique
fondamentalement duales de
l'esprit humain, chacun des secteurs (entendement et imagination) auxquels il
s'intéresse développant presque son propre régime de fonctionnement. Mais il
demeure qu'en réalité, la tension est toujours chez lui maintenue entre une légalité -
vague - de l'imagination, et sa considération soit comme défaut pathologique
de l'esprit, soit - paradoxalement - comme sa source la
plus nécessaire et productive. Que Montaigne estime les associations d'idées,
par exemple, des pathologies vectrices de confusion, comme chez Locke, ou les
conditions fondamentales du savoir, comme chez Hume, quoi qu'il en soit, le
lien entre les divers niveaux de l'esprit n'est jamais rompu. «Ni sans ni avec l'imagination»,
pourrait-on dire en l'espèce. Le clivage des Moi [16] renvoie ici à une
circonscription problématique des
tâches et territoires de l'âme, puisque si, certes, «entre les fonctions de
l'âme il en est de basses», malgré tout : «qui ne la voit encore par là ,
n'achève pas de la connaître». [17] Les passions de l'âme, en d'autres termes, qui
contrarient la sagesse, n'empêche pourtant pas l'âme, elle-même, de fournir à
ladite sagesse un objet d'étude digne, valable, et unique.
L' «imagination» ou le
«fantastiquer» - définie par Freud, d'ailleurs également sous cette
forme verbale, active (das Phantasieren)
comme « rêverie diurne » - signalerait ici un débordement ponctuel de
l'organique, de la nature sauvage (non-raffinée en
légalité conceptuelle) hors de son domaine,
celui du « vague champ des imaginations » (Essais, I, 8).
Mais, comme
plus tard chez Goya, par
exemple, pour qui cette confusion des domaines, «le rêve de la raison», «engendre
des monstres» (titre d'une de ses gravures dites «disparates» des années 1820)
cette production monstrueuse, procédant, chez Montaigne, d'accouplements
«fantasques», d'émissions de forme de vie tératologiques avortées, semble
posséder, certes de manière étrange, sa propre légitimité
d'expansion dans le monde de l'esprit.[18]
En sorte que cette
introspection que Montaigne préconise pourrait ne pas être tellement éloignée
d'une forme de soulagement proto-thérapeutique [19], par décongestion jouissive,
en quelque sorte, ou libération d'énergie supplétive et envahissante, ayant aussi
valeur pédagogique.
En d'autres termes, ces monstruosités ne présentent pas encore le statut de
scandale intolérable, et donc de «nids à névrose», qu'elles acquerront plus
tard. Elles fournissent même, pour l'heure, à Montaigne, certaines occasions réitérées
d'amusement [20] incrédule, sidéré, presque enfantin.
3 - Dialectique de
l'intériorité
On connaît le
rapprochement, opéré par Deleuze, entre la haute création littéraire et la
symptomatologie [21]. Montaigne, dans sa quête d'exposition du fonctionnement de
l'imagination, semble bien, à sa manière, faire oeuvre thérapeutique.
L'ambivalence de plaisir et de honte qu'il reconnaît dégager de l'exposition en
pleine lumière de ses profondeurs obscures apparaît tout sauf isolée. Son
époque ne rechigne pas, de manière générale, à la fréquentation poussée des
désordres de l'esprit. Qu'on songe, avant lui, à l'Éloge de la folie d'Érasme [22], à l'art
de Jérome Bosch et de tant d'autres de ces autoproclamés «peintres sots» (Zotte
Schilders) des Flandres du
XVIème siècle, dont les toiles, représentant les excès passionnels prenant le
pas, en de certaines occasions festives (d'ailleurs explicitement ménagées par
les autorités comme des soupapes : carnavals, charivaris, sarabandes, délires
et beuveries bachiques, etc), sur la raison des hommes, étaient extrêmement
prisées de la riche classe bourgeoise montante, avide - sitôt rendue à la
sobriété responsable -
de poursuivre sa «mise en rôle» quantitative et instrumentale tous azimuts de
la Nature maîtrisable. Les paillardises, les monstruosités imprégnant ces
oeuvres «sottes» avaient, certes, une valeur formellement normative : celle
d'éviter autant que possible à leurs heureux propriétaires de prendre exemple sur
ces débauches de laisser-aller, de vice paresseux d'un
esprit lâchant la bride à l'imagination, n'exerçant plus sur elle son juste
pouvoir de gouvernement.
