lundi 29 novembre 2021

Y avait pas une autre lettre de l'alphabet grec (plus indiquée qu'Omicron) pour baptiser le nouveau variant COVID ?

Grosse paire de clowns

«Ce jeune baryton-décorateur aimait à se donner des airs de monsieur pas commode. Il n'était pas grand, ce qui me parut nuire à sa carrière, mais il marchait comme une terreur, c'est-à-dire avec un balancement des épaules capable de donner à sa tête un élan irrésistible. Tout son corps n'était que catapulte quand on le voyait venir au bout de la rue Saint-Vincent au rendez-vous de la bande. En réalité il était peu combatif et se contentait de disparaître quand la bagarre s'annonçait.

Ci-dessus, à l'extrême-droite : pipe scoufflaire «tradi»(détail).

Quand je l'ai connu il était lié par l'intérêt et la camaraderie de costume à un grand garçon blond et diabolique, flegmatique et spirituel, que l'on appelait P... P... pouvait fumer une pipe Scoufflair [sic] pendant près d'une heure sans la laisser s'éteindre, c'est dire à quel point il parvenait à dominer ses mouvements et ses émotions. Il se promenait avec C... et tous deux ressemblaient à une paire de clowns lâchés en liberté...»

(Pierre Mac Orlan, Villes)

mardi 23 novembre 2021

Cadix


Grève émeutière en cours des métallurgistes, pour des augmentations de salaire. 
Dans le respect notable des gestes-barrière.
Et de la distanciation sociale. 

jeudi 11 novembre 2021

Intelligence et entropie



Dans son Journal clinique, Sándor Ferenczi note, en date du 24 janvier 1932 :

«Du mimétisme. Comment la couleur de son milieu est-elle imposée à une espèce animale ou végétale ? Le milieu lui-même (régions arctiques) n'a aucun avantage à colorer la fourrure de l'ours en blanc : il n'y a que l'ours qui en profite. Cependant, théoriquement, ce n'est pas impossible qu'un attribut commun supérieur comprenne à la fois l'individu et son milieu, par exemple que la tendance générale de la nature vers un état de repos en tant que principe supérieur soit perpétuellement à l'œuvre pour niveler la différence entre accumulation de danger et de plaisir. Ce principe fait que le milieu cède à l'individu sa couleur propre et aide l'individu à revêtir la couleur extérieure. Un exemple intéressant d'interaction réussi entre tendances égoïstes et universelles ─ collectivisme individuel».

On reconnaît là la force et les faiblesses de l'hypothèse freudienne d'une pulsion de mort éventuellement partagée par l'ensemble du vivant. La supposition d'une «tendance générale de la nature vers un état de repos» va ici de pair avec la reconnaissance intuitive d'une interaction universelle de «systèmes partiels» (chaque animal faisant face à tous les autres), cette interaction tendant au nivellement, à l'équilibre entropique, à la désagrégation desdits systèmes partiels, c'est-à-dire à leur destruction finale au profit d'un système global homéostatique : le fameux état de «repos» (et d'indifférenciation) évoqué par Ferenczi. Bref, ce qui se trouve imaginé en l'occurrence n'est autre que le terminus d'un procès impliquant la disparition par suicide collectif du vivant, programmée par le vivant lui-même suivant une espèce d'agenda mystérieux (mourir à son heure et à ses conditions seulement, pas celles imposées par le milieu extérieur), dont Freud était le premier à reconnaître le caractère d'hypothèse à la fois féconde et métaphysique.
Deux éléments sont absents de l'intuition ferenczienne illustrée par l'exemple de l'ours : l'intelligence, d'abord (l'ours est en effet un vertébré, un animal doté par l'évolution d'un cerveau, d'yeux, d'un système nerveux central complexe, autrement dit un vivant défini par une capacité perceptive et active très singulière et élevée, bien différente de celle de la bactérie ou de la méduse) ; et, d'autre part,  la prédation (Ferenczi ne parle, pudiquement, que de ce «milieu» qui ne «profiterait pas», lui, de ce privilège chromatique octroyé à l'ours blanc : il ne parle pas, plus concrètement, de ces phoques qui se font attaquer et dévorer par ce dernier, constituant (avant l'évolution anthropocénique, du moins) l'essentiel de son menu ordinaire. En réalité, ces deux facteurs n'en font évidemment qu'un : la haute intelligence de l'ours et sa capacité de prédation (ainsi, bien entendu, symétriquement, que la haute capacité perceptive de sa proie, permettant la fuite éventuelle du phoque) apparaissent ensemble

