Ératosthène enseignant à Alexandrie, par Bernardo Strozzi.
Voilà ce que nous avons à affronter. L'alliance d'un obscurantisme théologique classique, d'une part : ennemi séculaire de la science «au passé anti-esclavagiste» (Marx), et d'une détestation contemporaine, post-moderne, d'autre part, de la vérité, absurdement conçue en soi comme instrument de domination, comme «savoir-pouvoir». Là où la critique légitime de l'idéologie, autrefois, révélait comme constructions mensongères les prétendues vérités du pouvoir, le foucaldisme dominant, en particulier (n'ayant désormais que faire de la critique anti-idéologique, par exemple marxienne) considère la vérité elle-même, et toute prétention rationnellement motivée à l'atteinte d'une vérité, non seulement comme impossibles mais encore comme critères discursifs suffisants de la présence de la domination, du pouvoir ou d'une volonté de pouvoir. La chose a évidemment des conséquences dévastatrices au plan logique. Si l'ambition de vérité, d'abord, devient la marque exclusive du pouvoir, son critère distinctif, comment prétendre alors que ce discours même que je tiens ici, fustigeant la vérité, puisse lui-même être vrai ? Tel est le fameux paradoxe crétois dit du Menteur, plombant l'affirmation suivante, laquelle en vient naturellement à s'autodétruire : « Tous les hommes sont menteurs » (sous-entendu : y compris moi-même, qui prétend dire, et dis en cela... la vérité). Ensuite, la confusion, en l'espèce, 1°) du discours se donnant seulement pour la vérité (en attendant, éventuellement, d'être réfuté : soit par la progression historique du discours scientifique sur telle ou telle question, soit par la révélation publique — évoquée plus haut — que ce discours s'étant jusqu'ici donné pour vrai n'était en fin de compte qu'un discours idéologique faux, seulement destiné effectivement à asseoir une domination quelconque), et 2°) du discours vrai lui-même, cette confusion assumée par Foucault (surtout dans son cours au Collège de France de 1971), notamment au nom de Nietzsche — ce que Jacques Bouveresse, entre autres, fervent nietzschéen, aura présenté comme un abus, sinon comme une insupportable imposture intellectuelle — fait bel et bien le lit de l'obscurantisme actuel. Cette identification programmatique du discours vrai et du discours tenu-pour-vrai procède de l'occultation de ce qu'un enfant de sept ans apercevrait parfaitement : à savoir qu'une vérité objective précède (dans le temps et logiquement) tout discours pouvant éventuellement être ou non tenu sur elle. Je peux en effet découvrir (et comprendre) ou pas que 2 + 2 = 4. Mais il n'en reste pas moins que cette vérité précédera nécessairement la connaissance que je suis éventuellement susceptible d'en prendre, et tout discours que je pourrai(s) tenir sur elle. Ce que suggère Foucault, c'est que cette vérité apodictique, établie, elle-même est une illusion, motivée par une volonté de domination, portée par celui qui détient le savoir, sur celui qui ne le détient pas. À accepter cette hypothèse, à supposer même que cela soit, et que le savoir procède a priori d'une volonté autre que celle du pur savoir (en l'occurrence, donc : d'une volonté, plus ou moins inconsciente à son sujet, de domination), il n'en reste pas moins que ce ne seraient, alors, que les voies de la vérité seules qui devraient être questionnées et soupçonnées, pas la vérité elle-même. Celle-ci ne bouge pas. Elle existe, qu'on l'atteigne, qu'on puisse même l'atteindre ou non, qu'elle soit ou non inaccessible (pour telle ou telle raison). C'est là exactement la position de Nietzsche (grand adorateur de la vérité), contre Foucault le sceptique radical (et foireusement littéraire, il faut bien le dire). On peut bien, suggère Nietzsche, vouloir la vérité pour de bonnes ou de mauvaises raisons (en tous cas des raisons n'ayant rien à voir avec cette prétendue recherche désintéressée de la vérité dont on essaie de se convaincre soi-même et de convaincre les autres). Il n'empêche que la question de l'atteinte effective ou non de celle-ci se distingue, une fois encore, de la question des raisons, des moyens ou des voies qui l'auront fait chercher. Si un prêtre, motivé par une volonté cléricale, partisane, de vérité (plutôt que par l'amour désintéressé de celle-ci), découvre néanmoins une vérité authentique (du type 2 + 2 = 4), sa volonté de vérité, alors, certes, peut bien être mise en accusation, mais pas la vérité objective elle-même à laquelle cette volonté aura abouti (par accident, en quelque sorte). C'est la confusion terrifiante de ces deux niveaux que Foucault et ses potes de la French Theory auront défendue dans le passé récent, et défendent encore avec des nuances diverses, explicables — pour le coup — par des stratégies diverses de conquête de pouvoir spectaculaire (impliquant un projet concurrentiel d'originalité scandaleuse universitaire).