Mais le plaisir esthétique y avait néanmoins toute sa place, ainsi que tout plaisir
pris à la répression des instincts demeure lui-même, sous une autre forme, irréductiblement instinctuel. Montaigne
perçoit, semble-t-il, la dialectique autonome capable, sinon de raffiner l'imagination au
point de la tourner en esprit, du moins de faire communiquer et/ou
influer l'un sur l'autre ces deux domaines de l'esprit humain. On trouve
parfois, sous sa plume, pour présenter une telle dialectique, des métaphores et
images renvoyant à certaines polarisations-types : intérieur et extérieur,
obscurité et lumière, centre et circonférence. Autant de dispositifs
stylistiques servant sa compréhension (toujours narcissique) d'une
organisation à étages - superstructurelle -
de l'esprit, faisant écho à celle du monde.
Centre et circonférence, d'abord. Prenons, par
exemple, la description de sa bibliothèque dans les Essais, en III, 3
(Des trois
commerces) : « La figure en est ronde (...) et vient m'offrant en se
courbant, d'une vue, tous mes livres, rangés à cinq degrés tout à l'environ ».
Montaigne est au centre, les livres tournent autour de lui, formant
circonférence. Certes, en cette disposition, le règne narcissique de l'esprit
semble assuré, et la volonté de contrôle même, ayant ainsi installé de manière
panoptique, immédiatement disponible, cette ressource de maîtrise de l'univers
(autrement : chaotique) sous les yeux du sujet, semble avoir atteint son but :
« C'est là mon siège.
J'essaie à m'en rendre la domination pure [soulignés
par nous]. » Mais que ce but soit «purement», une fois de plus, d'exigence solitaire (Montaigne
entendant, précise-t-il, « soustraire ce seul coin à la communauté et
conjugale, et filiale, et civile ») nous renseigne assez sur le noyau impur de
plaisir qui le fonde, et la frustration, l'échec relatifs, nécessaires, d'un
tel projet de maîtrise : le retour du refoulé sensible obère in fine l'ambition
intellectuelle. C'est bien en vérité un plaisir sensible, un plaisir corporel qui
a d'abord poussé Montaigne à se retrancher ainsi, entouré de livres fournissant
le fantasme d'une domination immobile, rationnelle, sur tout l'univers
circulaire. Or, ce plaisir se rappelle, à présent, à lui, comme l'imagination
et le sensible finissent toujours se rappeler, immanquablement, au «pouvoir»
autarcique de l'esprit : « Les livres ont beaucoup de qualités agréables, à
ceux qui les savent choisir ; mais aucun bien sans peine : c'est un plaisir qui
n'est pas net et pur, non plus que les autres ; il a ses incommodités, et bien
pesantes ; l'âme s'y exerce, mais le corps, duquel je n'ai non plus oublié le
soin, demeure sans action, s'atterre et s'attriste. Je ne sache excès plus
dommageable pour moi (...) » [23]. Ce déplaisir final n'est pas sans évoquer, par
anticipation, les fameuses « blessures narcissiques » freudiennes éprouvées,
rappelons-le, par l'homme découvrant, au gré de progrès scientifiques
successifs, qu'il
n'est pas plus au centre de l'univers (c'est désormais le soleil) que maître en sa
propre maison (c'est, désormais, l'inconscient qui domine, en tant que folle du logis).
La mélancolie de Montaigne est ainsi déjà mélancolie
du savoir en sa prétention de contrôle, mélancolie de son impuissance,
conscience mélancolique d'un retour nécessaire - quoique pathologique - au sein
de sa suprématie, de ce sur quoi elle s'étayait tout en prétendant
s'en distinguer substantiellement.
