mercredi 6 janvier 2016

L'estampe visionnaire (2) Chouette(s)


Suite à notre dernier délire interprétatif autour de l’oeuvre de Goya, Füssli et compagnie, nous avons reçu dans la foulée, par camions entiers, des lettres d’insultes en provenance de tout l’univers, rédigées par des lecteurs outrés, des lectrices surexcitées, nous menaçant volontiers de mort, de tortures, et des pires représailles du fait que, prétendent-ils, et elles, nous n’aurions en rien révélé, ou à peine, ce qu’on pouvait bien zieuter au juste dans cette fameuse exposition L’estampe visionnaire, au Petit-Palais. 
Le lectorat, en toutes choses, commande. Le lectorat désire-t-il du factuel, de l’objectal ? Il sera servi. C’est ainsi, seulement, que se trouveront justifiés les millions de subventions, en euros, annuellement soutirés aux contribuables puis reversés, notamment, aux rédacteurs innombrables de ce blogue littéraire de bon niveau afin que ceux-ci fourbissent sans relâche, à coups d’articles nihilistes cinglants et déprimants, jour après jour, leur idéologie nauséabonde rappelant les heures les plus sombres de notre histoire.
Bref, si l’on vous répète, d'abord, décidément, que c’est une chouette expo que cette expo-là, au Petit-Palais, veuillez prendre la chose, s’il vous plaît, au pied de la lettre. Cette exposition, en effet, grouille littéralement de chouettes : elle est placée toute entière sous le signe de ce charmant petit animal à gros yeux étonnés. Sous le jour de la chouette, comme dirait le regretté Leonardo Sciascia. Le jour, ou plutôt la nuit, en l’occurrence, ce qui nous ramène, un instant, à l’épisode précédent, à ce fameux Caprice goyen dont nous vous causions tantôt, où, déjà, l’aimable oiseau nyctalope s’ébroue au-dessus du dormeur accomplissant dans le songe son étrange mission rationnelle. La chouette de Minerve, disait G.-W.-F. Hegel, ne prend son envol qu’à la nuit tombée, ce qui, au choix, ferait désespérer du monde ou de G.-F.-W. Hegel. Car la philosophie, le projet rationnel au sens large, se verrait, dans la perspective de ce dernier, condamnée à ne pouvoir jamais que suivre, glorieusement mais débilement à la traîne, la marche d'une histoire, de buts et de pratiques humains aveugles, par définition et nécessité. Tout cela est connu du monde entier. Napoléon, « Prof de droit de la Faculté de Paris », agit, sans bien comprendre le sens de la mission dont il n'est que l'exécutant en somme impersonnel, puis Hegel survient et, quant à lui, ne fait rien, c'est-à-dire rien d'autre qu'interpréter ce qui est déjà fait, ce qui est réglé, comme est, au fond, réglé tout ce qui suivra et précédait. Kojève, qui fascinait tant, entre autres, ce sale curé puant de Bataille, ne faisait qu'appliquer le système à Staline et à lui-même, minable fonctionnaire international secrétaire de l'Esprit, dans le rôle du scribe soumis, apologète et inepte. Bref. Il y a chez Hegel, et finissons là-dessus, cette fameuse lutte entre le dialecticien négativiste ruinant assurément chose sur chose et détermination sur détermination, et l'amateur d'antiques ne faisant jamais que collectionner, repasser le passé, sous couvert, formel, de mouvementisme extrémiste. 
Suivant, en revanche, ce que nous racontions l'autre fois, il se pourrait aussi que la chouette, apparaissant, certes, à la nuit tombée, dans le rêve, ne soit néanmoins jamais autant que là, dans la nuit même, fidèle à son exigence, athénienne et rationnelle, de liberté indomptable en acte. Voir dans la nuit, cela pourrait ainsi s'entendre, bien au-delà du sens élémentaire de la chose (ce sens de milieu et de condition naturels imposés par l'obscurité) comme un pouvoir effectivement visionnaire de déchiffrement, de ce que signifie la Nuit comme Sujet, la Raison en son versant majestueusement obscur : Dieu, autrement dit, en son caractère de fond inconditionné, de Chiffre, de Mystère fusionnant, pour s'épanouir à plein, dans l'homme qui rêve, par nature, lui, ingrat envers Dieu et prétentieux putschiste. Voler est un rêve récurrent de cette nature, prométhéenne : un rêve-type à rapprocher de la symbolique du Feu, élément physique le plus visuellement éthéré, et dialectisé, le plus désireux de monter en grade. La chouette, comme lui, vole, voit et fait voir, perçant le diaphane misérable de la vie éveillée. Les Disparates de Goya, ainsi que leurs successeurs symbolistes, volent ainsi très facilement dans l'air, les oiseaux prophétiques et, donc, en particulier la chouette à grands yeux curieux et philosophiques, les accompagnant à toutes étapes : 1°) dans l'aventure érotique : Jolie Maîtresse, de Goya (encore), Lenore, ballade allemande de Bürger (Eugène Jazet, 1840, supérieure à l'oeuvre homonyme de Boulanger, également visible au Petit-Palais), 2°) la répression sociale du désir (Le Haut d'un battant de porte, de Félix Bracquemond, 1852), 3°) la mort réconciliatrice, comme grande paix sexuelle enfin atteinte avec philosophie (le Pendu de Rops, sous une cloche, la Comédie de la mort, de Bresdin). Signalons, d'ailleurs, qu'outre cette dernière oeuvre sublime, le meilleur de Rodolphe Bresdin est ici présenté, ce qui est rare et suffirait évidemment à justifier le déplacement.


