mardi 28 juin 2016

Adorno, Hegel et le Travail (3) Le système philosophique comme névrose


Suite et fin de notre étude d'Aspects, de T.-W. Adorno, texte important consacré notamment à la critique immanente de Hegel (Hegel contre lui-même, en quelque sorte), sous l'angle de son rapport, largement inconscient, à la notion de Travail...  

***

Pour Adorno, chez Hegel, «à chaque pas, la pensée rencontre la société sans jamais parvenir à se l'approprier comme telle, comme chose parmi les choses» (Aspects, p. 28). Se l'approprier, en l'espèce, signifierait com-prendre la société - basée et reproduite sur le travail collectif des hommes - comme contradiction déterminée entre, d'une part, des conditions particulières, historiques, d'organisation du travail social : celles imposées par la société bourgeoise, renvoyant à une équivalence abstraite et fausse (aux termes mêmes de la systématicité hégélienne) de tous les produits du travail, et, d'autre part, la réalité terriblement perceptible, objectivement incontestable, de la domination physique d'une telle équivalence abstraite : «Le principe de l'équivalence du travail social fait de la société au sens bourgeois moderne un abstrait et, en même temps, ce qui est le plus réel, tout comme Hegel l'enseigne de l'emphatique concept du concept.» (id.). 
L'ambiguïté adornienne du concept d'objectivité est ici sensible. Ladite objectivité procède en effet à la fois, chez lui, de la réification propre à la société de classe et (en tant que ce qui échappe, malgré tout, à la prétention du sujet en régime idéaliste, à cette « rage idéaliste » identificatoire dénoncée par Adorno comme maladie originaire de la raison : ce qui lui échappe comme primat reconnu à l'objet in-compréhensible) de la trace - ultime - d'un autre usage possible, non-dominateur, de la raison.

Ce que Lukács identifiait dans Histoire et conscience de classe comme hiatus, comme excédent in-compréhensible au sein des systèmes quantitativistes du XVIIème siècle (dont Spinoza fournit l'exemple-type) reflétant la nouvelle systématicité d'un monde marchand évacuant toute réalité non-mathématisable (refoulant la catégorie de qualité), Adorno semble en sentir précisément, chez Hegel, le retour (sous forme de trace inconsciente d'elle-même) dans l'assomption névrotique même du système totalisant : le «travail» hégélien insistant de manière bien trop suspecte sur cette obligation d'intégration abstraite, de négation consciemment fanatique de ses – pourtant très irréductibles – caractéristiques de singularité, d'aliénation, de souffrance individuelle humaines : « Il n'y a rien dans le monde qui n'apparaisse à l'homme autrement que dans et par le seul travail, (...) seule la prise de conscience de tout cela pourrait conduire la dialectique au-delà d'elle-même, et c'est précisément cette prise de conscience qui lui est refusée (...), l'hypostase du travail en absolu est en effet celle du rapport de classes. Une humanité libérée du travail serait libérée de la domination. C'est ce que sait l'esprit sans avoir le droit de le savoir [souligné par nous] » (Aspects, p. 33).

On sait comment, suivant l'investigation analytique, un sujet répétant frénétiquement tel geste hygiéniste, par exemple, ou un autre à vocation moralisante (se signer, se perdre en prières ou en invocations systématiques à la vue de tel ou tel phénomène consciemment estimé sale, dégradant, bas) ne témoignerait là au fond, négativement, que de la seule réalité agissante, du seul travail profondément structurant exercé sur le sujet par l'objet de ce rejet conscient, au nom des normes sociales de son temps. Ici, ce serait dans l'attitude névrotique de contrainte (terme explicitement employé par Adorno) révélée par le système hégélien, littéralement obsédé, en effet, par l'impératif de réconcilier abstraitement sous l'égide d'une même idée les formes les plus déterminées et concrètes de travail humain, que transparaîtrait cette puissance surmoïque de la société, soucieuse de réprimer le plus nécessairement - sous peine de vaciller sur ses bases objectives - ce qui ne saurait jamais venir à la conscience, savoir : la nature absolument contingente (à la fois non-nécessaire et absolument, universellement dominante) de l'organisation du travail social propre à la société bourgeoise.

