« La notion selon laquelle Éros et Agapé peuvent être après tout la même chose, non pas qu'Éros soit Agapé, mais parce qu'Agapé est Éros, peut paraître étrange après presque deux mille ans de théologie. Il ne semble pas non plus justifiable de se référer à Platon comme défenseur de cette identification, Platon qui introduisit lui-même la définition répressive d'Éros dans l'arsenal de la culture occidentale. Cependant Le Banquet contient la célébration la plus claire de l'origine et de la substance sexuelles des relations spirituelles. Selon Diotima, Éros conduit vers le désir d'un beau corps vers un autre et finalement vers tous les beaux corps car "la beauté qui réside en tel ou tel corps est soeur de la beauté qui réside en un autre", et "ce serait le comble de la folie de ne pas faire tenir pour une et identique la beauté qui réside dans tous les corps." (Banquet, 210 b). À partir de cette sexualité vraiment polymorphe surgit le désir de ce qui anime le corps désiré : la psyché et ses manifestations diverses. Il y a une ascension continue depuis l'amour corporel d'une personne jusqu'à celui des autres, jusqu'à l'amour du beau travail et du beau jeu (epitédeumata), et finalement jusqu'à l'amour du beau savoir (Kala mathémata). Le chemin d'une "culture supérieure" passe par le véritable amour des garçons (orthôs paiderastein). La "procréation" spirituelle est l'oeuvre d'Éros tout autant que la procréation corporelle, et l'ordre juste et vrai de la Polis est aussi érotique que l'ordre d'amour juste et vrai. Le pouvoir culturo-génétique d'Éros est la sublimation non-répressive : la sexualité n'est ni détournée de son objectif, ni bloquée en lui ; en atteignant son objectif, elle le transcende plutôt jusqu'aux autres, recherchant une satisfaction plus totale.
À la lumière de l'idée d'une sublimation non-répressive, la définition freudienne d'Éros selon laquelle il tend à "organiser la substance vivante en unités toujours plus vastes afin que la vie puisse être prolongée et amenée à un développement supérieur " (Freud, Collected Papers) assure une signification accrue. L'impulsion biologique devient une impulsion culturelle. Le principe de plaisir révèle sa propre dialectique. Le but érotique de conserver tout le corps comme sujet-objet de plaisir appelle le raffinement continuel de l'organisme, l'intensification de sa réceptivité, le développement de sa sensibilité. Le but produit ses propres projets de réalisation : l'abolition du travail, l'amélioration du milieu, la victoire sur la maladie et le vieillissement, la création du luxe. Toutes ces activités découlent directement du principe de plaisir, et en même temps, elles constituent le travail associant les individus en "unités toujours plus vastes" ; n'étant plus confinées à l'intérieur de la domination mutilante du principe de rendement, elles modifient l'instinct sans le détourner de son but. Il y a sublimation et donc culture ; mais cette sublimation agit dans un système de relations libidinales croissantes et durables qui sont en elles-mêmes des relations de travail. »
(Herbert Marcuse, La transformation de la sexualité en Éros, dans Éros et Civilisation).