lundi 30 novembre 2015

Violence au fil d'Ariane

   
Grève des Teamsters, Minneapolis, 1934
 
« L'angoisse face au danger se formule en termes de comportements réactifs où l'impuissance abdique un réel énoncé. Assumer une telle attitude demande un discours de justification et celui-ci s'ordonne dans l'amnésie pré-consciente. Le combat ici reformule la teneur d'un rapport au réel où le danger ordonne une perception aiguë sous peine de sanctions. L'interprétation, la paranoïa, sont ici impossibles ou se payent très cher. Le mouvement est trop vif pour nos discours tronqués. Le combat n'inscrit sur les trois dimensions que l'affirmation assumée par nos corps en termes de désir, de jouissance et de peur. Freud est toujours là aux portes d'une violence où faute de pratique on ne pénètre que mal. La névrose, dit-il, réactive des comportements archaïques qui marquent un attachement à des conditions périmées d'apparition d'angoisse. Nous croyons ici entendre nos propos : les associations qui réactivent les traces mnésiques de l'angoisse marquent une perception qui lui est aliénée. Vouloir en creux qui ne veut assumer le propre d'une fonction vouée à l'intérieur, retranché au confort d'une mémoire aseptique, le désir retranché tient son apaisement des contraintes mêlées à ses propres effluves. »

(Bob Nadoulek, Violence au fil d'Ariane ou : Du Karaté à l'autonomie politique)

vendredi 27 novembre 2015

Sondage


Bonjour !

À votre avis, la débilité actuelle de la conflictualité sociale en France relève-t-elle :

1) de la volonté de Dieu ?

2) du sionisme international, et notamment de son action souterraine, diffuse et continue ?

3) du développement pour l'heure encore insuffisant des forces productives, dans un contexte international de compétitivité accrue entre blocs impérialistes rivaux ?


4) de la répression de l'État républicain bourgeois, rigoureusement assimilable à celle de la milice française des années 1942-43 ?

5) de l'effondrement contemporain de toute conscience de classe prolétarienne, directement lié aux coups de butoir conjugués de l'idéologie religieuse nihiliste, d'une part, et de la bêtise crasse militante gauchiste, d'autre part, impropre à rien saisir de stratégique, c'est-à-dire d'utopique, au-delà de sa fébrilité activiste au jour le jour ? 


6) de la perte des vraies valeurs (travail, famille, patrie, etc) ?

7) d'autres facteurs (préciser) ?

8) sans opinion

(Transmettre les réponses au Moine Bleu, lequel, aussitôt, les communiquera à son tour aux Imbéciles de la République).



mercredi 25 novembre 2015

A nos ennemis

mardi 24 novembre 2015

A rebours

lundi 23 novembre 2015

De la religion des pauvres

Dominant non-racisé et crypto-sioniste, 
(Allemagne, 19ème siècle).

« Les principes sociaux du christianisme ont justifié l'esclavage antique, magnifié le servage médiéval et s'entendent également, au besoin, à défendre l'oppression du prolétariat, même s'ils le font avec de petits airs navrés.
Les principes sociaux du christianisme prêchent la nécessité d'une classe dominante et d'une classe opprimée et n'ont à offrir à celle-ci que le voeu pieux que la première veuille bien se montrer charitable.
Les principes sociaux du christianisme placent dans le ciel ce dédommagement de toutes les infamies, justifiant par là leur permanence sur cette terre.
Les principes sociaux du christianisme déclarent que toutes les vilenies des oppresseurs envers les opprimés sont, ou bien le juste châtiment du péché originel et des autres péchés ou bien les épreuves que le Seigneur, dans sa sagesse infinie, inflige à ceux qu'il a rachetés.
Les principes sociaux du christianisme prêchent la lâcheté, le mépris de soi, l'avilissement, la servilité, l'humilité, bref toutes les qualités de la gueuserie ; le prolétariat, qui ne veut pas se laisser traiter comme un gueux, a besoin du sentiment de son courage, du sentiment de sa dignité, de sa fierté et de son esprit d'indépendance beaucoup plus encore que de son pain.
Les principes sociaux du christianisme sont des principes de cafards et le prolétariat est révolutionnaire. »

(Karl Marx, Le communisme de l'Observateur rhénan, in Deutsche-Brüsseler Zeitung, 12 septembre 1847)

Modèle déposé


« Il est vrai que ceux qui préfèrent les contes de fées font la sourde oreille quand on leur parle de tendance native de l'homme à la " méchanceté ", à l'agression, à la destruction, et donc aussi à la cruauté. Dieu n'a-t-il pas fait l'homme à l'image de sa propre perfection ? »

(Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation)

samedi 21 novembre 2015

Daesh, lundi matin...

 La rédaction de Lundi-matin au travail (on a beau temps, en plus, t'as vu ?)

Tu veux gerber un bon coup ?
C'est là.
On en parlera pas plus, nous. Autre chose à foutre. Et puis on craindrait d'être grossier, de s'en prendre - de manière extrêmement non-chirurgicale - autant au style littérairement inimitable qu'aux habitudes annexes (habitus) pluri-séculaires de ces gens-là. On risquerait alors par trop de donner dans l'intime et, du coup, dans l'injuste. Un peu à la manière de ces fusilleurs fascistes, au fond, dont ils-et-elles célèbrent, dedans leur texte infâme, la « liberté anti-économique, affranchie de la peur de mourir »...
Qu'ils crèvent, donc, et jusqu'au dernier : jusqu'à ce dernier des derniers formé par eux collectivement, en tant que très-débile et très-prophétophile organisme.
Et que crèvent avec eux TOUS LES CURÉS du monde.
 

vendredi 20 novembre 2015

L'amour fou


« À de telles minutes, l'inconscient et le conscient, sous votre forme et sous la mienne, existaient en pleine dualité tout près l'un de l'autre, se tenaient dans une ignorance totale l'une de l'autre et pourtant communiquaient à loisir par un seul fil tout-puissant qui était entre nous l'échange du regard. Certes ma vie alors ne tenait qu'à un fil (...) Et pourtant vous me reteniez par ce fil qui est celui du bonheur, tel qu'il transparaît dans la trame du malheur même. »

(André Breton, L'amour fou)

Il y a cent ans : Joe Hill

Joe Hill
(7 octobre 1879 – 19 novembre 1915)

jeudi 19 novembre 2015

Jardinage


 « Les fumiers et composts de fumier de bovins sont des produits bien pourvus en matières organiques. Grâce au processus de compostage, qui permet une transformation des matières organiques vers des formes plus stables, à quantité d’apport égale, les composts ont un effet plus important sur la teneur en matières organiques du sol. Les fumiers mous seront évacués tous les jours, ou tous les deux jours : ils produisent du purin et doivent donc être stockés sur des plates-formes étanches, avec récupération des jus. » 

(Chambre syndicale des améliorants organiques et supports de culture, fiche Fumiers et compost de fumier de bovins, septembre 2012).








mercredi 18 novembre 2015

Rien à ajouter

                             
« Un groupe de croyants des soldats du Califat (…) a pris pour cible la capitale des abominations et de la perversion, celle qui porte la bannière de la croix en Europe, Paris (...) et le bataclan où étaient rassemblés des centaines d’idolâtres dans une fête de perversité (...). Puis ils ont déclenché leurs ceintures d’explosifs au milieu de ces mécréants après avoir épuisé leurs munitions.  » 