Les biologistes situent précisément cette explosion conjointe de l'intelligence animale et de l'interaction agressive des formes de vie à la période du Cambrien (soit de −540 à −485 millions d'années). Témoignerait de cette «explosion cambrienne» un déchaînement fabuleux de l'inventivité morphologique aujourd'hui conservée dans les innombrables restes fossiles légués par cette période. Comme y insiste Peter Godfrey-Smith, spécialiste des poulpes, le Cambrien voit, relativement aux périodes précédentes, le corps des animaux se transformer efficacement, à l'aune de l'agressivité généralisée et donc de l'intelligence adaptative que cette agressivité implique : 

«Durant le Cambrien, les animaux deviennent partie intégrante de la vie des autres. D'une façon neuve, notamment par le biais de la prédation. Cela signifie que lorsqu'un organisme donné évolue, l'environnement des autres organismes est modifié, et ceux-ci évoluent en retour. À partir du début du Cambrien, la prédation existe sans aucun doute, et avec elle, tout ce qu'elle encourage : l'identification, la chasse, la défense. Quand une proie commence à se cacher ou à se défendre, les prédateurs améliorent leur aptitude à traquer et à soumettre, suscitant chez la proie d'ultérieures techniques défensives. Dès lors, une "course aux armements" commence. Dès le début du Cambrien, les fossiles des corps animaux présentent tout ce qui n'existait pas durant l'Édiacarien, des yeux, des antennes, et des pinces. L'évolution des systèmes nerveux prend une nouvelle direction.»
(Godfrey-Smith, Le prince des profondeurs ou L'intelligence exceptionnelle des poulpes, pp. 64-65 )

Nous reparlerons dans un instant de l'âge précédant justement le Cambrien, ce fameux Édiacarien. Mais à l'adresse de ceux qui se refuseraient à parler d'un accroissement général de «l'intelligence» caractérisant corrélativement cette montée en puissance de la prédation, l'auteur poursuit en ces termes : 

«Cette imbrication des vies et ses conséquences évolutives sont dues au comportement et aux mécanismes qui le contrôlent. À partir de ce moment, l'intelligence évolue en réponse à d'autres intelligences.
Vous m'objecterez peut-être que le terme "intelligence" est impropre. Je ne discuterai pas de la question dans ce chapitre. Ce qui est certain, c'est que les sens, les systèmes nerveux et les comportements de chaque animal commencent à évoluer en réponse aux sens, aux systèmes nerveux et aux comportements d'autres animaux. Les actions d'un animal créent des opportunités pour certains et des contraintes pour d'autres. Si un anomalocaride de 1 mètre de long est en train de fondre sur vous comme une blatte géante avec ses deux pinces articulées prêtes à vous saisir, c'est une très bonne chose de savoir ce qui se passe et de prendre la fuite » (ibid., p. 68).

                                    Ci-dessus : Anomalocaridus Zemmouris (détail)

L'intelligence apparaît donc inséparable de la lutte pour la survie, laquelle, elle-même, se trouve implacablement indexée à l'augmentation des interactions. Qui dit rapports intensifiés entre les vivants dit aussi hostilité et donc augmentation de l'intelligence : «le comportement s'oriente vers autrui, avec l'observation, la capture, la fuite» (ibid., p.67) ; «Dès le début du Cambrien, nous trouvons des fossiles qui arborent les instruments de cette interaction : des yeux, des pinces, des antennes» (id.). Certes, «ces animaux sont aussi mobiles : ils ont des pattes et des nageoires. Ces dernières ne sont pas la preuve qu'un animal interagit avec les autres» (id.). Mais il est hors de doute que tendances agressives, interaction et intelligence se développent ensemble : «les pinces ne laissent quant à elles aucune place au doute» (id.). Chaque vivant, autant qu'il est en lui, pourrait-on ainsi écrire en détournant légèrement Spinoza (Éthique III, Proposition VI), s'efforce de persévérer dans son être. Et l'intelligence (essentiellement adaptative, hostile ou défensive) ne serait que le moyen de cet instinct de conservation. 