Venons-en, maintenant, à
la polarité intérieur-extérieur. L'étayage
de l'esprit, se fait sur et contre le
corps, dans et
contre le corps, en tous les cas au plus profond de
lui : « ce ne sont que mouches et atomes qui promènent ma volonté », confie
humblement Montaigne (Essais, III, 2).
Cette mise en mouvement, cette «promenade» passive de ce qui devrait
pourtant dominer se décident donc à de telles profondeurs abyssales
qu'apercevoir le point d'origine de tout le processus relève presque de la
gageure : « C'est une épineuse entreprise, et plus qu'il ne semble, de suivre
une allure si vagabonde que celle de notre esprit ; de pénétrer les profondeurs
opaques de ses replis internes » [24]. Épineuse
entreprise, certes, et cependant : « amusement nouveau et extraordinaire, qui
nous retire des occupations communes du monde, oui, et des plus recommandées » [25]. Car, comme chez Hume, l'imagination
constitue bien, chez Montaigne, le principe suprême
(un principe de plaisir) dont
découlent les facultés mentales, quelque utilisables
ou inutiles que puissent par ailleurs, ensuite, s'avérer ces dernières.
C'est en cela que ce processus est comparé maintes fois par lui à une genèse,
un engendrement, une gestation, dans tout le sens aléatoire de
la chose : l'interpénétration variable, dans la production spirituelle, de
forme et de matière, de liberté et de discipline (cette dernière consistant,
pour Montaigne, à «occuper les esprits à certains sujets» [26] pour éviter de les
laisser dériver),
pouvant occasionner, on l'a vu, des naissances monstrueuses ou plutôt
l'avortement spirituel généralisé, une forme aiguë de stérilité agraire -
autrement dit : économiquement improductrice - rapportée à l'esprit,
ne laissant pousser que les «cent mille sorte d'herbes sauvages et inutiles» [27] de l'imagination.
Ventre des femmes privées de bonne « semence », et ainsi soumises - au mieux -
à de grotesques générations spontanées incapables de survivre ; terres
infécondes dans lesquelles rien de stable ni d'intéressant ne saurait
spontanément s'enraciner [28] : telles sont les images d'intériorité insondable
mobilisées par Montaigne pour évoquer ce fond obscur et anarchique de
l'inquiétante étrangeté imaginaire. L'«inquiétante étrangeté» (das Unheimliche),
selon une autre traduction freudienne, peut-être plus adéquate, serait surtout,
en l'occurrence, l'étrangement familier :
ce qui, à la fois, nous est le plus propre et intime, et nous échappe le
plus (le fameux « cheval échappé »). Autre image, peut-être la plus évocatrice,
employée par Montaigne pour désigner cette intériorité de
l'esprit susceptible de se voir soudain exposée, par le biais de discours ou d'écrit
(les Essais,
par exemple) au dehors, à l'extérieur : celle de l'excrément.
Montaigne y a recours au début du neuvième chapitre du livre III : « Si ai-je
vu un gentilhomme qui ne communiquait sa vie que par les opérations de son
ventre ; vous voyez chez lui, en montre, un ordre de bassins de sept ou huit
jours ; c'était son étude, ses discours ; tout autre propos lui puait. Ce sont
ici [Montaigne
évoque alors sa propre "production" : ses Essais, dont il définit le
projet], un peu plus civilement, des excréments d'un vieil esprit, dur
tantôt, tantôt lâche, et toujours indigeste. Et quand serai-je à bout de
représenter une continuelle agitation et mutation de mes pensées, en quelque
matière qu'elles tombent... ?»