(extraits du communiqué de l'État Islamique, 
14 novembre 2015)

À l'heure sinistre où se profile parmi la gauche politicarde, et spécialement gauchiste, l'ignoble et ahurissant distinguo moraliste opposant, pour la faire courte, d'un côté les blasphémateurs racistes de Charlie-Hebdo, l'ayant au fond bien cherché, ce qui leur arrive, à-dessiner-comme-ça-le-prophète, et puis, de l'autre, les victimes 100 % correctes des massacres cette fois injustifiables du vendredi 13 novembre 2015 à Paris, le texte ci-dessous a l'immense mérite de remettre les pendules à l'heure, des pendules anarchistes, en l'occurrence, denrée semble-t-il devenue exceptionnelle par les temps qui courent, jetées ici sans façon dans la gueule pestilentielle des loufiats innombrables de la vermine cléricale. Nous partageons, de ce texte, l'essentiel. Nous remercions les camarades l'ayant élaboré. Nous leur adressons notre salut le plus fraternel. Vivez, nom de dieu !

                      ***

 COMME TOMBÉS DU CIEL

Qu’ils soient « modérés » ou « extrémistes » : 
Contre tous les dieux, contre tous les maîtres !

(trouvé sur le site NON FIDES
mardi 17 novembre 2015)


13 novembre, 2015, quelques fous de dieu descendent de leur ciel sur Paris pour tirer dans des foules et massacrent environ 130 personnes. Quelques jours auparavant, deux d’entre eux se sont fait sauter dans un quartier chiite de Beyrouth, tuant plus de 40 autres. Quelques semaines plus tôt ils explosent dans une manifestation à Ankara, provoquant 102 morts. C’est de la terreur. Même les plus endurcis se sentent poussés à avouer que, en fait, ils ont peur. Peur d’être au mauvais endroit au mauvais moment la prochaine fois que ça arrivera. Peur de perdre un proche pour une mort si fortuite. Même si on a du mal à l’avouer, l’État n’est pas le seul terroriste qu’il y ait. Il y en a d’autres.

Après les attentats de Paris, tout l’éventail des déclarations politiques s’est fait jour. C’est la guerre, les représailles seront impitoyables, l’état d’urgence, nouvelles mesures sécuritaires, l’union nationale. Tout cela est déjà devenu banal. Il en va de même pour les indignations, les protestations et les communiqués issus des milieux libertaires et gauchistes qui sont maintenant indissociables d’un tel genre de tragédie. Solidarité, crainte des pogroms anti-musulmans et anti-arabes, montée de l’extrême droite… Il y a une part de vérité dans tout cela, même si la tonalité et le niveau de réflexion ne font que ressembler à ceux du pouvoir. Chaque petit groupuscule, chaque organisation se pressant en vautours à sortir une déclaration. Comme si ça importait de balancer leurs sigles dans nos gueules, comme si ça importait de dire tout ce qu’on a entendu plusieurs milliers de fois. Comme s’il s’agissait d’autre chose que d’un geste politicien et opportuniste, pour rameuter des adeptes grâce à une tragédie, peu importe si c’est fait consciemment ou non. Les compagnons nous poussent, nous encouragent chaque fois à garder notre sang froid, à prendre le temps de réfléchir, de ne pas se hâter à tirer des conclusions. Bon, donnons nous du temps pour réfléchir, pour nous poser la question d’où viennent ces événements horribles, quelles sont leurs causes, comment est-ce qu’on pourrait les combattre.
Et à quoi bon alors ? Qu’est-ce qu’on a à raconter après ces moments de réflexion ?

La CGA de la région parisienne, par exemple, nous dit que « [l]es massacres de Paris commis par les fascistes religieux de Daesh sont la conséquence des politiques guerrières et impérialistes des grandes puissances politiques du monde au Proche-Orient depuis une bonne dizaine d’années ». La CNT aussi nous explique pourquoi les malheureux ont été tués : parce qu’ils se trouvaient « sur le chemin des assassins de Daesh qui a décidé d’étendre le conflit du Moyen-Orient sur le sol français, cette guerre à laquelle l’Etat français participe activement ». C’est tout pour la réflexion, merci pour votre attention, on peut passer aux pétitions de principes.
 
Bref, les attentats ont eu lieu pour des raisons géopolitiques. Bref, pour des affaires d’hommes en cravates. Rien à voir avec ces mecs misérables qui sont petit à petit devenus des fous d’Allah prêts à massacrer ceux et celles qui ne les supportent pas. Rien à voir avec les individus qui ont pris la décision de porter des armes, de les utiliser contre n’importe qui et de se faire sauter pour envoyer en enfer autant de gens que possible, assurant leur passage au paradis. Eux, les fous de dieu, ils sont tombés du ciel.
Mais l’histoire n’est elle qu’une affaire de « processus », de conditions objectives ? Mais les individus n’ont-ils aucune place dans tout cela ? Mais les individus, munis d’armes de guerre et de ceintures explosives, qui ont tués tous ceux et toutes celles qu’ils ont pu tuer ces derniers jours, n’ont-ils vraiment rien à voir dans tout ça ?

Si la question vous paraît trop complexe, vous n’avez qu’à relativiser, nous expliquer que Daesh et la république sont de même nature et de même fonction, que c’est la guerre, et qu’« on » l’avait bien cherché, que l’État est le seul terroriste, que l’employé de la CAF qui vous a coupé le RSA provoque la même terreur que quelques Amoks transits par leurs kalachnikovs. Que la religion n’a rien à voir dans tout ça ou presque. Puis nous sortir vos analyses automatiques, déjà « valables » en 1871, probablement toujours valables en 2071. Puis continuez comme ça, de toute manière la vérité est de votre coté, vos idéologies confinent à la science.

Il paraît que Daesh est d’une autre opinion. C’est vrai, les frappes en Syrie étaient invoquées par ses soldats, et dans le communiqué qui est sorti. Tout cela on le sait. Mais cela n’explique pas pourquoi et comment ces individus se sont justifiés, pour eux-mêmes, une telle violence contre des gens qui ne donnent pas d’ordres à des militaires, qui ne pilotent pas des avions de guerre, qui ne savent même pas tirer, mais qui sont tout simplement allés boire un coup avec des amis, voir un concert d’un groupe de rock, un match de foot, ou même qui ne faisaient que passer par hasard. Et bah Daesh nous explique ce que la CGA-RP et la CNT (et tant d’autres) n’expliquent pas : Paris, c’est-à-dire ses simples habitants, étaient pris pour cible parce que c’est « la capitale des abominations et de la perversion ». Voila pour vos analyses géopolitiques, les amis.
Daesh est une organisation dégueulasse dont l’existence, ou au moins l’émergence, dépend largement de la situation géopolitique au Moyen-Orient : le vide de pouvoir provoqué par des guerres civiles en Syrie et en Irak, l’arsenal des armes américaines dont ces forces de dieu pouvaient s’emparer, le régime discriminatoire contre les sunnites après l’occupation de l’Irak en 2003, et autant d’autres raisons qui étaient invoqués par beaucoup d’autres et qu’on peut consulter sans difficulté. Tout cela est valide, on est d’accord que les pays occidentaux ont joué leur part. Mais on ignore encore pourquoi s’attaquer aux gens qui n’ont rien à voir avec tout ça. Ce sont des fous, des « malades », des « barbares » ? Ah oui, peut-être, mais même les prétendus « fous » ont leurs raisons. Des raisons qu’on passe sous silence.