C'est ainsi que le travail, chez Hegel, ferait l'objet d'une forme de reconstruction fantasmatique idéalisante, laissant toutefois invinciblement percer une autre, son autre vérité : «L'idéalisme, écrit Adorno, s'égare dès qu'il pervertit la totalité du travail en faisant de lui son en-soi, fait de son principe une hypostase métaphysique, le sublime [souligné par nous] en acte pur de l'esprit et tend constamment à transfigurer [id. ] tout ce qui est produit par les hommes, tout ce qui est contingent et conditionné, y compris le travail lui-même qui est la souffrance de ces hommes, en loi éternelle» (Aspects, p. 30). C'est bien de «sublimation» qu'il est explicitement question. La lecture hégélienne d’Adorno se ressent ici, une fois de plus, fortement de sa fréquentation de Freud. Un simple regard jeté à ce moment de l'analyse le confirme, donnant la mesure, d'abord lexicale, dans Aspects, d'une telle influence (les mots suivants soulignés par nous) : le «dialecticien Hegel» y est dit «sublimer» la brutalité du factuel irréductible au système, «l'expérience inconsciente de soi du travail social abstrait se transforme magiquement pour le sujet [hégélien] qui réfléchit sur elle», mais « le fait brut, qui disparaît dans le concept total d'esprit, fait retour en lui sous forme de contrainte logique. Le particulier ne peut pas plus s'y soustraire que l'individu particulier à la contrainte sociale. Seule cette brutalité de la contrainte produit l'apparence de réconciliation dans la doctrine de l'identité comme résultat d'un processus.» (ibid., p. 28). Ce qui est présenté là n'est autre qu'un processus de névrose : la tentative, contrariée et polémique, de retour d'un refoulé évacué par un sur-moi social, intéressé, lui, à la mise au travail autoritaire des individus.

La névrose obsessionnelle révélant négativement, par les contraintes mêmes qu'elle impose à son sujet, une vérité autre que ses motivations conscientes, Adorno semble ainsi lire chez Hegel, en filigrane, une auto-critique, une critique immanente du système lui-même, à la faveur de la non-vérité soupçonnée (l'inverse étant trop théâtralement, trop obsessionnellement asséné pour être honnête) de son concept abstrait de travail. Ce dernier dirait aussi bien, de fait, négativement, la vérité de la société de classe et de son travail aliéné. La tension propre au système entre nécessité concrète d'une assise empirique, d'une part, et absoluité du sujet, d'autre part, serait perceptible dans cette tentative désespérée de répression, d'homogénéisation même, échappant brutalement à sa logique immanente, et qu'Adorno désigne, dans Aspects, au moment de traiter de sa conception de l'État, sous l'expression signifiante, déjà notée ici, de «coup de force» (p. 37). Comme toujours chez Hegel, quoique de manière largement inconsciente, la Darstellung (présentation) primerait, comme déploiement objectif du contenu, la Vorstellung (les représentations subjectives).

Hegel - ce serait là sa grandeur et son actualité - s'effacerait ainsi, sacrifierait comme à l'ordinaire sa part subjective et consciente de philosophe particulier au bénéfice d'un contenu à simplement laisser apparaître : «Le travail du philosophe n'a au fond pas d'autre but que d'amener au langage ce qui dans la chose même est à l'oeuvre, ce qui en tant que travail social a, face aux hommes, un statut objectif et reste néanmoins le travail des hommes» (Aspects, p. 30). Adorno semble considérer comme symptôme cette systématicité totalisante, dont l'obession d'intégrer à la société abstraite le travail abstrait représenterait un mode hautement typique. 

Le symptôme présente, en effet, cet avantage de figurer adéquatement un travail médiatisé, maintenu comme perpétuel transfert d'énergie, dans sa forme non-objectivable, à la fois productrice et négative, faisant autant corps avec la vie et le corps humains qu'avec celle de l'esprit. Le symptôme (psychanalytique) n'est pas - comme dans le rapport marxiste «matérialiste» vulgaire liant superstructure et infrastructure - exactement réductible à la catégorie de «reflet» : il révélerait davantage un rapport d'énergies multiples plutôt qu'une chose cachée, et simplement découvrable, à force d'efforts, par un sujet homogène à lui-même, lui-même non-clivé, non-traversé par l'altérité. Le Moi, chez le dernier Freud, est, comme on le sait, lui-même inconscient, la maîtrise intégrale de soi étant elle-même, de fait, reconnue impossible, cette maîtrise impossible qui relaie, de manière générale dans l'oeuvre adornienne, «l'autre» maîtrise impossible : celle de la nature.

