Il y a des problème qui doivent se voir
résolus, d'autres qui ne souffriraient de l'être. Au premier de ces genres de
problèmes correspondraient, par exemple, les problèmes physiques ou
mathématiques, indissociables de certain souci pratique impérieux exacerbant
encore ce besoin de résolution. Je ne savais pas construire ma bombe atomique
méga-destructrice, ou mon barrage géant capable de noyer toute une forêt
primaire, ou ma plate-forme pétrolière suffisamment apte à bousiller un
écosystème marin richissime. Dès lors que je le sais, que mon problème est
résolu, qu'il a atteint sa fin, me voilà aussitôt délivré, heureux, libéré, comblé.
L'art offre l'exemple, contraire, d'une exposition de problème valant pour
lui-même en tant que problème, c'est-à-dire, subjectivement, comme angoisse et
souffrance maintenues. Au fondement
de l'art se trouve nécessairement une tension, une insatisfaction quant à
l'existant. Que cette insatisfaction soit ou non correctement aperçue -
consciente - c'est néanmoins sa reconduction exhibée sous forme de problème qui
désigne toute pulsion artistique authentique. La difficulté de l'affaire, bien
entendu, c'est que l'artiste est aussi toujours,
dans les conditions sociales actuelles le déterminant autant que tout autre
individu, une parfaite crapule, volontiers imbécile, prétentieuse, puante.
L'artiste se donnant comme tel, l'artiste hypostasié, isolé dans cette splendide
identité qu'il assume, et sublime dans son auto-position pathétique, combat
ainsi en lui-même l'autre artiste dont nous parlions à l'instant, exposant
malgré lui, dans son ouvrage, cette tension problématique, contradictoire, dont
la vie procède. En tout artiste, l'artiste et l'artiste se combattent ainsi jusqu'à
un certain point. L'art est à la fois toujours spontanément critique et
apologétique. Son intérêt réside précisément dans cette tension que rien ne
peut résoudre, l'artiste ne pouvant ni se voir abstraitement congédié ou
méprisé, ni célébré a priori. Entre tous autres arts, la
peinture est sans doute celui dont cet intérêt de tension apparaît le plus
élevé, parce que le plus durable. On peint depuis le paléolithique supérieur,
depuis Lascaux, et on peignait à Lascaux plutôt qu'on ne sculptait, ce qui
contredit l'ordre immanent d'un système immanent de développement des
Beaux-arts, tel que Hegel l'imagine. La sculpture accuse
pourtant, de manière évidente, une proximité plus grande avec la vie de
l'Homme, avec les trois dimensions de cette vie. La peinture, elle, renvoie à
une répression canonique de l'étendue
: elle s'en tient à la surface, aux seules longueur et largeur de la figure,
d'un contenu à exprimer. Or, si notre intuition est correcte, ce serait justement
dans la tension même provoquée par cette répression de la profondeur, dans la
frustration qu'elle induit, que la peinture représenterait adéquatement ce
besoin physique le plus titillé, le
plus pressant chez l'homme. Ce retour du refoulé de la profondeur qu'elle
signifierait en sa puissance (en ce matérialisme de la puissance) expliquerait
la force invincible spécifique à cette forme d'art : la profondeur (et la vie
humaine à laquelle cette dernière renvoie) s'y trouvant plus présente que
jamais précisément en tant qu'absente, en tant que refoulée. Chez Hegel, dans
son système des Beaux-Arts, le besoin de résolution de problème rencontre,
certes, la nécessité adverse que le problème demeure. Autrement dit, chez lui,
le besoin conservateur d'harmonie réconciliatrice et le besoin, critique et
négativiste, de discorde s'équilibrent : c'est pourquoi, à la peinture, succède
là un nouveau stade esthétique (la musique), reportant plus loin, plus haut, à
un niveau supérieur, la contradiction fondatrice en art (celle du contenu et du
sens, d'un côté ; de la forme expressive de l'oeuvre, d'autre part). La musique
irait ainsi plus loin encore que la peinture dans sa réduction de la matière.