Disons-le finalement : les gens dans différents lieux de Paris ce 13 novembre étaient visés parce qu’ils ont mené une vie abominable et perverse ; ceux et celles qui étaient massacrés à Beyrouth quelques jours auparavant étaient pris pour cible parce qu’ils étaient des mécréants, des chiites en l’occurrence ; les jeunes d’Ankara en octobre ont été massacrés parce qu’ils étaient « athées ». Nous, les anarchistes, disons tout le temps que les moyens déterminent les fins, et il faut l’affirmer encore une fois : même si ces gens pathétiques visent la France pour ses guerres au Moyen-Orient, le Hezbollah pour ses positions stratégiques, les forces kurdes à cause de prétentions géopolitiques dans la région, ils justifient les tueries de gens qui ne sont qu’indirectement impliqués, ou pas impliqués du tout, parce que ces gens sont des pêcheurs, des mécréants, des sodomites, des apostats, des profanes, tout simplement. Tout comme tous ceux et toutes celles qui se sont fait décapiter, torturer, fusiller ou arrêter dans les régions sous contrôle des forces islamistes. Comment peut on se perdre dans des analyses géopolitiques d’étudiants en première année de sciences politiques et passer à coté de ces quelques faits têtus ?

Ces mecs, ces chiens de garde du sacré dont la responsabilité est souvent silencieusement diminuée par des analystes froids, ont joué leur part aussi – tout comme leurs imams, leurs mosquées et leur « communauté » des croyants. Avant de crier pour ne pas qu’il y ait d’amalgame entre les « modérés » et les « radicaux », posons nous les questions suivantes : combien d’entre ces « modérés » se sont inclinés lorsqu’on leur disait qu’aller boire un coup dans un bar de Paris est une abomination ? Combien étaient d’accord qu’écouter de la musique dans une salle de concert est une perversion ? Que l’homosexualité est le pire des péchés ? Combien d’entre eux ont osé protester à voix haute pour affirmer que ce n’est pas le cas ? Et que croire ou pas, comme nous l’expliquent tant d’âmes bienveillantes, n’est qu’une affaire personnelle  ? Une conviction personnelle parmi d’autres dans le supermarché des convictions personnelles ? À quoi bon répéter sans cesse qu’ils sont terribles, les moyens, si on est d’accord avec les fins, et notamment que les pécheurs doivent finalement être punis, sur terre ou ailleurs ?

Qu’ils soient chrétiens, juifs ou musulmans, les croyants dits « modérés » et ceux dits « extrémistes » ne divergent que sur un point, certes important : les moyens, les pratiques, les degrés. Entre le chrétien, le juif et le musulman « modéré » qui manifeste en 2013 parce que l’homosexualité est une abominable perversion, et le chrétien « extrémiste » qui, dans les rues américaines chasse l’abomination avec son fusil à pompe. Entre le juif « modéré » qui pense que les femmes n’ont rien à faire aux cotés des hommes pour cause d’impureté, et le juif « extrémiste », qui, dans les rues de Jérusalem, plante sa lame dans le cœur d’une adolescente trop « libérée » à son goût. Y a-t-il une différence fondamentale entre ces « modérés » et ces « extrémistes » ? Si vous pensez que les moyens sont sans importance, alors probablement que non… Mais ce n’est pas notre cas.

Notre problème n’est pas tant les « extrémistes » religieux ou les « modérés », notre problème n’est pas tant l’islam, le judaïsme ou le christianisme, mais bien LA RELIGION. Et quiconque n’analysera les événements en cours qu’en fonction de raisonnements géopolitiques, historiques, sociologiques ou même psychologiques, quiconque refusera d’analyser le caractère religieux de ces événements devra être accusé et questionné sur sa complaisance avec les religions, sa démagogie envers les « croyants » et son rapport populiste et politicien au monde.
Rappelons-nous que la religion, quelle qu’elle soit, est un système moralisateur qui justifie les massacres. Elle n’est pas seulement un archaïsme du passé, une duperie qui cache les véritables conditions de l’existence matérielle ou un manque d’intelligence rationnelle. Non, elle est un système de pensée qui condamne des gens à l’enfer, et il n’y a qu’à attendre que certains représentants du ciel ne prennent la justice en leurs propres mains. Et avant de faire état que la croyance est une affaire personnelle de chacun, il faudrait demander s’il en va de même pour le croyant.
Ceci n’est pas un appel à la violence inter-communautaire. Ceci n’est qu’un petit rappel du fait que la religion, toutes les religions, sont une des causes principales de la misère sur cette terre. Qu’elle n’est pas réductible aux explications économiques ou géopolitiques. Que, s’il y a des attentats qui sont aujourd’hui perpétrés au nom du sacré, c’est parce qu’il y a ceux qui passent à l’acte pour le garder sur terre, quel que soit le contexte politique, économique, climatique, géographique ou diable sait quoi d’autre.
La misère sur cette terre pousse des gens à faire confiance aux cieux des dieux, au mysticisme, au scientisme, au nationalisme et à ses unités nationales. Cieux de tous qui font oublier que lorsqu’on vend son temps en travail, lorsqu’on pourrit dans la rue ou en taule, lorsqu’on périt aux frontières, lorsqu’on tombe d’une balle dont on ne connaît même plus l’origine, que tout glisse entre nos mains sans même avoir eu la chance de vivre. Cieux qui ne font que nous faire accepter d’attendre la mort, ou des fois, de faire mourir les autres.
Pour vivre enfin, crachons donc sur le sacré et sur tous les dieux. Partons à l’assaut des cieux et encourageons les autres à faire pareil. Parce que les fous de dieu ne tombent pas du ciel, mails ils ne tarderont pas à le faire tomber sur nos têtes.

Il n’y a pas de religion des opprimés, seulement des religions qui oppriment.
Qu’ils soient « modérés » ou « extrémistes » : Contre tous les dieux, contre tous les maîtres.
Le 17 novembre 2015,
Des anarchistes d'ici et d'ailleurs.
 

lundi 16 novembre 2015

État d'urgence



« Notre réplique sera impitoyable » 
avait promis le Président de la République au soir du massacre.
Il semble donc qu'il ait tenu parole.

samedi 14 novembre 2015

Marche pour la dignité

Des camarades YPG en colonne par une
(ces jours-ci, planète Terre).

mercredi 11 novembre 2015

Péret, par Ricordeau

(La Révolution surréaliste, décembre 1926)