Chouette, révolte, diable, et raison : même combat immortel. Même amour, même beauté. Même tristesse. Voyez, ci-dessus, le sublime (et inédit) Lucifer, de Gustave Doré (et du même : un admirable Succube de 1855, ainsi - 1855 oblige - qu'une vue de la Rue de la Vieille-Lanterne, à rapprocher d'une autre, par Louis-Marie Laurence : histoire de pleurer encore et toujours, mais comparativement, en détails, avec précision - pleure-t-on jamais vraiment, d'ailleurs, sans cela ? - sur le sort du pauvre Gérard). Comme diableries, notez le charmant et inquiétant Méphistophélès dans les airs de Delacroix, et sa série de Faust (1827), surtout pour l'ombre de Marguerite apparaissant à Faust, avec une créature étonnamment sexy au premier plan. Plus loin, Le Diable Amoureux, d'Édouard de Beaumont (1845), annonçant certain monstre à bec de Kubin (celui de son Passé, ou Vergangenheit, Vergessen-Versunken, de 1902). 
 


Dans les deux cas, on remarquera la parfaite humanité à peine modifiée du soi-disant « monstre » dans l'onirisme : quelque volonté extrémiste dont puisse se targuer l'artiste, la symétrie du corps desdits monstres demeure toujours, semble-t-il, un obstacle infranchissable à la représentation adéquate du monstrueux authentique, du prétendu dépassement de l'homme, c'est-à-dire, normalement (si l'on peut dire) : de l'informe, du pur Corps sans organe, totalement asymétrique. Encore un argument dans le sens d'un irrémédiable rationalisme du rêve : la symétrie organique, ses origine et finalité fonctionnelles, sanctionnées par l'évolution animale, n'est qu'exceptionnellement remise en cause dans la représentation figurative « monstrueuse ». La chose vaut, bien sûr, jusqu'à nos jours. Regardez les monstres de nos films d'horreur. Il faut, au fond, attendre Bacon pour que cette simple poussée suffisante, ce simple grouillement, cette potentialité essentielle du corps permette d'atteindre à la véritable instabilité caractéristique de la folie authentique, et non plus du rêve. Ce dernier est toujours seulement déplacement, vers quelque Autre côté (Kubin, toujours) de l'humain. Défini par ce déplacement, cette pulsion même, le romantisme n'a pas besoin, contrairement à ce dont on l'accuse souvent chez les marxistes, d'exalter tel ou tel passé déterminé et enfoui par l'Histoire. Qu'on songe aux mythologies mixtes, compliquées, impossibles et par cela même démocratiques, de Gustave Moreau : mythologies accessibles, en vérité, à chacun dans le rêve, en ce que la mémoire qui nourrit ce dernier, ayant absolument tout noté des aperçus de l'état de veille (dont le sujet aura perdu le souvenir), en imprégnera le rêve, en désordre d'images mêlées, d'archétypes dont seule cette fonction de déplacement bouleversant du réel intéresse le communiste, qui connaît de tels archétypes, et les aime. L'estampe visionnaire propose, par exemple, une Tentation de Saint-Antoine (eau-forte anonyme de 1635) dans laquelle, déjà, bien avant le romantisme historique, un moine isolé excède infiniment l'individualité gothique strictement déterminée et idéalisée soi-disant propre au romantisme, de même que son milieu (une sorte de ruine médiévale, ou en tout cas un lieu simplement détourné de sa fonction) renvoie au déplacement mélancolique en soi, pas à l'amour précis, moderne, du gothique de tel ou tel siècle effondré. Le romantisme, le symbolisme, le rêve, c'est avant tout la matière possible, le renvoi toujours invinciblement présent chez l'homme vers autre chose, vers quelque chose transcendant la présence et les faits, quelque chose de meilleur qu'eux, et qui, dans la rêverie, rend le sujet meilleur. La nostalgie est donc augmentation de force par inscription, répétitive, dans l'obsession du meilleur et de l'autre, de l'autre côté, potentiel, des mêmes choses. Le Diable est cet autre, ce négatif, existant comme révolte. La Chouette est son archétype rationnel. Sans elle, le Diable pousse seulement, dans les évocations de sabbats, à cette rationalité à laquelle tout rite clérical invite déjà sans que cela soit aperçu : d'où l'inversion méthodique des rites comme première poussée rationnelle (sataniste), et nocturne, dont la Chouette, par son envol, couronnera le travail (l'extraordinaire Ronde du Sabbat, de Louis Boulanger, 1828). 