La maîtrise du Soi est impossible car le Soi demeure travail perpétuel, évanescence perpétuelle de sa propre identité, le symptôme ne permettant, en somme, que de laisser soupçonner, comme trace lointaine, comme écho, un rapport dynamique entre des réalités hétérogènes inconnaissables par elle-même, l'essentiel étant précisément ce rapport, ce travail infini exercé par chacune de ces réalités hétérogènes sur l'autre. La considération, par exemple, dans L'idéologie allemande, de l'hypothèse d'une pratique religieuse se trouvant abolie en même temps que les rapports de production obsolètes lui correspondant (car, alors : «il n'y aurait plus rien à réfléter») reposerait précisément sur la croyance, trop pratique-optimiste, en une réduction laborieuse finale de l'étrangeté de l'objet : un triomphe de l'identité sujet-objet faisant trop peu de cas d'un travail nécessairement ininterrompu du négatif dialectique. L'étrangeté et l'objet, pour le freudo-hégélien Adorno, seraient des quasi-synonymes problématiques, au sens où le maintien invincible, chez Hegel et Freud, respectivement : de l'objet et du Ça, procédaient d'une inflexion de leur logique rationaliste conquérante (systématique) de départ : Hegel prétendant initialement, comme idéaliste post-kantien, tout offrir au travail du négatif, le Freud de la première topique prétendant, lui, partout, remplacer le Ça par le Moi.

L'échec de Hegel, aboutissant à l'énormité symptomatique, inconsciemment révélatrice, du système, est celui - pointé par ses premiers successeurs «inconscientialistes» ou existentialistes (Schelling, Kierkegaard) - de sa prétention à déduire la Nature du travail de l'Esprit. La dialectique bascule définitivement dans ce statut d'extériorité méthodique, de calque plaqué sur le concret que la négativité du travail dénonce pourtant partout dans l'oeuvre hégélienne. Les conséquences historiques, désastreuses, d'un «travaillisme» de ce genre sont connues, sous forme de «situation où les gestionnaires de la dialectique dans sa version matérialiste, la "pensée" officielle des pays de l'Est, ont ravalé la dialectique au rang d'une pure et simple théorie du reflet. Une fois débarrassée du ferment critique, elle convient aussi bien au dogmatisme que le faisait auparavant l'immédiateté de l'intuition intellectuelle de Schelling contre laquelle se dirigeait la pointe de la polémique hégélienne» (Aspects, p. 17). 

À la faveur même de son étude de Hegel, la critique par Adorno de la notion marxiste de travail (plus particulièrement et tragiquement dans sa version stalinienne, fondamentalement identique à celle du bloc capitaliste dit adverse) apparaît donc facilitée, étant entendu que «ce n'est qu'aujourd'hui, cent cinquante ans après, que le monde conçu par le système hégélien s'est littéralement révélé comme système [souligné par nous], à savoir comme le système d'une société complètement socialisée» (ibid., p. 35), complètement unifiée autour de la même sanctification du travail abstrait, du travail-marchandise.

La mobilisation annexe des concepts psychanalytiques concourt à ce projet dans le sens traditionnel, pessimiste, par lequel Adorno entend toujours dialectiquement conserver aux travaux freudiens leur pertinence critique. Hegel, dans Aspects (on l'a vu ci-dessus) et ailleurs, est également considéré comme auteur critique pour ce que révèlent malgré elles (ou au-delà d'elles) les formes apologétiques du système qu'il assume. Loin d'une conscience de classe lukácsienne, par exemple, suspendant, en quelque sorte, pratiquement, révolutionnairement, la réification quantitative bourgeoise, par la seule réminiscence du caractère authentique, fluide, de ce rapport social (de travail vivant) dissimulé derrière l'objectivité de la marchandise, Adorno s'en tient, quant à lui, à la persistance sourde, critique, de l'objet, au maintien de son hétérogénéité vis-à-vis du sujet, maintien du travail humain comme ÇA, en d'autres termes : un Ça refusant son refoulement, son absorption, sa sursomption idéalisantes par le Moi du discours idéologique bourgeois sur le travail. 