Le camarade Rémy Ricordeau est un homme occupé. Étant donné que nous ne sommes pas des marchands, c'est par tous moyens que vous jugerez dignes et/ou nécessaires que vous vous procurerez, d'abord, son ouvrage Visionnaires de Taïwan, relatant son récent périple kouo-min-tanguesque en quête d'art brut populaire. Ceux qui avaient apprécié son film Bricoleurs de paradis, déjà consacré à tous les Facteur Cheval méconnus de l'univers, goûteront cette variante asiatique de l'obsession ricordienne, dont le blog de Bruno Montpied - Le Poignard Subtil - rendait un premier compte l'année passée. Un prochain livre/film, intitulé Denise et Maurice, dresseurs d'épouvantails paraîtra au printemps prochain, toujours chez L'Insomniaque éditeur, et dans cette même nouvelle collection (La petite brute).
Secondement, Rémy a sorti ces temps-ci un documentaire consacré au surréaliste Benjamin Péret, baptisé, lui, Je ne mange pas de ce pain-là : Benjamin Péret, poète et (donc) révolutionnaire. Présents à la projection inaugurale d'icelui au centre Beaubourg le mois dernier, nous avions pu y constater à cette occasion d'une part l'excellence des petits-fours proposés par le vénérable Institut culturel, d'autre part la très haute qualité, notamment humoristique et politique, de ce film. Chopez-le donc. En attendant, Rémy a fort gentiment accepté de répondre, ci-dessous, à quelques-unes de nos interrogations. Nous l'en remercions vivement, et le prions encore, par ce même canal, de nous prévoir pour bientôt, le plus tôt possible, un de ces petits gueuletons communs dont il a le secret, correctement arrosés, et dont le souvenir demeure, toujours, vivace après coup, longtemps dans notre coeur...

    *** 


LE MOINE BLEU : Salut, Rémy. Dis voir, comment en es-tu venu personnellement à croiser le chemin de  
Benjamin Péret : une appétence pour le surréalisme, la poésie, la  
révolution ? Quand et pourquoi son parcours t'a-t-il, à ce  
point, paru digne de s'y intéresser ?

RÉMY RICORDEAU : Comment, adolescent révolté, aurais-je pu ne pas rencontrer le surréalisme, la poésie et la révolution ? C'est par un recueil de textes d'Arthur Cravan, Jacques Vaché et Jacques Rigaut publié dans les années 70 et intitulé Trois suicidés de la société que j'ai d'abord découvert le lien qui existe entre la révolte et la poésie (c'est seulement après que dans le même esprit j'ai découvert Lautréamont, Rimbaud ou les romantiques allemands). De la génération dadaïste à l'origine du surréalisme, Péret m'a toujours semblé avoir été le plus fidèle à la révolte qui avait fondé dans sa jeunesse ses engagements poétiques autant que politiques. Son parcours m'a intéressé parce qu'en énonçant cette évidence selon laquelle le poète ne pouvait qu'être révolutionnaire tout en refusant toute poésie « politique » de circonstance, il a contribué (avec d'autres, sans doute, mais de manière plus conséquente dans sa vie même) à mettre en avant cette nécessité selon laquelle le révolutionnaire ne pouvait de son côté qu'être poète, c'est à dire qu'il ne pouvait que mettre la poésie, au sens le plus large du terme, au centre de tout projet révolutionnaire de transformation sociale du monde. Cette idée qui rompt avec une conception strictement « économiciste » de l'émancipation sociale, peut sembler banale aujourd'hui, mais elle est peut-être la plus subversive qui ait émergé au cours du siècle précédent. Et elle a été d'autant plus subversive qu'elle a eu pour conséquence de ne pas remettre « la révolution » à une réalisation ultérieure issue d'un mouvement social messianique, mais à créer une vision du monde incarnée en l'associant ici et maintenant à une appétence poétique pour la vie. Cette conception vitaliste de l'émancipation humaine est toujours à mes yeux d'une extrême pertinence. C'est d'ailleurs le sens que j'ai voulu donner à la conclusion de mon film.

 

LMB : En-dehors de leur agressivité anarchisante, de leur violence  
thématique, les poèmes de Péret comptent, à en croire ton film, parmi  
ceux du champ surréaliste demeurés le plus attachés au principe du  
montage ou de l'écriture automatique ?

R. R. : Dans le cas de Péret, collage d'images mentales et  écriture automatique sont une seule et même chose. C'est parce qu'il était un collagiste de génie qu'il a pu continuer la pratique de l'écriture automatique sans donner l'impression de réécrire toujours la même chose. Mais comme le fait remarquer dans mon film Jean-Claude Silbermann, je pense que pour Péret ce n'était pas un principe, mais simplement sa forme d'expression poétique la plus naturelle. C'est la raison principale, il me semble, pour laquelle il a été le seul à continuer à pratiquer cet automatisme, qui – rappelons-le – relevait à l'origine d'une forme d'expérimentation.

LMB : La fidélité amicale de Breton à Péret est singulière. Comment  
l'expliques-tu, de la part d'un agité de l'excommunication comme lui ? Uniquement par les affinités personnelles ? Ou par une  
proximité d'idée jamais atteinte avec qui que ce soit d'autre de cette bande ? 

R. R. : Les deux, sans doute : affinités et identité de vue. Mais leur fidélité amicale s'explique peut-être encore par leur complémentarité de caractère : pour tout ce que Péret était, faisait (ou était capable de faire) et que Breton n'était pas, ne faisait pas (ou était incapable de faire) et réciproquement. Je crois qu'une admiration et un immense respect l'un pour l'autre était vraiment partagés. De même qu'ils partageaient également une même intransigeance dans les convictions, ce qui les a amenés à opérer les mêmes ruptures et à défendre les mêmes exclusions du mouvement qu'ils animaient tous les deux sans qu'aucun des deux (contrairement à ce qui peut être écrit quelquefois) ait le goût du pouvoir.

 

LMB : Ton film insiste bien sur l'aspect extrêmement anti-autoritaire et  
en particulier anti-religieux de Péret. Il présente aussi,  
paradoxalement, l'intérêt qui ne l'a jamais quitté pour le discours  
mythologique, notamment latino-américain. Les millénaristes (Ernst  
Bloch, par exemple, qui opposait, lui, le conte, en sa fin ouverte et  
potentiellement victorieuse pour l'opprimé, au mythe) et Péret te paraissent-ils,  
sur ce coup-là, frères en utopie, avides de réarracher l'imagination  
populaire et archétypale aux curés ?
 Ou Péret te paraissait-il simplement chercher dans le mythe de  
nouvelles dimensions formelles au langage et à ses jeux ?

R. R. : Le mythe ou le discours mythologique n'a rien à voir avec le religieux. Il a par contre tout à voir avec la poésie. Aussi, l'intérêt de Péret pour les mythes n'est en rien contradictoire ou paradoxal vis à vis de ses convictions anti-religieuses. Je dirais même au contraire. En ce sens, oui, le projet que Péret partageait avec ses amis surréalistes de réenchanter le monde impliquait la nécessité de réarracher l'imagination  populaire et archétypale aux curés. Son intérêt pour le mythe n'est donc absolument pas lié à une recherche formelle liée au langage et à ses jeux. Il est au contraire, dans son cas précis, à mettre en relation avec sa recherche éperdue d'un « merveilleux » moderne qui, selon ses mots dans une lettre adressée à Breton (que j'ai citée dans mon film parce qu'elle me semble essentielle) exprimerait et transfigurerait notre époque. On est là en effet au cœur d'une vision du monde moderne autant poétique que politique en ce qu'elle prend en compte le besoin humain d'inventer et de se créer des imaginaires collectifs susceptible d'unir c'est à dire de pouvoir être partagés avec nos semblables. Tout ce que le religieux s'est approprié pour, au contraire, nous séparer de notre propre humanité.