C'est dans cette incertitude montrée, cette tension d'identité fluctuante depuis l'homme que gît tout l'intérêt de l'Estampe visionnaire : l'homme veut sortir de lui-même, c'est à cela qu'on le reconnaît. Il sera, en fonction de son degré de conscience, de désir et de puissance, un autre animal spécialisé (le félin du Guerro, de Bernard Valère, 1895) ou l'animal-humain suprême, magnifiant sa raison libératrice (la Chouette), ou encore l'homme-suprême, spontanément révolté : le Diable aspirant, sous sa forme conquérante et sexuée, à prendre la place de Dieu. Ce qui subsiste toujours, en tous cas, d'une manière ou d'une autre, c'est la forme de son corps, ou la forme associée, disparate, en lui, d'éléments physiques, existant dans la Nature, ainsi célébrée dans le cauchemar, qui n'est cauchemar qu'à cause des curés, et sinon, donc, accomplissement détourné de souhaits, et de statuts, polymorphes. La mélancolie accompagnant alors cette disparation, ce problème splendidement maintenu comme tel, n'est rien autre que celle de la résistance, perdante d'avance, certes, devant la triste réalité mais invincible, subversive en dépit de toute la misère triomphante de l'état de veille, de ce principe de plaisir visant infiniment à devenir toutes choses, à embrasser toutes carrières, à devenir - sans que cela ne s'arrête jamais, sans que cela ne prenne jamais fin - tous les hommes et tous les animaux (Arthur Cravan). Telle est la source des Métamorphoses du sommeil, de Grandville, de son vase fleuri progressivement changé en femme. Ce devenir est toujours, on l'a vu, par quelque côté, un devenir-humain : le monstrueux, par nature psychotique, asymétrique et informe, ne le concerne pas. Le Misocampe (1842, de Grandville encore) demeure un animal (d'ailleurs fort drôle) susceptible de raison, de discours, d'une taxinomie, celle-ci fût-elle purement imaginaire. Le cyclope, de même, ou l'Araignée souriante de Redon restent des êtres réguliers, quoique bizarre, jusqu'à sa Mort même (1896), qui persiste à vouloir maintenir doucement dans la sienne la main de la plus splendide des femmes, l'individu mortel étant spécifiquement immortel - par son appartenance à l'humanité rationnelle, laquelle est succession paisible, sûre d'elle-même, toujours renouvelée, de l'esprit dans les vie et mort des générations : C'est moi qui te rend sérieuse ; enlaçons-nous, lui lance la Mort. La Femme est rendue, par la Mort, sérieuse, parce que sa puissance d'amour et de beauté humaines, utopiques, trouent par excellence, dans le temps même, la limite du temps : elles sont, de la mort, les concurrentes et partenaires directes, tendues ensemble vers cette perfection de calme et de sérénité transorganique faisant tellement défaut à la prêtraille hystérique. C'est ce sérieux réassuré que lui signifie le rêve bienheureux. En cette femme, comme en toute individualité humaine avide de changement et de recomposition, les niveaux de splendeur (intellectuelle, érotique, esthétique) se ramifient dans le rêve, s'y distinguent tout en y fusionnant, cette fusion paradoxale - spectaculaire - pouvant, en de rares occasions comparables, faire l'objet d'investigations et d'aperceptions (notamment psychotropiques) à l'état de veille. C'est ainsi, mais hélas ! à un texte marionnettiste de Jünger, tiré de ses Approches, drogues et Ivresse, que nous renvoya ce cas peut-être limite (en termes d'autonomie humaine onirique sublime) de L'estampe visionnaire : les Limbes de Redon, dernière interface entre un principe impersonnel (tissant et manipulant de l'extérieur, contre le marionnettiste lui-même, présent à l'arrière-plan, les fils enchevêtrés de son âme) resté rebelle à ce pouvoir humain de connaître, d'une part, et la victoire rationnelle, ordinairement totale, de ce dernier dans le fantasme. « Les fils, écrit Jünger (au paragraphe 218 de son livre), ou les tiges qui meuvent les marionnettes - appelons-les la trame. On pourrait objecter que sa multiplicité réside dans la personne de l'acteur qui la projette dans le texte. Soit, mais ses fibres nerveuses forment à leur tour une trame. Et elles plongent à travers la masse grise, la grille, jusque dans l'indifférencié... Le jeu se rapproche de la pure activité des tisserands, celle que les mythes attribuent aux Parques et aux Nornes. » C'est cette multiplicité-là, fuyante, insaisissable, inconnaissable, extérieurement infinie, que nous refusons. Le rêve, en sa fantaisie infinie, reste UN premier moteur dont les règles, rationnelles, sont strictement et parfaitement vérifiables. L'homme est simplement UN devenir polymorphe, possédant en lui seul, devant lui, certes, comme pur à venir, SON essence unitaire déjà maîtrisable, laquelle pourra, seule, fonder sa trame magique.