L'anus constituant la
frontière naturelle extérieure du
corps, prolongeant la bouche qui, précisément, à l'autre extrémité du
dispositif digestif, incorpore et
accueille, on voit ici à quel point Montaigne se sent spontanément autant étranger à lui-même (les Essais se
voyant, là, de manière imagée, expulsés du
corps propre) que lié, en tant qu'intellectuel, à sa part la plus organique, personnelle et
exclusive. Dans la théorie psychanalytique, on sait que l'excrément serait
la première «partie» du corps dont l'enfant, dans son développement, constate
qu'elle est «détachable». Ne maîtrisant pas, au début, le contrôle somatique de
cette production excrémentielle (autrement dit : l'usage de ses sphincters),
lorsqu'il y parvient, cette coupure d'avec
lui-même marque paradoxalement aussi le chemin vers l'appropriation définitive
de son propre corps, au détriment de la figure maternelle qui, jusque-là,
régnait entièrement sur lui, en surveillant le bon accomplissement de ces
fonctions biologiques élémentaires. Comparer les Essais à une
production excrémentielle reviendrait ainsi, dans une perspective
psychanalytique, à insister sur la part narcissique de leurs investigations :
l'écrivain prolifique disposant à son gré, comme le petit enfant de son corps,
de ses «fantaisies», les manipulerait [29], les observerait, s'y complairait, au fond, dans
une odeur
générale d'intimité dont il serait bien le seul à ne pas se trouver
indisposé. L'humour de ce passage (« tout autre propos lui puait » [30]) ne saurait donc
recouvrir sa haute importance quant à la définition statutaire de l'imagination
chez Montaigne : la pensée s'y trouve, pour ainsi dire, ancrée dans le
programme biologique du
corps humain. Et cette vérité de «passage» [31] que cherchent les Essais, c'est
aussi celle de la communication des divers niveaux de réalité humaine : le
corps, l'esprit via l'imagination (la phantasia d'origine
aristotélicienne). Le corps exsude, excrète par
nature de la pensée, c'est là tout son être, toute sa mission physiologique. La conscience philosophique,
en dépit de sa position de dignité, de puissance pure et autarcique, naît du
refoulement paradoxal d'une réalité organique sur laquelle elle ne peut,
pourtant, éviter de s'étayer. L'ambivalence de Montaigne quant à l'imagination, fondement de
la pensée, se trouve ainsi tout entière dans cette référence excrémentielle.
Fondement narcissique de tout savoir autonome possible, l'imagination renvoie à
la fois à l'intérieur le plus intime, et à l'abject improductif («indigeste»,
dit Montaigne) le plus urgemment expulsable (suivant l'étymologie parfois
retenue pour le terme « ab-ject »: «
ce qu'on jette »). On notera, au passage, la différence d'appréciation de
l'abject signalant l'époque de Montaigne et la nôtre, par certains côtés
beaucoup plus répressive quant au rapport ordinaire aux productions organiques
du corps (à ce sujet, voir dans la deuxième partie de ce travail, notre étude
de la «honte» caractéristique - formelle plus que de contenu - qui préoccupe Montaigne,
confronté au «cheval échappé» de l'imagination).
Ce qui nous est présenté
dans les Essais s'apparente,
par de multiples aspects, à une proto-théorie de l'étayage. De même que les
pulsions sexuelles s'étayent, chez Freud, sur le besoin primal de nourriture
(par le biais de succion du sein maternel, en particulier), c'est-à-dire s'appuient sur ce
premier besoin biologique pour le dépasser et se changer en autre
chose - sans pour autant pouvoir éviter de faire retour, régulièrement et
dialectiquement, sur cette origine purement biologique - de même le besoin
intellectuel, la culture, chez Montaigne, s'étaye sur le biologique, l'espèce humaine,
tout en entraînant une individualisation de
plus en plus marquée du corps. La référence excrémentielle de Montaigne
présente ici admirablement cette forme de « dépassement conservatoire » du
premier narcissisme, dont le plaisir anal pris par le très jeune enfant (soumis
à l'excitation primitive de ses muqueuses) qui en est la marque s'efface
ensuite au profit d'un objet de désir distinct [32] (en premier lieu :
maternel), et à la volonté de cadeau excrémentiel
fait à sa mère, puis, de manière générale, aux nouveaux objets successifs de
son amour (en l'espèce : le public, le lectorat de Montaigne auquel ce cadeau
des Essais sera
destiné). Reste que des traces subsistent à l'âge adulte - plus ou moins fortes
- de ce premier érotisme narcissique-anal, des rémanences conflictuelles dont
notre passage fournirait une excellente illustration. Rappelons l'attitude,
régulièrement assumée par Montaigne, d'une volonté de retour à
soi, de retrait narcissique dans la solitude, loin de l' «affairement
civil» ou familial : cette volonté littéralement régressive fondant
même tout le projet des Essais, et
aboutissant (voir I, 8) à leur considération essentielle de ce pouvoir irréductible de
l'imagination, ce «cheval échappé» - largement indomptable - de l'esprit !