LMB : La participation de Péret à la guerre d'Espagne est aussi évoquée  
dans ton film, via la lecture, notamment, de quelques échanges de  
lettres enflammées avec Breton, resté en France. Il semble néanmoins  
que Péret ait rapidement déchanté sur le front, notamment vis-à-vis des  
libertaires. Peux-tu revenir là-dessus ?

R. R. : Je crois avoir compris qu'il a rapidement été désenchanté par les positions modérantistes du POUM, qu'il est dans un premier temps allé rejoindre, et ensuite par les positions doctrinaires (présentées comme pragmatiques) de nombreux anarchistes espagnols prêts à composer avec les partis républicains bourgeois. Sur le terrain, seul Durruti semble avoir trouvé grâce à ses yeux car plus que d'autres ce dernier défendait l'idée que la guerre civile se gagnerait à la seule condition qu'une révolution sociale libertaire soit menée dans les territoires contrôlés par la république. 


LMB : Après la seconde guerre mondiale, Péret, qui critique le  
patriotisme imprégnant tout le discours officiel du culte de la  
Résistance, est pratiquement mis à l'écart de la vie des lettres.  
Penses-tu que l'oubli dans lequel il est tombé procède des suites 
d'une telle expulsion systématique ?

R. R. : Assurément mais pas seulement. Il y avait bien sûr, à travers l'édition, le contrôle et la maîtrise de la culture par les gaullistes et les staliniens. Mais il y a également, il faut bien le reconnaître, la difficulté formelle de la poésie de Péret que Maurice Nadeau évoque dans mon film, qui la rend par exemple plus inaccessible que celle d'Eluard ou de Prévert, pour ne citer que ces deux exemples. Il y a aussi le fait que Péret était d'une extrême modestie et qu'il n'a jamais rien fait pour assurer la pérennité de son œuvre. Je crois qu'il s'en foutait royalement. Il y a encore sa fidélité à Breton, alors que peu ou prou, tous les autres s'en étaient séparés (s'il avait lui aussi rompu avec Breton, des portes se seraient sans doute entr'ouvertes). Pour finir il y a le fait qu’indépendamment de ses prises de position politiques, un poète a moins de visibilité qu'un peintre. Tous ces amis peintres, précisément, qui ont partagé ses combats à un moment ou à un autre, ont aujourd'hui leurs tableaux dans tous les grands musées du monde. Sans trop savoir ce qu'ont été leurs vies, tout le monde a entendu parler de Miro, Tanguy, Ernst, etc. La seule exception est peut être Toyen, mais celle-ci se revendiquait comme poète et non comme peintre, même si son mode d'expression relevait du graphisme. Péret, lui, n'était qu'un poète (on sait que la poésie est une marchandise difficilement valorisable sur le marché), on ne voit donc son nom écrit nulle part.


 

mardi 10 novembre 2015

Beau gosse

 

« Il est des mots qui travaillent 
contre l'idée qu'ils prétendent exprimer. »
(André Breton, Les pas perdus)

Mon gosier de métal

Aya Takagi, Mémoire de la lumière.

Aya Takagi était seule. Seule moins nous (la pauvre), qui errions sur la dalle glacée et lugubre de l'École de médecine, goûtant débilement d'y faire claquer notre talon, c'est bête, pour l'entendre, résonner, ahuris aussi devant certaines des belles oeuvres de Aya Takagi, très sage là-bas, à sa table (c'est juste avant la fermeture, elle doit consulter son Facebook ou autre chose d'important). Aya Takagi, ensuite, nous fit l'aumône de ses gentillesses distinguées, de sa politesse égalitariste abstraite, lors même qu'il semblait évident que nous ne serions pas pour elle le meilleur client de la semaine. Mais va savoir, avec les artistes. Nous la fîmes rire. Involontairement, sans aucun doute. Nous ne souvenons pas très bien. La dernière fois, en janvier, à la Fondation Taylor, elle n'avait pas ri du tout. En sorte que nous avons dû bredouiller, là, un peu gris que nous étions, quelque chose d'extrêmement spirituel et novateur.

De l'autre côté de la rue - à quelques mètres des monstres baignant dans le formol du Musée Dupuytren (désormais rouvert) - il y avait eu, un quart d'heure auparavant, le très mondain vernissage de la rencontre Elsa Cross-Teresa Rubio. Non que nous eussions  franchement préféré la première, poétesse, à la seconde, peintre, mais enfin Elsa Cross, petite protégée d'Octavio Paz, parlait quelque part, sur ces murs médicaux déplacés, de la grande lagune de Bacalar, que nous avions connue autrefois, dans un poème disant que :
 
Les nuages couvrent tout comme le rêve. 
Je perds, quant à moi, de ma substance, 
je m'écoule, sans forme,
parmi les coteaux endormis.

Peu de coteaux, ici. De l'endormissement, par contre, tant que vous puissiez vouloir. C'est Paris, après tout. C'est ainsi. C'est l'époque. Nous l'avions, pourtant, emprunté avec vigueur, le chemin de ce coeur battant de l'événement, au bout de la galerie, premier étage gauche. Des flèches photocopiées l'indiquaient avec assez de pédagogie. Partout, des bourgeois ignobles, pathétiques, un ambassadeur du Mexique,  ou son sbire culturel errant, traînant son ennui fortuné, obscène, débraillé. Pas tous antipathiques, tous terrifiants de détresse puante. Les plus vieux, certes, titulaires, comme d'habitude, puisque pourvus de certaines références anciennes, des regards les moins morts, peut-être. Leur corps, en attendant, figé sur des chaises. Ou des cannes. Là, sur place, évidemment, ne rien dire du tout. Aviser prestement, d'un regard circulaire impérial, impérieux ! la bouteille de drogue dure bien fraîche qui me portera satisfaction. Je m'en empare d'un geste de prince. Je serai resté - ce dit geste-là et celui, concomitant, de l'embarquement du catalogue luxueux de l'exposition compris - moins de sept minutes. J'ai calculé. D'abord, je retourne guetter, équipé de mon nouveau verre et de ma solitude adéquate, cette grande Mort à la faux du Musée de l'École de Médecine, sise dans un renflement de chapelle, très efficacement étrange, de nuit. Puis déambule derechef, correctement chargé à présent, parmi la promenade et les oeuvres croisées de Teresa Rubio et Elsa Cross. D'où vient qu'il m'avait séduit, déjà, ce but de dérive-là ? Je ne m'en souviens guère, mais je m'auto-moque. Tout de même, quelques topographies turquoises ou enflammées, sanguines (la numéro 17). Ce passage vaguement plotinien :
 
L'oeil inaugure
sa propre gravitation
dans l'invisible.
Il lie et délie
la forme et la non-forme.
Il brise et restaure
ses miroirs.

Teresa Rubio, Topographia.
 
Je m'abîme malgré tout (quelque chose ne va pas : un grain de photographie décidément trompeur m'aura mené ici) dans de sombres réflexions informes sur l'oeuvre d'art, à l'heure de sa reproduction m...... Et au-dehors de toute cette grandioseté m'attendent, enfin, des rues bousculées de voitures, des axes encombrés, bruyants, puants. Dans ce café, là-bas, que je distingue tant bien que mal sous la pluie, voilà presque exactement vingt ans, me dis-je, que j'observais, tout en l'embrassant, le visage de certaine femme adorée, plus que tout au monde. Du moins n'ai-je pas changé, moi. Et quant à elle ? Où sera-t-elle partie trahir, encore ? Coup de menton. Sourire satisfait. Gloire des fiertés conservatrices. On rentre.

lundi 9 novembre 2015

Ferme-la !