Là où la peinture s'en serait tenue à ruiner la profondeur, conservant les deux
autres dimensions, la musique aurait franchement volatilisé toute la matière
restante, jusqu'à ne plus conserver de celle-ci qu'une pure trace d'onde
vibratile tremblotante (le son, la mélodie). En sorte que la peinture aurait
ainsi trouvé une forme, momentanée, de résolution,
contredite ensuite, à son tour, par l'exposé d'un nouveau problème (lui-même
réglable par l'intervention de la poésie, puis de la religion, puis du savoir
absolu philosophique). Mais, si l'on choisit, contre Hegel, d'en rester plutôt
au problème posé par la peinture elle-même, d'en assumer plutôt cette forme
problématique, d'en rester, par choix, à l'exposé problématique qu'elle
constitue excellemment, l'histoire esthétique d'évolution des méthodes et
options picturales apparaît sous un autre jour. Walter Benjamin, dans son Oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité
technique, comparant l'appréciation en quelque sorte transcendantale, par
le public, d'une toile de peinture et d'un film de cinéma, tire cette
conclusion, fort douteuse, que l'appréhension sociale et collective du second
introduirait forcément (contrairement au cas - nécessairement individualisé -
de la réception de la première), des médiations critiques bénéfiques, une sorte
de sain contrôle ou de censure collective heureuse de la réception esthétique
individuelle, équilibrant jouissance sensible et critique intellectuelle,
matière et forme du jugement esthétique. Le cinéma, dans cette force
d'équilibration, tendrait ainsi pour lui, de manière remarquablement fructueuse,
à une politisation de l'art opposée,
par Benjamin, à l'esthétisation du politique
portée, à ses yeux, par le fascisme. Dans la critique de ce dernier, Benjamin a
évidemment en vue le futurisme marinettien, auquel il s'en prend, d'ailleurs,
explicitement et brillamment, quoique de manière assez imprécise et finalement
inefficace, à la toute fin de son essai. Ce qui eût été, de notre point de vue,
passionnant, c'est plutôt, alors, l'étude serrée, comparée, des futurismes russe
et italien, selon une perspective simplement ébauchée ailleurs par Benjamin
dans son ouvrage : le désir inconscient,
au sein de l'avant-garde, de continuer la peinture pour elle-même, d'en
rester (de manière contrariée) à cette forme artistique particulière-même.
C'est au moment d'aborder le dadaïsme que Benjamin semble furtivement soupçonner,
tout-à-fait justement, en substance que le dadaïsme manifesterait au fond, par
sa déferlante d'outrances, d'excès, d'exagérations et de scandales, le besoin
de choc et d'impression sensible efficace, dont l'abandon bruyant de l'Art
(comprendre, en l'espèce : de l'Art pictural)
l'aurait laissé en premier lieu orphelin et désarmé. Les dadaïstes, délaissant
la peinture, n'auraient, selon Benjamin, d'un autre côté, pas encore pu
profiter, dans ce délaissement, des ressources techniques du cinéma pour réaliser cette énergie qui les habitait,
c'est-à-dire (nous en revenons toujours au même point) accomplir la synthèse,
la satisfaction, la résolution de toute cette tension de la forme et du contenu
portée au paroxysme problématique par l'art pictural à deux dimensions.
Contrairement, donc, aux prétentions bravaches des dadaïstes, cet abandon
historique de la peinture, de cette forme plastique, ne se serait pas accomplie
selon la positivité heureuse et
canaille dont elle se serait revendiquée et prévalue en face du vieux monde, à
coups de violents crachats euphoriques dans la gueule. Si l'on examine, par
contraste, le travail des futuristes russes, de quoi au juste s'aperçoit-on,
avant toute autre chose ? De ce simple fait que Malévitch et Tatline, en
particulier, choisissent d'en rester à la
peinture. Mais choisissant d'en rester à la peinture, c'est, cependant, à
la tension problématique, à ce grand matérialisme de la puissance, que le futurisme
russe entend désormais soumettre la peinture tout entière. Malévitch et Tatline
sculptent-ils, valident-ils l'insuffisance vitale de la peinture,
castrée, incontestablement, programmatiquement, de la profondeur et du relief ?