En sorte que l'anamnèse qu'Adorno propose en la matière aurait, elle, moins valeur de guérison que celle de Lukács, si l'on entend par guérison l'extinction immédiate, définitive, de tout symptôme pathologique. C'est justement le symptôme hégélien attachant le travail pacifié, comme idée, à la société idéale, elle-même unifiée comme système clos, qui fournit l'occasion, furtive, de la vérité. Et ladite furtivité, seule, serait, chez Adorno, de quelque façon émancipatrice, apparaissant, à dire vrai, moins nécessairement comme libération que comme devoir-persister (aperçu) du symptôme, devoir-persister (riche d'enseignement et de conscience) d'un décalage irrémédiable du sujet et de l'objet du travail, nourri par l'immortelle poussée maladive, l'immortelle pulsion négative du travail de l'esprit, laquelle coïnciderait, chez Hegel, avec la vie authentique même de ce dernier.

Le diagnostic hégélien, comme position subjective normative, serait ainsi moins intéressant que la qualité hégélienne, remarquable, d'expression, ou de présentation (Darstellung) symptomatique. Nous ne sommes pas très éloignés ici de la position ultérieure d'un Deleuze accordant aux artistes et créateurs authentiques une semblable puissance pathologique d'expression, «le monde [étant] l'ensemble des symptômes dont la maladie se confond avec l'homme» (Critique et Clinique). Chez Adorno, lecteur de Hegel, prévaut, comme dans la dynamique des systèmes inconscient et pré-conscient-conscient chez Freud, une autonomie des sphères objective (inconsciente) et subjective (consciente) n'empêchant nullement leur médiatisation : le symptôme révèlant même précisément une lutte structurelle entre des instances fondamentalement irréductibles, dont le mérite de Hegel est de postuler sur ce mode contradictoire (en se contredisant lui-même, pour ainsi dire névrotiquement), qu'elle constitue, comme contradiction irréductible, tout l'effectif même. La fausseté du système donnerait ainsi accès à sa vérité inconsciente même, celle du sol historique sur lequel le système prend pied, celui du travail faux véridiquement dominant partout : «C'est pourquoi la vérité chez Hegel ne se situe pas en dehors du système, mais elle en est indissociable tout autant que la non-vérité. Car cette non-vérité n'est rien d'autre que la non-vérité du système de la société, qui constitue le substrat de sa philosophie» (Aspects, p. 39).

La non-vérité d'une telle position tient, selon Adorno, à la brutalité prétendument curative dont elle procèderait afin de réduire un objet qui souffre (en l'espèce l'homme réifié, le travailleur chosifié en régime bourgeois) et nier la réalité concrète d'une telle souffrance, l'objectivité renvoyant, chez lui, à cette souffrance de l'objet intégré de force au sujet qui l'incorpore, l'assimile, le réprime, le méprise jusque dans la «reconnaissance» même qu'il prétend lui accorder, en tant qu'objet « reconnu » seulement souffrant parce que séparé de lui. Cette souffrance, pourtant, entend inlassablement, en tant que pulsion autonome, faire reconnaître les droits de son désir toujours renaissant, en face du sujet. La réalité criante du fait que ces désirs, réprimés et détournés (sublimés) vers d'autres tâches, travaillent autant, comme pulsions, la triple physionomie de l'esclave travailleur, du maître propriétaire du travail (et soucieux de le rester), et du monde élaboré constituant désormais leur élément objectif commun, ne change rien à la dénégation symptomatique, hystérique, du système. Car de tels droits accordables au travail vivant, à la pulsion, du point de vue du système idéaliste, ne seraient jamais concevables que fixés par lui, le droit procédant justement d'un dépassement conservatoire du particulier, comme le concept dépasse, en les intégrant, ses moments logiques isolés.

En sorte que la réconciliation proposée par Hegel constitue en définitive un fourvoiement évident : «la stase du mouvement, l'absolu, ne signifie rien d'autre que la vie réconciliée, la vie des pulsions apaisées, qui ne connaît plus aucun manque, ni le travail auquel seul cependant elle doit cette réconciliation» (Aspects, p. 39). L'attention formelle accordée par le système à l'objet ne renvoie qu'à son déni réel, autant que le travail, comme catégorie abstraite, renvoie inconsciemment chez Hegel à la réelle sujétion du travailleur aliéné, dont le système constitue le symptôme : «La métaphysique du travail et l'appropriation du travail d'autrui sont complémentaires. Ce rapport social commande ce qu'il y a de non-vérité chez Hegel, la dissimulation du sujet sous le masque du sujet-objet, le déni du non-identique dans la totalité, quel que soit le contenu propre attribué à celui-ci dans tout jugement particulier» (ibid., p. 32

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire