jeudi 5 février 2015

Alternative Ulster

                     

Ce devait être aux alentours de 1992. Nous avions dix-sept ans. L'âge précis où surgit, selon Ernst Bloch, certaine « idée précise de la liberté de mouvement avec tapis oniriques à l'entrée et à l'intérieur la vierge cosmique de l'imagination objective, mystère qui ne devait pas être résolu mais seulement nommé, car il était l'essence. » (Le Dieu de la vie, dans Traces). C'était bientôt sa fête, à la Vierge. Cela, du coup, faillit bien être la nôtre aussi. Dans le ghetto catholique de Falls, à Belfast-ouest où nous nous étions aventurés, des adolescents, des enfants, ensemble, traînaient autour d'une carcasse d'usine gigantesque qu'ils achevaient de dépouiller de matériaux, afin d'élever quelque bûcher digne de ce nom pour les célébrations du quinze août. Au début, comme d'habitude, les choses s'étaient bien passées. Le frenchy de passage s'était vu entouré et copieusement moqué, mais l'ambiance était bonne. Nous avions passé le premier test. Catholique ou protestant ? Il ne fallait évidemment pas merder. Ces kids-là n'avaient peur de rien, certainement pas des flics du RUC (Royal Ulster Constabulary, les limiers tortionnaires pro-britanniques) ou des paras anglais. Ils étaient vieux avant que d'être, comme disait l'autre. La violence avait accouché de leur corps, par ailleurs modelé de douceur, celle, par exemple, du fin duvet de leur crâne et de la brillance délicate de leurs oreilles cloutées. Donc : catholique ou protestant ? Français, avions-nous répondu. - Et donc... ? s'était-on impatienté que nous finissassions. Très discrètement, nous avions concédé un vague catholicisme familial, cette seule affiliation reconnue, stratégique et survivaliste, immédiatement relativisée, par fierté virile imbécile :  la pratique régulière, avions-nous crâné, ne suivait pas. Pas tellement, disons. Comme une manière d'excuse contemporaine, l'excuse de la jeunesse et de la vie, plutôt que l'odieux athéisme qui taille en pièces les identités et que partout, pour cela, on détestera toujours. Les mômes jouaient avec des pierres, à la main. Et de temps en temps, ils se les lançaient à la gueule. - Hier, était intervenu le plus beau d'entre eux, sans doute une espèce de petit chef charismatique, treize ou quatorze ans, hier, j'ai égorgé sept protestants. Ah bon ? - Oui, et Bobby Sands, lui, c'était mon père. D'accord. - John Major, c'est un juif, tu vois, un juif. Qu'est-ce que tu écoutes comme musique : tu aimes Bad Manners ? Ouais : Return of the ugly, j'aime bien. - Riteurn of di eugli ! (et il se moque de mon accent, façon petit nègre). Les autres rigolent. Bon, viens avec nous ! Et voici qu'ils m'emmènent dans l'usine. Je suis raisonnablement inquiet (être sur ses gardes ne changerait pas grand-chose, en même temps, vu leur nombre, mais la liberté de la conscience est ce qu'elle est : une dernière fierté d'avoir compris les choses, sans doute, presque, parfois, une excitation sexuelle, masochiste, c'est ce qu'Eekhoud raconte dans sa nouvelle Une mauvaise rencontre, en faisant assumer et même rechercher ce type de désir par son personnage principal). Nous montons dans les étages. Par des vitres éclatées, ce jour gris, une vision m'étreint de cette partie de la ville ravagée et hérissée. - Allez, ici, là, donne un coup ! Où ça ? - Où tu veux, on s'en branle, vas-y casse ! J'expédie ma doc rouge dans du contreplaqué, dans une fenêtre, un peu partout. L'excitation monte. Je participe, je travaille pour le bonfire. Une gentillesse concédée. Derrière moi, les kids rigolent. Nous redescendons. Tandis que nous discutons un peu dehors, avec le chef, que son amie a rejoint et qu'elle regarde, tranquillement admirative, en train de s'allumer une clope, un premier bout de parpaing s'écrase à mes pieds. L'eussé-je ramassé sur la tête, celui-là, que je serais crevé ou légume. Un autre : des petits éclats. Je m'indigne. On était en train de causer, normal. Mais c'est toujours comme ça, les embrouilles : la confiance trahie, et la bonté donc. Le voyou est même celui qui trahit ces sentiments très précis, et par là-même survit, un certain temps, dans un certain milieu. Le chef me regarde calmement, souriant. Une troisième pierre me rebondit sur le pied. Celle-là, je l'ai vue partir, du haut de l'usine. Furieux, je la ramasse et me prépare à la relancer vers la sale tête dégueulasse de l'expéditeur. Comme une volée de moineaux, préparés depuis toujours à la bataille de rue avec la canaille militaire, tous s'évaporent en riant, se planquent de l'ennemi désormais déclaré : moi-même. Je toise l'assistance retranchée, dépité et haineux. J'exagère encore un mépris déjà théâtral et vaste. Je lâche mon projectile. Aussitôt, c'est une pluie qui me cerne. Le chef, qui est le seul à n'avoir pas bougé, me dit alors, toujours aussi imperturbable : maintenant, il vaut mieux que tu te tires...
Tu m'étonnes. Sur mes talons, quelques caillasses, encore. 
La chance.
Plus tard, au Limelight, dans un quartier mixte (religieusement parlant), celui de l'Université, dans mon souvenir : c'est Millions of Dead Cops qui joue (un groupe de punk texan, dont j'aimais bien le John Wayne was a nazi avant de quitter Paris). Foule de punks bourrés et tranquilles, bienveillants. Je m'acoquine avec un vieux, trente balais, bedonnant, titubant, sympathique. Je lui ai raconté que tout mon périple, en Eire et Ulster, s'est fait au son, dans le walk-man, de l'Inflammable Materials (1979) des Stiff Little Fingers, dont je connais, pour ainsi dire, à force, les moindres intonations, les plus petites nuances de souffle. Ce sont elles qui m'aidaient à dormir dans la maison en construction de Malin Head, d'où les aboiements de chien se rapprochaient, semble-t-il, toujours plus à mesure de mon endormissement, elles qui me tenaient chaud partout, à Clifden, Sligo, Derry et sur la Giant's Causeway, ou à Bushmills, dans des quartiers où, cette fois c'étaient des kids protestants, les mêmes en bleu que les précédents, crâne ras et clubs de golf en main, qui patrouillaient au-dessus de kerbstones repeints méthodiquement aux bonnes couleurs de circonstances : celles de l'Union Jack, en l'occurrence. Le vieux punk n'y croyait pas. Les Stiff, c'était, évidemment, sa jeunesse, ses dix-sept ans, sa frustration à lui. D'Alternative ulster, il ne connaissait plus, comme paroles, que ces deux mots, qu'il me répéta toute la soirée, au Limelight, lorsque l'absence de bruit le permettait, dès qu'il avait cinq minutes. Alternative Ulster. Je lui soufflais la suite : Take a look where you're livin, you got the army on the street, and the RUC dog of repression, is barking at your feet... Il rayonnait, exigeait davantage. Il se foutait bien de l'IRA. Qu'était-il, lui-même : catholique ou parpaillot ? Le quartier où il habitait, où il m'invita dormir, où était-ce ? Nous avons marché, en tous cas, longtemps, aussi longtemps que notre état de défonce avancée le permettait. Et toujours : Alternative Ulster, comme un fétiche de jeunesse retrouvé, sur les lèvres de cet étrange petit français. Dans le pogo, un peu plus tôt, un de ses potes, avec qui nous avions  sans doute causé de l'IRA, à un moment, m'avait lâché, un peu excédé, agacé, fanfaronnade ou non : J'y suis, sergent, moi, dans cette fucking IRA. Mais ce n'était la grande affaire que pour moi. Ces punks-là s'en foutaient, de l'IRA, ils en étaient, pour certains, et voilà tout. Les choses se faisaient aussi naturellement, avec autant de tristesse et de colère froide, que de pointer au chômedu. Le premier punk avait dormi dans sa baignoire, s'était écroulé dedans. En chantant, une dernière fois, de sa voix éraillée moribonde-saoule : Alternative Ulster. Nous ne nous dîmes pas bonne nuit. Et au matin, je partis très tôt. Nous ne nous dîmes pas au-revoir non plus. Dans le froid du matin, sac au dos, je marchais vers la gare routière pour redescendre à Dublin. Sur mes oreilles, un casque. Et dedans, la voix de Jake Burns. Substance inflammable. Alternative Ulster. 