Ce que moque Montaigne
chez le gentilhomme dont il parle (dans notre extrait de III, 9) n'est
probablement autre que son propre comportement, induit par une telle
régression, un tel conflit de tendances archaïques : à savoir, le caractère obsessionnel (que
la psychanalyse étudiera des siècles plus tard chez certains névrosés) de la
volonté d'établir, de maintenir et de défendre des frontières
extérieures intangibles (anales) de son intégrité personnelle,
conquise de haute lutte sur le pouvoir maternel. Détenteur désormais
exclusif, suggère-t-il : seul maître absolu de son pouvoir
imaginatif invinciblement particulier d'écriture
(d'excrétion), Montaigne se veut cependant aussi, d'un tel pouvoir personnel,
explicitement généreux,
voire dispendieux, ce qu'il assume avec ironie («Et quand serai-je à bout
de représenter une continuelle agitation et mutation de mes pensées, en quelque
matière qu'elles tombent ?»). Les Essais seront
ainsi l'intérieur extériorisé, le fond de Montaigne
offert au public [33].
L'enfant, de même,
attache, on l'a vu, une haute valeur à ses excréments, qui constituent
longtemps les premiers cadeaux précieux
faits à sa mère (et dont la force symbolique pourra se transmuer ensuite en
amour de l'argent, désir d'avoir à son tour un enfant, etc : bref, se sublimer en d'autres capacités d'offrande, dont la littérature ne serait pas exclue) [34]. De sorte qu'en
cette image - particulièrement frappante - paraissent fluctuer nombre de
contradictions attachées - outre le rapport de l'imagination et de l'esprit
chez Montaigne - au statut
littéraire même des Essais, projet d'une intériorité ouverte, d'un narcissisme rationnel, dont
on a pu rappeler ici la part égale de doute et d'enthousiasme qu'il suscitait
chez son auteur.
[1] Ce sont, à la vérité, davantage les Règles pour la direction de l'esprit de Descartes, qui remplissent cette fonction spécialement disciplinaire, héritée des Jésuites et de leurs divers exercices de Training spirituels. Mais le Discours de la méthode offre néanmoins ici l'occasion d'une observation féconde : on notera son caractère souvent autobiographique (comme celui d'autres textes méthodologiques fondateurs cartésiens), ce qui n'est pas sans faire écho au projet narcissique des Essais. Il ne sera, par ailleurs - puisqu'on cause de méthode - pas question, dans ce court aperçu, des différences et rapports éventuels à pointer chez les modernes entre d'anciennes méthodes (de simple exposition du savoir passé et accumulé, comme chez Ramus ou à Port-Royal) et les nouvelles méthodes d'invention (celles de Descartes ou de Bacon). Ceux et celles que la chose intéresse liront avec plaisir la passionnante étude que Philippe Hamou a consacrée à ce sujet.
[2] Montaigne, Essais, Livre de poche, 1972, III, 9, p.
220.
[3] op cit., I, 50, p. 438. On pense aussi, bien sûr, à la célèbre image de la «branloire pérenne»
universelle dont il convient d'imiter soi-même, pour espérer la connaître a minima, l'attitude et la conformation
mobiles : « Le monde n'est qu'une branloire pérenne. Toutes choses y branlent
sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Égypte, et du
branle public et du leur. La constance même n'est autre chose qu'un branle plus
languissant. Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant, d'une
ivresse naturelle » (op. cit, III, 2,
Du repentir, p. 25).
[4] op.cit., p. 439.
[5] op. cit., III, 3, p. 55.