« Nous sommes dans une économie ouverte, 
et rien ne pourra plus la fermer  »

(Jean-Christophe « jusqu'à » Lagarde, 
député français, BFM-TV, 8 novembre 2015).

samedi 7 novembre 2015

De la réification amoureuse au cinéma

 

On peut concevoir deux façons de se représenter ce phénomène d'arrêt du processus universel d'interactions fluides entre les hommes que l'on nomme réification

La première éternise et fatalise un tel arrêt, sous le rapport postulé d'une objectivation nécessaire de toute action perpétrée par un sujet, de tout rapport vivant entretenu par lui à un autre sujet de départ. Chacun de ces deux sujets non seulement crée des choses qui en viennent ensuite, pour le formuler ainsi, à se retourner contre sa puissance active de création, mais encore chacun d'eux, en dépit d'éventuels efforts communicationnels  les plus hystériquement pratiques, devra bientôt considérer - qui le cernent inéluctablement -  un complexe universel de sujet-objets fixes vis-à-vis desquels, quoi qu'il en ait, il devra se distinguer radicalement : soit qu'il laisse ces sujet-objets à leur autonomie et adopte à leur endroit une vague forme de désespoir neutraliste et méprisant, soit qu'il décide plutôt, prédateur rempli de désirs et de convoitise, de s'en rendre maître et de les consommer. Tout sujet se trouve installé par son prochain (au sens morbide du prochain sur la liste) dans cette posture d'objet : réduit, comme n'importe quel autre objet, à l'usage consommable ou à la facticité impénétrable, donc sans intérêt. Se trouvent là essentiellement assimilés tout objet « naturel », en sa stupide rigidité et, vis-à-vis de soi, tout sujet extérieur, dans l'inaccessibilité obligatoire qu'il nous oppose. Y compris dans l'amour, et dans les manifestations comparables de la plus haute liberté intime, les rapports intersubjectifs, de toute éternité, devront se figer en stéréotypes. Les autres hommes, les autres femmes, toujours, demeureront trop éloignés et de même, leurs actes, leurs sentiments, leurs prétentions les plus intimes, entourés d'une solitude et d'une souffrance invincibles, auxquelles seule la disparition physique - absurde - viendra donner le coup de grâce libérateur. 

Qu'il existe ou non une deuxième conception valable de la réification (ainsi que nous l'évoquions au début de ce billet), une conception laissant, elle, quelque place à l'espoir qu'il en aille potentiellement tout autrement de la vie des hommes et des femmes, cette question fait l'objet plus ou moins conscient du film The Lobster (Le homard), de Yorgos Lanthimos, sorti ces jours-ci sur les écrans de cinéma en France. Ce film, ainsi que le mentionne le sous-titre en ornant l'affiche officielle, est une histoire d'amour. Amour au singulier, ce qui est notable et pour ainsi dire décisif. L'amour, en effet, à le considérer comme unique, ou générique, ou indivisible, doit être ici uniment considéré comme constitutif exclusif de la solution ou du problème des rapports humains réifiés. Il n'y a jamais, pour Yorgos Lanthimos, qu'un seul amour en acte, quelles que soient ses richesses ou ses impossibilités.

L'histoire du Lobster est la suivante. Dans une société jumelle de la nôtre, pourvue des mêmes références culturelles générales (musique électronique, cinéma d'avant-garde, galeries marchandes) et d'une soumission à des normes technocratiques simplement un peu plus poussée (on ne voit ni n'entend police ou armée d'un régime déléguant sans doute désormais tranquillement la terreur à l'autogestion raisonnable de ses citoyens), la science fondamentale et le droit civil ont fait de singuliers progrès, lesquels se trouvent symbiotiquement mis en rapport. Le célibat est proscrit. La ville n'est plus peuplée que de couples dont l'assortiment sur des bases contractuellement ridicules (aimer communément le tennis,  saigner du nez à l'occasion, être disposé à la cruauté ordinaire l'un autant que l'autre) est aussi nécessaire que la possession par chaque citadin d'un certificat régulier de vie à deux, exigible à tout moment de la part de quelque officier de la BAC (Brigade Attachée à la Conjugalité). Les réfractaires à cet état de chose, les handicapés solitaires (sorte de chômeurs, stigmatisés, du couple), se voient contraints de subir un séjour dans un lieu figurant le croisement entre un camp de concentration et de remise en forme, installé en lisière de forêt, dans le cadre d'un grand Hôtel dont les couloirs, en particulier, et la décrépitude eighties évoquent immanquablement l'Overlock de Shining. Là, chacun, chacune, dispose de quarante-cinq jours pour trouver sa moitié, via tout un appareillage socialisant de séances de danse, de dîners, de redoutables performances théâtrales et pédagogiques vantant la supériorité de la vie à deux. La masturbation est interdite, punie le cas échéant de sévères brûlures (administrées au grille-pain).  Les échanges d'approche entre potentiels partenaires procèdent de la conversation la plus médiocre, débitée sur un ton robotique jusqu'en ses propositions sexuelles les plus explicites et crues, à l'image de ce que la politesse extérieure normative est universellement devenue. Au terme du délai imposé aux célibataires, si ceux-ci ne sont point parvenus à l'union affinitaire, les voilà transformés en l'animal de leur choix avant d'être relâchés dans la nature. Le héros du film (interprété par un Colin Farrell bedonnant et souvent émouvant de patauderie) a ainsi opté pour le homard (« parce qu'ils ont le sang bleu comme les aristocrates, vivent près de cent ans et sont très féconds jusqu'au bout »), d'où le titre du film. Afin d'étendre le délai accordé au départ, des séances de chasse sont organisées régulièrement dans la forêt voisine, peuplée de solitaires clandestins y subsistant selon des normes sociales réputées adverses, et dont la capture offrira, en attendant, aux célibataires  encasernés un nouveau répit forfaitaire avant la fatale transmutation animalière. De cet enfer standardisé, le héros finit par s'échapper, après avoir été convaincu de traîtrise et de dissimulation dans l'érection de son propre couple, ayant menti, en effet, sur le sadisme intégral dont il prétendait partager les valeurs avec celle devenue sa femme, qu'il abat sauvagement puis transforme lui-même, tout de go, en bestiau (il ne précise pas lequel) avant de mettre les bouts dans la forêt voisine, où le voilà bientôt acoquiné à la bande inconnue des solitaires organisés.