6 commentaires:

  1. Cher Moine, voudra-tu me mettre de côté ce texte afin d'accompagner, dans un futur probable, l'interview de Jake Burns destiné à être publié dans cette revue qui sort si peu souvent ?

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  2. De côté, devant, derrière... Vous savez bien, mon cher DPC, qu'avec vous, c'est où tu veux quand tu veux.
    Amitiés fidèles.

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  3. Très joli texte, Moine.
    Il m'évoque un concert Toulousain des SLF en 1982, je crois, dans une salle du Taur (théâtre subventionné) qui en restée ravagée.
    En haut de la rue, des Teds qui avaient juré de se faire du keupon à coup de lames. En bas, des CRS qui réconciliaient tout public à grands coups de matraques.
    L'aventure au coin de la rue, quoi.
    Et le copain qui avait interviewé Jake Burns pour le fanzine "New Wave" concluant par "d'honnêtes pacifistes, quoi." (un peu léger comme jugement, à coup sûr)
    Quant à MDC, dont l'acronyme variait à chaque disque, ils furent un des groupes les plus sympathiques de l'époque.
    Bien à vous.

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    1. Au début des années 80, " Toulouse était un gros marécage et on a commencé à éliminer les moustiques en fermant les bars et en virant les concerts : c'étaient des punks, des skins, des rockers et quelques mods. Ils allaient tous aux mêmes concerts, se défonçaient et s'observaient pour se foutre sur la gueule avant la fin de la soirée. Fallait pas trop traîner sans ses potes ou partir pisser un coup tout seul ! " (Polo Garat, interviewé dans AMER n° 5, décembre 2011).
      CQFD, cher Jules.
      Amitiés.

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    2. Belle image.
      Il y manque l'interdiction pendant plus de deux ans des concerts (ce qui fit la fortune d'une boite de nuit gersoise située à 35 bornes de la ville) due aux affrontements systématiques entre public refusant de payer sa place et un service d'ordre type KCP. Little Bob en a tiré un "Riot in Toulouse".
      Il y manque aussi l'évocation de groupes d'énervés qui rythmaient la vie de la cité par leurs sabotages incendiaires ou explosifs à l'époque où même la presse aux ordres parlait "d'attentats non-violents" (il était hors de question de s'en prendre à l'intégrité physique de quiconque).
      Le tout ponctué de manifestations qui se devaient d'aller à l'affrontement.
      Aucune nostalgie là-dedans.
      Juste qu'à l'époque où "même les mémés aimaient la castagne", cette ville avait une bien meilleure gueule.
      Au plaisir de vous lire.

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  4. La nostalgie n'est pas un gros mot, cher Jules.
    C'est l'avenir.

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