Parfaitement d'accord, en attendant, avec l'irrationalité générale du système capitaliste, cette alliance des obscurantismes classique (religieux) et contemporain (post-moderne) prospère en outre sur le néo-analphabétisme ravageur promu par le libéralisme économique et existentiel, celui des réseaux sociaux, du narcissisme organisé, aboutissant à la déchéance systématique — tant dans les populations pauvres (sans défense aucune) que riches (ces dernières disposant encore de quelques antidotes archéo-culturels, permettant d'assurer leur distinction sociale et le maintien de leur pouvoir de classe sur les premières) — de toute pensée critique autonome. Cette haine de la vérité appelle, de fait, de manière immanente des solutions fascistes, islamistes, et plus largement mythologiques, à la perte massive de contrôle sur sa vie de chacun, à l'impossibilité objective de comprendre désormais quoi que ce soit de total à la situation du monde, à la soumission nécessaire aux pseudo-explications parcellaires censées en rendre raison, et à la souffrance, à la frustration immense résultant de cet état de fait. Le différentialisme, forme positive de cette haine de la vérité scientifique (forcément identique pour tous, donc « dominatrice », et pourquoi pas « fasciste », etc) se marierait ainsi à merveille avec une variante de certain hymne néo-libéral bien connu, selon laquelle, en matière de vérité aussi, chacun fait fait fait ce qui lui plaît plaît plaît...
Et c'est ainsi, ma bonne dame, que la Terre est plate.
Plate chez les basketteurs, chez les complotistes, chez les chanteurs de R'n'b, chez 10% de la population française, à en croire un récent recensement des aberrations populaires. Plate, évidemment, chez les islamo-fascistes (voir ci-dessous) qui veulent, rappelons-le, notre mort, notre éradication de la surface de cette Terre (plate, et autour de laquelle le soleil tourne, contrairement à ce que Aristarque de Samos ou Galilée avaient eu la naïveté — mâtinée aussi sans doute de quelque tendance pro-sioniste — d'enseigner à l'humanité). Seulement voilà. Nous ne nous laisserons pas, nous ne nous laisserons plus bouffer sans rien dire par ces crétins malfaisants. Qu'ils soient diplômés ou non. Savants en religion ou pas.
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« En Turquie, la morale islamique défie la raison »
Kadir, un artisan du quartier de Sisli, à Istanbul, qui fréquente assidûment la mosquée, n’a pas aimé cette dernière fatwa. « J’ai même songé un instant à porter plainte contre Diyanet ! Ma fille est gauchère, est-ce à dire qu’elle est un démon ? » Certes, Diyanet tolère l’usage de la main gauche pour ceux qui ne peuvent faire autrement mais, selon Kadir, « une telle stigmatisation des gauchers est contre-productive et rétrograde ». Ce n’est pas la première fois que les avis émis par Diyanet suscitent l’indignation de l’opinion publique. A l’automne, le site officiel de l’institution avait publié un « dictionnaire des concepts religieux », dans lequel il était énoncé que les petites filles pouvaient être mariées dès l’âge de 9 ans. Face à la colère qui s’était répandue comme une traînée de poudre sur les réseaux sociaux ainsi que dans les milieux kémalistes et laïcs, Diyanet a été forcé de retirer les passages contestés de son site, tout en jurant n’avoir jamais voulu dire cela.
Recep Tayyip Erdogan ne s’en est sans doute guère ému. Avec son numéro vert, sa page Facebook, sa chaîne de télévision, son budget colossal (l’équivalent de près de 2 milliards de dollars, soit 1,6 milliard d’euros) et ses 140 000 fonctionnaires, Diyanet est incontestablement la réussite idéologique la plus accomplie du président turc, au pouvoir depuis 2003. Musulman pratiquant, conservateur aux vues rétrogrades, surtout en ce qui concerne le rôle des femmes dans la société, Erdogan est accusé par le camp kémaliste de vouloir en finir avec les principes de laïcité en vigueur depuis la création de la République, en 1923. Quand il n’incite pas les femmes à faire « trois enfants au minimum », le voilà qui s’oppose à la contraception, condamne l’avortement, déclare « contre nature » l’égalité hommes-femmes.
Ces dernières années, son gouvernement a autorisé le port du voile islamique dans les universités, dans la fonction publique, au sein de l’armée et aussi dans le secondaire, dès la classe de sixième. Des cours d’initiation à l’islam sunnite sont désormais obligatoires à l’école publique ; depuis peu, des locaux réservés à la prière ont été systématiquement ouverts au sein des universités ; et, bien que la Turquie soit dotée de nombreuses mosquées (85 000), Diyanet a l’intention d’en construire de nouvelles au sein de quatre-vingts établissements universitaires du pays. De quoi faire rayonner une certaine vision du savoir et des sciences ?
« La Terre est plate », constatait récemment Tolgay Demir, le chef des jeunes stambouliotes au sein du Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur) dans un article publié sur le site du parti. Selon lui, ceux qui pensent que la Terre est ronde « se sont fait mener en bateau » par la « franc-maçonnerie » et par les « photos truquées » de la NASA. La palme de l’absurde revient sans conteste à l’universitaire Yavuz Örnek, qui s’est illustré en affirmant en direct, le 5 janvier, sur la chaîne turque TRT 1 que Noé avait pu joindre son fils au moyen d’un téléphone portable juste avant le Déluge. « Noé et son fils se trouvaient à plusieurs kilomètres l’un de l’autre. Le Coran dit que Noé a parlé avec son fils. Mais comment ont-ils pu communiquer ? Par quel miracle ? Nous pensons qu’ils ont utilisé un téléphone portable. » Une théorie que M. Örnek, qui prétend « parler au nom de la science », a tout le loisir d’enseigner aux étudiants de la faculté des sciences de la mer de l’université d’Istanbul, où il donne des cours.»
(« En Turquie, la morale islamique défie la raison », Marie Jégo, Le Monde, 25-02-2018)