lundi 22 avril 2013

Sam Millar, dans la noirceur des os.


Honnête, sympathique et efficace polar que ce Poussière tu seras, œuvre de Sam Millar publiée en Français chez Fayard Noir voilà déjà quelque temps (2009) dans une traduction tout à fait satisfaisante de Patrick Raynal, et rééditée ces jours-ci dans une version de poche simplement expurgée dune quinzaine deuros.
Il serait évidemment possible ici de s’extasier – à l’infini – sur la bonne fortune finale de M. Millar, ancien militant de l’IRA ayant purgé, pour services rendus à la cause, une quantité infernale d’années de prison et de sévices annexes, avant de se voir désormais bombardé nouveau chef de file indiscuté du roman noir irlandais (ou « Hibernian », comme diraient les regrettés Molly Maguires). Nous nous bornerons à cette banalité de base déjà énoncée par J.-P. Manchette dans sa célèbre préface au Je m’appelle Reviens d’Alexandre Dumal, et selon laquelle – en substance – celui qui sait vivre saura aussi écrire, quitte à susciter çà et là, à ce sujet, quelque jalousie bien légitime chez les écrivains sans histoires (c’est-à-dire professionnels). Deux courts extraits de Poussière tu seras suffiront à donner une idée de cette attitude de Sam Millar en face des exigences fort voisines de la vie et de l’écriture. « Il est des gens, écrit notre homme, qui apprennent à vivre dans l’adversité ou, du moins, à éviter d’aggraver un problème par un autre». « L’autopréservation, précise-t-il plus loin avec le même détachement analytique, particulièrement quand la mort approche, est le plus puissant aiguillon de la vie. »
On trouverait aisément ce genre de sentences chez un Eddy Bunker, par exemple, ou un Harry Crews. La description, d’ailleurs, par ce dernier d’une castration artisanale au coupe-chou (dans La foire aux serpents) serait à rapprocher du traitement subi – et découvert à la fin de son livre – par un personnage de Millar. Les envolées tourmentées, les délires quasiment lautréamontesques n’étaient point exclus de la méthode certes très « behaviouriste » de Crews. Jim Thompson, de même, pouvait se montrer tout à la fois furieusement précis et troublement inspiré.
Le phénomène est le même ici. Mais les gens que nous venons de citer étant des Américains, Millar, élevé comme eux à l’école du grotesque, aura puisé quant à lui dans une forme de classicisme gothique l’essentiel de ses (grandes) capacités d’horreur.
C’est dire, d’abord, si les thèmes, la manière et les protagonistes de Poussière tu seras peuvent également se voir présentés comme rugueux, voire rudes. C’est reconnaître, secondement, que cette violente simplicité du style ne lui ôte aucune force d’évocation, qu’elle vise juste, prosaïquement, à ne point se perdre en route, à conserver intacte la puissance d’épouvante et de surprise que l’auteur manifeste. 

L’histoire est simple. Et terrifiante. Jack Calvert, ancien policier désespéré d’avoir tué sa femme au cours d’un accident de la route, et rongé par le remords et l’alcoolisme, vit seul avec son fils adolescent. Celui-ci, un jour, après une dispute, disparaît. Dans le même temps, un décor social est campé, guère reluisant. Une fillette a – elle aussi – disparu. Un barbier bigot amène en tremblant sa dose quotidienne d’héroïne à la junkie dont il partage la vie, qui le domine et lui inflige, en retour, sous une douche glacée, d’impressionnants supplices à base de gommage de peaux mortes amélioré. Un clochard découvre, dans un ancien orphelinat en ruines, des cadavres fort mal en point, dont l’un décapité et sobrement muni d’une barre de fer rouillée, enfoncée dans l’anus…
Bref, ce genre de choses.
Baudelaire n’admettait, on s’en souvient, qu’une esthétique de la sécheresse, capable de discipline, de s’interdire d’excéder la capacité d’attention du lecteur, forcément limitée. Millar, suivant là ce précepte à la lettre, nous présente une litanie d’événements et de portraits en de très courts tableaux (quelques pages) fort rapprochés, multipliant – sans se disperser – points de vue et sources d’angoisse diverses. Tous ces faits finiront par converger et s’expliquer, enfin, par le projet de vengeance d’un enfant autrefois violé et martyrisé par la bonne société de la ville de Belfast, avec la complicité et le soutien d’une partie de l’Église et de la Police.