Au contraire, Tatline choisit de proposer ce qu'il nomme des contre-reliefs, c'est-à-dire des reliefs
débordant un cadre pictural de départ, lui-même, donc, formellement conservé comme cadre conditionnel de départ. Car pour
que la puissance et l'énergie révoltée de la matière puissent être dignement
aperçues et comprises, magnifiées comme elles le doivent, ce qui les opprime
d'abord doit aussi apparaître (soit :
ce qui les fait être, toute matière expansive se définissant par la répression lui étant opposée en premier
lieu), en d'autres termes : le cadre pictural doit être maintenu, et avec lui,
la peinture comme peinture. Rappelons que les travaux de Tatline sont
contemporains de l'explosion de recherches scientifiques, ou d'ingénierie, questionnant
à la fois la disparition visuelle de la matière, son éclipse
(électro-magnétisme, physique indéterminante, quantique, etc) et le
bouillonnement constructiviste des textures, des matériaux. C'est ainsi toute
cette énergie soudain cachée, ce retour du refoulé-caché de la matière que les
contre-reliefs tatliniens, débordant leurs cadres, manifeste en ayant, pour
cela, précisément, plus que jamais besoin de ce cadre de départ classique à
déborder. Sans cadre pictural classique conservé, pas de saillie énergétique,
violente, et explosive de la matière en mouvement. Le problème classique posé
par Hegel de la tension, en peinture, entre une matière picturale (les
couleurs, la texture) et un contenu de sens et d'idée se trouve ici reconduit à
nouveaux frais, actualisé. La puissance dynamique de la matière est encore plus
sensible chez Malévitch et c'est, à notre sens, chez lui, que nous trouverons
l'opposition la plus féconde, de ce point de vue, des futurismes russe et
italien. Dans un exposé du début des années 1920, Malévitch s'en prend
vertement au projet futuriste italien de représenter la vérité dynamique du
mouvement par le fractionnement pictural systématique, la décomposition technique
des gestes ou mouvements d'un chien qui court, d'une voiture lancée à pleine
vitesse, etc. Dans le cas de Boccioni et Balla, en particulier, chez qui ces
techniques sont soigneusement poussées, on notera que ce projet de restitution
dynamique ira, en certains cas, jusqu'à la pratique sculpturale : comme si ce
que Benjamin suggérait à propos des dadaïstes trouvait là sa vérification, à
savoir le besoin artistique ressenti, de manière immanente, d'une satisfaction,
d'une libération, d'une résolution synthétique de tension par passage à une forme d'expression nouvelle (sculpture ou
cinéma), supérieure à la peinture. Or que dit Malévitch à ce sujet (Malévitch
qui choisit, lui, d'en rester à la peinture) ? Que de cette façon, l'essence du
mouvement et du dynamisme ne se trouve pas atteinte. C'est que les futuristes
italiens n'intègrent, selon lui, que la dimension locale du mouvement, le mouvement comme pur changement spatial. Conformément aux définitions différenciées
d'Aristote, et quoi qu'il en dise, Malévitch se souvient, lui, de la charge
autrement vaste de la notion de mouvement, intégrant l'altération,
l'accroissement et la diminution internes. Bref : la force explosive de
développement de la matière. La puissance. La pulsion. La poussée expansive et
explosive continuelle de la matière. Comment mieux l'exprimer que sous la forme
d'un point, faisant ou non carré noir, ou d'un néant pictural de blancheur
occupant bientôt tout l'espace d'une toile, afin de mieux suggérer, sur fond
d'absence, cette poussée irrésistible sans substance ni existence aux yeux
d'autres qui, juste obsédés par le mouvement tangible, grossièrement visible,
repousseraient ces tentatives avec un mépris frustré, exigeant de la matière
qu'elle fournisse des preuves d'elle-même, qu'elle passe à l'acte, qu'on puisse, enfin, se soulager, en la voyant et touchant ? En sorte que Malévitch
et Tatline semblent ainsi, en même temps, confirmer de suprême manière, 1°) la
position indépassable de l'Art comme force de problème et d'insatisfaction
toujours reconduite et maintenue, 2°) la vanité - corrélative - de parvenir à
toute synthèse artistique, donc le besoin, pour l'artiste authentique
(c'est-à-dire déchiré) d'en rester à la peinture (quoi qu'on fasse de
celle-ci), comme forme d'art contradictoire et douloureuse par excellence,
propre plus que toute autre à exprimer cette contradiction dynamique, 3°) la
poussée ontologique irrésistible de la matière en général, entendue comme
puissance, excès perpétuel de l'être sur lui-même, excès posant essentiellement
l'être comme non-accompli, comme avenir, comme insatisfaction, comme utopie.