Tout cela, c'est la première partie du film, et il faut bien reconnaître qu'elle est efficace et drôle comme toute mécanique plaquée sur du vivant : langagier, social ou sexuel. La dénonciation de la réification, en sa variante contre-utopique carcéralisée, sanctifiée par quelque loi civile restant à imaginer, en ses nuances infinies, est certes assez aisée par les mauvais temps présents qui courent. Et le réalisateur Yorgos Lanthimos n'est, en l'espèce, à cet exercice, ni le plus niais ni le plus mauvais.  Le problème, la question et le malaise s'installent dès l'orée de la seconde partie, dans l'aperception de ce fait que la communauté forestière des solitaires semble tout autant réifiée que la précédente. Les interdits n'y pullulent pas, mais les rapports sexuels, ou simplement amoureux, y sont, par exemple, non plus imposés mais proscrits. Une femme (Léa Seydoux) règne sans pitié sur cette troupe pathétique (effectuant, çà et là, quelques coups de main spectaculaires de guérilla contre le camp d'en face), aux termes d'un contrat socio-dictatorial dont on ne sait rien. Les refus ou révoltes internes sont  en son sein tout aussi inimaginables qu'auparavant. La soumission à des châtiments exemplaires, pour les amoureux quand même, y sont également remarquables (lèvres arrachées, mise à mort). On y impose à chaque nouvel arrivant, avant toute autre chose, de creuser sa tombe. On y danse seul au cours de fêtes lugubres, seulement relié aux autres atomes humains par la même pratique d'écoute solitaire, sur son I-pod, de la même désespérante ritournelle électronique. Le langage, l'échange quotidiens y demeurent froids et misérables. Le héros ayant néanmoins rencontré, dans un tel cadre enchanteur, une femme (Rachel Weisz), s'étant lancé avec elle dans une aventure physique clandestine, ladite donzelle - repérée - est aussitôt fourbement et ignoblement réprimée par l'autorité solitaire : elle subit (au coeur de cette ville moderne constituant, pour nos solitaires terroristes, le front de leur lutte, les deux mondes coïncidant ainsi beaucoup plus qu'il n'y paraît à première vue) une opération chirurgicale soi-disant bénigne mais la rendant, en réalité, aveugle. La liaison déjà difficile qui s'annonçait entre ces deux êtres promet ainsi d'être tuée dans l'oeuf. Après de laborieux épisodes d'errance, cependant, dans une nature dépouillée, de lande humide et hostile (y compris, alors, parfois, à l'attention et l'intérêt du spectateur), notre couple infortuné décide de venir terminer sa course parmi la mégapole autrefois honnie. Pour y parfaire définitivement leur égalité organique, l'homme entreprend alors de s'y aveugler lui-même, artisanalement, à coup de couteau à viande, dans les toilettes d'un restaurant en bordure d'autoroute. Et voilà la fin de cette histoire d'amour
Au singulier.

La question est donc la suivante : la réification des rapports amoureux, dans The Lobster, se voit-elle critiquée au sens de Kant ou de Lukács ? Dépend-elle, comme l'entendait ce dernier de toute réification, d'une structure historique passagère  favorisant passagèrement l'extension indéfinie de la sphère marchande et de ses vilenies ordinaires ? Serait-elle réversible au nom de quelque irrésistible tendance humaine libératrice ? Susceptible d'une abolition ? Ou l'incommunicabilité est-elle, au contraire, promise (règne de la marchandise ou pas) au triomphe éternel et définitif ?

Le film (et l'impression terrifiante qu'il produit) repose au fond tout entier sur cette ambivalence critique-comportementaliste. Qu'on le présente comme simplement pessimiste ne suffirait donc pas. Car il y a un pessimisme  social et puis un pessimisme de l'homme. Chez Lanthimos, l'équilibre est fragile. Si l'amour  s'insinue bel et bien, et tant bien que mal, au sein de l'univers réifié qu'il présente,  cet amour y apparait toujours au mieux comme un recommencement infantile destiné à se voir brimé, élevé dans un cadre strictement répressif, où quelque réapprentissage de ce genre que ce soit, au plan sentimental, semble dès l'origine compromis. Les deux héros de Lanthimos, incontestablement amoureux, certes, sont moins maladroits dans leurs pulsions et leurs gestes érotiques, trouvant spontanément leur bonne direction, que dans les paroles qu'ils tenteraient en vain (semble-t-il suggéré : de toute éternité) de faire correspondre adéquatement à ceux-ci. La domination historique, bien réelle, du système totalitaire favorisant les couples  dans la première partie s'efface peu à peu, dans le film, devant cette constatation désabusée d'une faillite programmée, où que ce soit, de toute dialectique du désir prétendant progresser socialement depuis les attouchements de base jusqu'aux échanges spirituels. De tels échanges subversifs ne se révèlent jamais en état de triompher. De même que, pour certains, il n'y avait autrefois pas de rapport sexuel, il semble ici ne pas devoir exister de rapport amoureux. Des amoureux qui ne se rejoignent jamais (explicitement, en tout cas, cette absence ayant alors valeur de sens) persistent, en un espace blafardement égal, à causer toujours le même langage inadapté de la marchandise, quoique il soit indéniablement suggéré qu'ils aspirent à progresser en la matière. Or, une telle progression pédagogique, platonicienne, érotico-esthétique, leur est simplement interdite. Cette possibilité doit demeurer hors de leur portée (voir la très signifiante scène de l'exécution du morceau Jeux interdits à la guitare).  Il ne serait en effet envisageable de progresser, en amour, que vers cette urbanité moderne naguère tellement hostile, vers l'ennemi ancien aspirant désormais, comme un tourbillon sinistre, toute recherche pulsionnelle de bonheur. Vers cet unique horizon, somme toute indépassable, d'un hédonisme individuel aux marges de manoeuvres par principe infinitésimales, la distance entre deux amoureux, entre deux subjectivités, aussi rapprochées soient-elles, ne pouvant déjà être comblée autrement que dans la seule assomption d'une douleur commune (c'est ainsi que le héros se crève les yeux à l'issue du film, à fin de communion désespérée avec sa promise. Parce qu'ils ne sauraient partager rien d'autre). Qu'il s'agisse, donc, des couples de la première partie « critique » ou des atomes solitaires de la seconde partie « existentialiste » du Lobster, le constat est le même : le rapprochement, l'union se font sur une base d'identité minimale, non d'altérité. Le héros, devant son amoureuse aveuglée (qui partageait auparavant avec lui la myopie) leur cherche frénétiquement à tous deux, durant des jours, d'autres points communs dérisoires (aime-t-elle comme moi les myrtilles ? Parle-t-elle aussi l'allemand ? Joue-t-elle également du piano ?) avant de se résoudre, enfin, faute de mieux, à l'auto-mutilation identificatrice. Le semblable, toujours, ira au semblable. La tension entre l'obsession du couple et celle de la liberté individuelle abstraite, atomistique, se trouve ainsi résolue. L'échec étant celui de tout discours amoureux révolutionnaire, les êtres potentiellement les plus heureux du film ne sont autres que les animaux qui s'y déplacent et qui - eux - y pratiquent du moins l'acte de chair biologique en toute décontraction pré-discursive, n'éprouvant plus l'obligation normative insupportable de faire correspondre à la misère de l'acte la misère d'une théorie. Tel est probablement le sens de cette scène préliminaire  du Lobster voyant une femme clairement jalouse jaillir soudain d'une voiture pour exécuter furieusement un âne à coups de pistolet. Un âne (jadis peut-être son mari ou son amant l'ayant en d'autres temps abandonnée) vers le cadavre duquel s'empresse alors d'accourir un autre âne bien plus spontanément solidaire - ou une anesse, préoccupée, apeurée, avec laquelle les choses devaient sans doute se passer tellement plus facilement dans cette nouvelle existence bestiale : à la grande rage, donc, de la femme. D'autres scènes (Léa Seydoux tenant en laisse un cochon, avec dans le regard une indicible mélancolie, une ex-domestique de l'hôtel se recoiffant lascivement devant un paon, etc) seraient pour nous tributaires de la même symbolique et de cette même idée de fond : il n'y a que dans la pure animalité que le sexe cesserait définitivement d'être un problème. Raison pourquoi la transformation fatidiquement prévue en animal semble l'objet, chez les personnages du Lobster, d'une telle ambivalence d'angoisse absolue et de désir réfléchi (que serais-je, au fond, dans le repos idéal de mes organes, si l'on me donnait à choisir, une fois pour toutes, entre le porc, le homard et le chameau ?)...