Ceux qui attendent, en dépit de cet aspect disons moraliste de l’œuvre, une critique sociale des institutions en seront cependant pour leurs frais. Le Belfast décrit par M. Millar brille par son abstraction. À vrai dire, la ville et la forêt à proximité, qui sert de théâtre à moult scènes macabres du livre, se ressemblent étrangement, symboles de la rectitude mécanique de destins parallèles, qui – donc – ne se croisent pas (Jack et son fils, Jack et Sarah) ou, quand ils se croisent, provoquent, par-delà bien et mal, quelque sordide explosion de sang, de terre et de foutre, les animaux (lapins, corbeaux) et les hommes partageant également, à l’aune des pires souffrances imaginables, semblable indistinction. On trouvera bien, dans Poussière tu seras, quelques saillies conjoncturelles (si l’on ose l’expression) un peu maladroites contre la pédophilie, l’impuissance de la Justice ou d’autres fléaux médiatiques du jour. Mais elles se trouvent vite tempérées, voire annulées par la poursuite presque sereine – allègre ! – de l’intrigue. Si bien que le livre à thèmes, lourdement édifiant ou documentaire, est fort heureusement évité. Il ne reste – sous nos yeux hallucinés – qu’un paysage brumeux (parsemé de neige, de drogue, d’étangs gelés, et d’ossements), un paysage de rêve, hanté de spectres tous chargés de raisons (obscures) de se causer du mal les uns aux autres. Un rêve blafard d’où l’on se voit tiré sèchement de temps à autre par quelque intervention, quelque incision scientiste ayant, de notre point de vue, pour objet le rétablissement de l’humanité dans sa dignité. Telle serait la fonction, par exemple, d’un personnage comme le médecin-légiste Shaw, qui ne cesse d’en appeler à la froide lucidité – contre l’émotion débilitante – en face de cadavres pourtant franchement épouvantables, à force d’être hautement dégradés. Ce rappel à la froideur productive est aussi le fait régulier de Jack Calvert lui-même, confronté au devoir de lucidité s’il entend retrouver son fils, d’une part, tout simplement survivre (à la fin de l’œuvre) d’autre part. On pense là, bien entendu, au Nécropolis, de Herbert Liebermann, dans lequel un ponte légiste New Yorkais se retrouve, comme on sait, brutalement confronté à la perspective de se coltiner bientôt, en tant que professionnel, le cadavre de sa propre fille.
Mais tout cela évoque également – et surtout – Edgar Poe, et cette tendance gothique moderne dont nous avons déjà parlé, faisant le lien entre l’univers onirique, ses délires les plus poussés, grotesques et horrifiques, et l’exigence de précision, de rationalité la plus absolue. Les références à Poe sont d’ailleurs transparentes : l’un des protagonistes se nomme William Wilson, la figure du corbeau ouvre et ferme l’ouvrage, Adrian – le fils de Jack – croit voir nettement, dans une forêt, une femme qui s’en révèlera une autre… Le nom même de Jack Calvert, le héros (alcoolique, comme l’écrivain américain), est un rappel du lieu (Calvert Street, à Baltimore) où Poe est censé avoir trouvé la mort. Au-delà de ça, plus fondamentalement, on sent chez les flics et détectives ici mis en scène le même plaisir intellectuel simplement pris à résoudre un problème, à mener correctement une enquête objectivement stimulante, qui s’exprimait déjà dans La lettre volée, Le scarabée d’or ou Double assassinat dans la rue morgue. C’est ce qui fait de Poussière tu seras une ouvre hybride, entre thriller et polar. La résolution de l’énigme – laquelle amène dans le thriller le rétablissement d’un ordre dont le déséquilibre soudain provoquait l’inquiétude – y provoque plutôt le retour au monde intégralement pourri faisant le décor ordinaire du polar (on s’attend en effet, à la fin du livre, à des révélations fracassantes quant à l’ampleur gigantesque de cette affaire de viols pédophiles organisés par, et au profit des piliers traditionnels de la société bourgeoise).
Le symbolisme, quand il tombe ainsi entre de bonnes mains, fait la preuve de ses grandes tendances égalitaristes. Gustave Moreau rend les hommes égaux devant les somptuosités mixtes qu’il déploie, empruntées par ses soins à toutes les mythologies, toutes les Histoires, sans qu’il soit précisément besoin d’être un historien, ni quelque autre savant patenté que ce soit, pour commencer à les admirer, et en jouir. L’égalité radicale des hommes devant le Rêve, devant ses charmes et pouvoirs nébuleux est une idée sublime, dont Sam Millar, ici, se sera fait sectateur.
À cette précision près, bien entendu, que le Rêve qu’il aura choisi s’avère un éprouvant cauchemar. 

2 commentaires:

  1. Au début du paragr. qui commence par "Ceux qui attendent, en dépit de cet aspect..." :

    "...pour leur frais." Je mettrais un 's' à 'leurs'.

    (Inutile de conserver ce commentaire, c'était juste pour vous signaler cette petite faute.)

    Au plaisir.

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  2. Vu et corrigé. Merci de votre vigilance d'Argos.

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