[6] Montaigne juge à l'occasion « extravagant », « sot », voire «vain» son propre projet
autobiographique, attendu qu'il ne saurait être question de « tenir registre de [sa]
vie par [ses] actions : fortune les
met trop bas » : c'est ainsi
que cette autobiographie sera, purement et simplement, le registre de ses « fantaisies » (souligné par nous, Essais, op. cit., III, 9, p. 201).
[7] Essais, op. cit., I, 8, p. 62.
[8] L'esprit, dès lors qu'on ne lui serre
plus la bride, est assimilé par Montaigne à un « cheval échappé », qui lui «
enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres...» (Essais, op.cit., I, 8, p. 62)
[9] id.
[10] S. Freud, Le créateur
littéraire et la fantaisie, in L'inquiétante
étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985, p. 36.
[11] Montaigne, Essais,
op. cit., p. 56.
[12] Nous reprenons là l'extrait déjà cité plus haut de I, 8 (De l'oisiveté).
[13] Voir ci-dessus notre note n° 6.
[14] « Il y a plusieurs années que je n'ai que
moi pour visée à mes pensées, que je ne contrôle et étudie que moi ; et si
j'étudie autre chose, c'est pour soudain le coucher sur moi, ou en moi, pour
mieux dire. » (Essais, op. cit, II,
6, p. 537) ; « De quoi traite Socrate plus largement que de soi ? À quoi
achemine-t-il plus souvent les propos de ses disciples, qu'à parler d'eux, non
pas de la leçon de leur livre, mais de l'être et branle de leur âme ? » (id., p. 538).
[15] Essais, op. cit., I, 4, p. 49.
[16] Le moi authentique ne serait-il pas, déjà chez Montaigne,
son autre-même ? : «Je ne me
trouve pas où je me cherche» confie-t-il en I, 10 (op. cit., p. 73).
[17] Essais, op. cit., I, 50, p. 438.
[18] Le rêve s'invitant dans la réalité, comme la nuit dans le
jour, en quelque sorte. Montaigne s'intéresse, à l'occasion, d'ailleurs
explicitement, à ces états-limites du corps, où la confusion de l'imagination
et de la raison ne signifie pas l'anéantissement de l'une ni de l'autre mais le
surgissement d'une forme - vaguement aperçue - d'état intermédiaire, pré-conscient en somme, rappelant
certains jeux des surréalistes : « Il nous advient aussi sur le bégaiement du sommeil, avant qu'il nous
ait du tout saisis, de sentir comme en songe ce qui se fait autour de nous, et
suivre les voix d'une ouïe trouble et incertaine qui semble ne donner qu'aux
bords de l'âme ; et faisons des réponses, à la suite des dernières paroles
qu'on nous a dites, qui ont plus de fortune que de sens. » (Essais, op. cit, II, 6, p. 534).
[19] On sait que les Pinturas
negras et les Disparates (en
anglais : les Follies) de Goya
n'étaient destinées à aucun autre public que lui-même, le but - thérapeutique -
étant là de se purger des images horribles et grotesques des cauchemars
récurrents venant l'assaillir et le torturer.
[20] Voir l'extrait cité plus loin correspondant à notre note
n°25.
[21] Cette comparaison, présente dans chacune de ses études
littéraires (sur Proust, sur Kafka, et les auteurs schizophrènes pathologiques
: Brisset, Artaud, etc) est développée pour elle-même dans son ouvrage Critique et clinique (1993).
[22] « Il faut avoir un un peu de folie, qui ne veut avoir plus
de sottise, disent et les préceptes de nos maîtres et encore plus leurs
exemples », écrit Montaigne en III, 9 (Essais, op. cit., p. 263).
[23] Essais, op. cit., p. 57.
[24] op. cit., II, 6, p. 537. On voit bien
ici à quel point les deux plans, celui, horizontal, de la promenade (voir notre
première partie) et celui, vertical, de la plongée dans les profondeurs de
l'esprit, se rejoignent. Le vagabondage de l'esprit - l'imagination - est
autant potentiellement source de savoir valide que le vagabondage géographique.
[25] id.
[26] op. cit., I, 8, p. 61.
[27] id.