Par contraste, l'âge immédiatement antérieur au Cambrien : l'Édiacarien (−635 à −541 millions d'années) est souvent baptisé par les spécialistes du nom de «Jardin», évoquant l'Éden paisible de la Genèse : durant cette période, en effet, si on se fie à l'analyse des formes de vie fossilisées qui y correspondent, «ces créatures ne semblent pas avoir eu d'organes sensoriels développés et complexes : pas de grands yeux ou d'antennes. Ils avaient probablement une sorte de réactivité à la lumière  et aux substances chimiques, mais leur investissement dans ces outils est resté, autant que nous puissions en juger, limité. On ne trouve pas non plus de pinces, de piques ou de coquilles : pas d'armes ni de boucliers. Leurs vies étaient apparemment dépourvues de conflits et de relations complexes, ce qui explique l'absence d'outils normalement élaborés pour gérer ce genre d'interactions» (ibid., p. 62). Et quoique il soit «certain que les édiacariens étaient en compétition les uns avec les autres d'un point de vue évolutif, ce qui est inévitable dans un monde d'organismes qui se reproduisent», néanmoins, «les formes les plus évidentes d'interaction entre organismes semblent absentes» : les édiacariens «grignotaient leur tapis [de bactéries et de microbes couvrant le fond des océans], filtraient l'eau pour obtenir de la nourriture et se déplaçaient parfois, mais si l'on en croit les preuves fossiles ils n'interagissaient quasiment pas» (id.). Et si les expressions de paix généralisée, ou d'harmonie, sembleraient évidemment impropres pour qualifier cet âge d'or du vivant, en suggérant «l'existence d'une forme d'amitié ou de trêve», il n'en reste pas moins, objectivement, explique Godfrey-Smith, qu'«en résumé, l'Édiacarien n'était en aucun cas un monde où régnait une "loi de la jungle" archaïque. Le paléontologiste américain Mark McMenanim évoque à son sujet, dans une expression demeurée célèbre, "le Jardin d'Édiacara" (...), jardin d'êtres relativement indépendants et tranquilles, "des navires qui passent dans la nuit" (id.).»

Qu'on se retourne, à présent, vers l'ours blanc de Ferenczi, en mesurant ce que le tristement célèbre «réchauffement climatique» induit par l'activité intelligente de l'espèce humaine signifie pour lui. Pour lui et pour nous, il semble tentant d'oser cette hypothèse voulant que l'intelligence et l'entropie ne soient que les deux faces d'une seule et même pièce matérielle, et que la vie tende à se décomposer à mesure qu'elle se complexifie, que le rapprochement (formant un «milieu» partagé) de systèmes prédateurs partiels tende non seulement à entraîner la mort du système le moins «intelligent» mais également, non moins inéluctablement, la disparition de son adversaire victorieux. L'avenir appartiendrait-il alors aux éponges, aux méduses ? (ces dernières sont en tout cas les seules bénéficiaires avérées de l'acidification actuelle des océans et de la transformation progressive conjointe de ceux-ci en poubelles à plastique géantes). La fameuse «pauvreté de l'animal en monde», stigmatisée par Heidegger dans un passage célèbre, s'accompagne aussi (Von Uexküll le rappelait) d'une capacité renforcée de certitude pratique, d'absence de doute, et donc, paradoxalement, d'une meilleure résistance active au péril. En sorte que le triomphe de l'Intelligence complexe, de la Raison, se présenterait toujours comme une victoire à la Pyrrhus. Au point que l'Édiacarien (car la vie continuera évidemment après nous) constituerait comme un modèle passé néanmoins plein d'avenir : utopique (rappelons la portée subversive, pour nous, de la pulsion de mort océanique). Au point, plus radicalement encore, d'un point de vue thermodynamique, que la seule question intéressant la vie tordra généreusement avec pertinence l'interrogation métaphysique classique : pourquoi donc devrait-il y avoir quelque chose d'intelligent plutôt que rien ?         
  

jeudi 4 novembre 2021

Ce grand remplacement transcendantal : la Vie !

«Maintenant ils étaient vieux, ils étaient tout usés, "comme de vieux meubles qui ont beaucoup servi, qui ont fait leur temps et accompli leur tâche", et ils faisaient parfois (c'était leur coquetterie) une sorte de soupir sec, plein de résignation, de soulagement, qui ressemblait à un craquement.
Par les soirs doux de printemps, ils allaient se promener ensemble, "maintenant que la jeunesse était passée, maintenant que les passions étaient finies", ils allaient se promener tranquillement, "prendre un peu le frais avant d'aller se coucher", s'asseoir dans un café, passer quelques instants en bavardant.
Ils choisissaient avec beaucoup de précautions un coin bien abrité ("pas ici : c'est dans le courant d'air, ni là : juste à côté des lavabos"), ils s'asseyaient - Ah ! ces vieux os, on se fait vieux. Ah ! Ah !" - et ils faisaient entendre leur craquement.
La salle avait un éclat souillé et froid, les garçons circulaient trop vite, d'un air un peu brutal, indifférent, les glaces reflétaient durement des visages fripés et des yeux clignotants.
Mais ils ne demandaient rien de plus, c'était cela, ils le savaient, il ne fallait rien attendre, rien demander, c'était ainsi, il n'y avait rien de plus, c'était cela, "la vie".
Rien d'autre, rien de plus, ici ou là, ils le savaient maintenant.
Il ne fallait pas se révolter, rêver, attendre, faire des efforts, s'enfuir, il fallait juste choisir attentivement (le garçon attendait), serait-ce une grenadine ou un café ? crème ou nature ? en acceptant modestement de vivre - ici ou là - et de laisser passer le temps».

(Nathalie Sarraute, Tropismes)