7 commentaires:

  1. The owls are not what they seem8 janvier 2016 à 12:01

    Cher Moine, je ne suis pas sûre d'être toujours d'accord avec vous ni même de toujours vous comprendre, mais merci de partager avec nous ces réflexions tout à fait stimulantes - sur une exposition ma foi très stimulante aussi.

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    1. Doit-on en conclure que vous nous comprenez de temps à autre ? auquel cas vous auriez de la chance : nous, ça ne nous arrive jamais...
      Par ailleurs, on aimerait un petit embryon de début de commencement d'explication de votre pseudonyme, qui, pour le coup, nous apparaît diablement stimulant. Quand vous aurez le temps....

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    2. The owls are not what they seem14 janvier 2016 à 12:18

      Cher Moine, je crois qu'avec cet article vous m'avez plus appris sur mon pseudonyme que je serais capable de le faire, puisque j'en cherche (passivement) la signification depuis quelques années déjà. A défaut d'explication, une source peut-être : il vient du pour le coup très chouette David Lynch (époque Twin Peaks), expert international en sommeil de la raison et monstres assortis...

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    3. Certes.
      Les aficionados de Twin Peaks se déchirent en effet (gentiment) depuis quantité d'années sur le déchiffrage possible de ses diverses instances symboliques.
      Chouette.
      Le sieur Lynch et ses millions d'adeptes seraient-il cependant aussi fermement RATIONALISTES que nous ?
      À voir...

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  2. Vous êtes fou :) Pourrions-nous discuter fantasmagorie autour d'un café?

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    1. Merci du compliment.
      Pour le café, non. On est mauvais, à l'oral.
      Quant à la fantasmagorie, on vous écoute ici-même.

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    2. Ce qui ne veut pas dire - bien entendu - qu'on soit terrible à l'écrit non plus...

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