[28] « Comme nous voyons des terres oisives,
si elles sont grasses et fertiles, foisonner en cent mille sortes d'herbes
sauvages et inutiles, et que, pour les tenir en office, il les faut assujettir
et employer à certaines semences, pour notre service ; et comme nous voyons que
les femmes produisent bien toutes seules des amas et pièces de chair informes,
mais que pour faire une génération bonne et naturelle, il les faut embesogner
d'une autre semence : ainsi en est-il des esprits. Si on ne les occupe à
certain sujet, qui les bride et contraigne, ils se jettent déréglés, par-ci
par-là, dans le vague champ des imaginations. » (id.)
[29] « A regarder de
plus près, on on en arrive à supposer que l'enfant n'est plus incapable de se
tenir propre mais qu'il défend simplement son pouvoir de faire ses selles quand
cela lui plaît et prétend rester strictement le maître de ce que produit son
propre corps. Il montre un intérêt
frappant pour ses propres excréments, essaie de les toucher, d'en faire
un jouet et même de les porter à sa bouche, si on ne l'en empêche à temps. Une
fois de plus, à l'expression du visage et à l'ardeur qu'il montre à cette
occupation, nous pouvons deviner facilement le mobile de cette activité. Elle
procure à l'enfant un plaisir évident, une véritable volupté. » (Anna Freud, La vie instinctuelle de l'enfant, in Initiation à la psychanalyse pour éducateurs,
Paris, Payot, p. 36)
[30] « Le parfum d'une
fleur qui enthousiasme l'adulte laisse l'enfant indifférent, à moins qu'on ne
l'ait habitué dès son plus jeune âge à dire " Ah ! " quand il sent
une fleur. Mais ce qui sent mauvais pour nous, sent bon pour l'enfant. On peut,
si l'on veut, compter pour une des mauvaises manières de l'enfant le fait que
les mauvaises odeurs lui sont agréables. » (id.)
[31] « Je ne peins pas l'être. Je peins le passage (...). Je
pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intentions. C'est un contrôle de divers et muables accidents et
d'imaginations irrésolues et, quand il échoit, contraires [soulignés par nous] ». Le terme d'intention
ne peut pas ne pas résonner en nous sur le mode phénoménologique contemporain,
en tant que «réduction eidétique» : renvoi à une pure ouverture, un pur abandon
sensible aux impressions du monde. L'ambiguité structurelle de Montaigne quant
à un «contrôle» disciplinaire possible, par l'intention (cette fois, celle de
la conscience réflexive, celle
fournissant, plus tard, à Descartes le socle débusqué de son doute méthodique), d' «accidents» ou d' «imaginations» par nature «irrésolues» est par ailleurs ici,
une fois encore, patente.
[32] « La défécation
fournit à l'enfant la première occasion de décider entre l'attitude narcissique
et l'attitude d'amour d'objet. Ou bien il cède docilement l'excrément, il le
" sacrifie " à l'amour ou bien il le retient pour la satisfaction
auto-érotique et, plus tard, pour l'affirmation de sa propre volonté.» (S. Freud,
Sur les transpositions des pulsions, plus
particulièrement dans l'érotisme anal, in La vie
sexuelle, Paris, Puf, 1969, pp 107-112.)
[33] Sur un autre plan, Montaigne n'omet jamais d'insister,
dans les Essais, sur l'intérêt de
s'ouvrir de soi aux autres, de s'assumer authentiquement, de manière générale, la
confession ponctuelle pouvant revêtir, à ses yeux, une importance salutaire : hygiénique,
pour ainsi dire (ce qui ne fait pas de lui pour autant, évidemment, ni un
bavard ni un mondain ultra-sociable). Voir, par exemple, Essais, op. cit., II, 6, pp. 538-540.
[34] Sur toutes ces questions, voir S. Freud, Sur les transpositions des pulsions....
(op. cit.). Rappelons que les Essais furent explicitement
dédiés par Montaigne à ses proches et à sa famille.
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Freud,
Ian Geay,
Littérature du temps que ça existait,
Montaigne,
Psychanalyse et subversion
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