Étrange film d'amour, donc, que celui-ci. Les résistants amoureux n'y résistent pas. L'idylle n'y troue jamais, dans les normalités totalitaires, aucune échappée par où l'utopie, timidement, se ferait jour. L'amour n'y est jamais fou. Les amoureux ex-«solitaires» bientôt réunis, de leur propre initiative, certes (ce qui fait toute la différence) en «couple», une fois rendus, de là, à la seule liberté précaire par eux reconnue possible : celle de la normalité urbaine, y aspireront comme tout le monde aux voyages méditerranéens, aux séances communes de piscine et à tout autre projet de bonheur annexe, mais aussi, plus mystérieusement, à « certaines choses sérieuses et pas futiles » (dont la nature, peut-être intéressante, ne nous est cependant alors point précisée par Lanthimos. Pourquoi ?). La liberté véritable, plus que toute autre matrice secondaire de nouveauté, semble ici condamnée par principe. Le sacrifice (du plaisir, du sexe) est partout de mise. Simple étude polémique, dira-t-on, symétrique, des idéologies totalitaires en présence : conjugale et solitaire (pensons aux avatars de l'individualisme marchand contemporain, celui, par exemple, de la femme active, dit de « la carrière avant la famille ») ? En sorte que le diagnostic demeurerait fondamentalement critique, politique ? Peut-être. Il reste que le monde et toute l'esthétique de Yorgos Lanthimos semblent a priori bien froids, déshumanisés et, singulièrement dans The Lobster, privés de toute virtualité, ne serait-ce qu'au plan chromatique. La réduction nécessaire de l'univers subjectif à celui d'un martyr relégué dans son Tartare, voilà ce que cet esthétisme évoque. Pas n'importe quel Tartare, celui du design post-moderne, de sa très-adéquate performance extérieure, une performance libérale, calviniste ou mandevillienne d'autant plus efficiente qu'elle aura fait son deuil de toute bonté native de la « nature humaine », de la possibilité de faire du monde autre chose qu'un Royaume de Satan irrémédiablement mauvais et déprimant. Les divers déchaînements de cruauté  (envers le corps des hommes et celui des animaux) scandant la progression du film prennent alors soudain une allure (de défoulement vengeur, voire haineux) tout autre que comique (à supposer, de toute façon, que rire en choeur à l'unisson d'une foule plongée dans les ténèbres d'une salle de cinéma libèrerait plus qu'il n'asservit. Tel n'était pas l'avis d'un Adorno, par exemple, s'ouvrant auprès de Walter Benjamin, dans une célèbre lettre de 1936, de la signification selon lui déjà pré-totalitaire de ce genre d'explosion collective et moqueuse).

Il n'y a pas loin de Lukács à Heidegger, et de la critique révolutionnaire de la réification à sa transformation en fait ontologique, constatable dans la douleur inextinguible de soi, dans la mélancolie à perpétuité. C'est précisément sur le pillage de sa notion révolutionnaire qu'aura été rendue possible la fructification finalement libérale (ou dégagée de la politique) de la réification existentielle. Axel Honneth montrait, voilà quelques années (dans sa Réification), comme Lucien Goldmann le fit avant lui, tout ce dont Lukács se sera ainsi trouvé dépossédé, volé comme dans un bois par Heidegger.  L'exhaussement de la compréhension du monde, pourtant, et l'augmentation de l'intelligence sont évidemment inséparables d'une critique à mort de ce monde historique, d'une critique utopique unitaire exercée contre lui. C'est ainsi que notre propre mélancolie gît ailleurs. Dans l'ailleurs. Une nostalgie de demain, en vérité,  plutôt que telle mélancolie factuelle méprisant le sens éthique, et préférant tirer d'elle-même, génétiquement, la translucide cohorte de ses incroyances, de ses lucidités glacées, de ses anti-valeurs fières de leur certitude post-métaphysique. Notre nostalgie s'édifie sur la haine, l'amour, la faim, pas sur la fin de l'amour et l'expérience de la solitude comme préambule tragi-comique à l'assomption de toute existence authentique. L'échec annoncé de l'amour peut bien être dit - tant qu'on le voudra - l'authenticité même. Nous n'aurons que faire, alors, de l'authentique, du vrai ou de l'incontestable. L'authentique nous répugnera aussi longtemps que les faits nous seront contraires, prétendront interdire le surgissement répété de la seule identité humaine (d'inachèvement) que nous acceptons de  nous reconnaître, en laquelle la communication et la liberté amoureuses jouent un rôle tellement important. L'humour de Yorgos Lanthimos nous apparaît, pour cela, aussi rigoureux et triste que ce monde même qu'il prétend moquer. Il est, comme lui, fondamentalement éteint, ou rémanent. Il est présent comme la mort, vous colle à l'esprit longtemps, tels ces souvenirs de grenouilles disséquées et continuant à remuer, à l'agonie, sous l'impulsion de quelque décharge électrique sadiquement administrée, dans les écoles que nous traversions, enfants : ces petites grenouilles déjà cadavres dépiautés, dénudés, humiliés, et, elles aussi, alors, sans doute, horriblement ridicules et comiques. Telle est la terrible réussite de cette oeuvre dont la cohérence granitique nous semble hélas ! (loin de ce que pensent avoir observé de pertinentes mais trop formelles critiques) incontestable.







jeudi 5 novembre 2015

Les troncs humains

 
Rodolphe Bresdin, Comédie de la mort (1854).

« Je suis sale. Les poux me rongent. Les pourceaux, quand ils me regardent, vomissent. Les croûtes et les escarres de la lèpre ont écaillé ma peau, couverte de pus jaunâtre. Je ne connais pas l’eau des fleuves, ni la rosée des nuages. Sur ma nuque, comme sur un fumier, pousse un énorme champignon, aux pédoncules ombellifères. Assis sur un meuble informe, je n’ai pas bougé mes membres depuis quatre siècles. Mes pieds ont pris racine dans le sol et composent, jusqu’à mon ventre, une sorte de végétation vivace, remplie d’ignobles parasites, qui ne dérive pas encore de la plante, et qui n’est plus de la chair. Cependant mon cœur bat. Mais comment battrait-il, si la pourriture et les exhalaisons de mon cadavre (je n’ose pas dire corps) ne le nourrissaient abondamment ? Sous mon aisselle gauche, une famille de crapauds a pris résidence, et, quand l’un d’eux remue, il me fait des chatouilles. Prenez garde qu’il ne s’en échappe un, et ne vienne gratter, avec sa bouche, le dedans de votre oreille : il serait ensuite capable d’entrer dans votre cerveau. Sous mon aisselle droite, il y a un caméléon qui leur fait une chasse perpétuelle, afin de ne pas mourir de faim : il faut que chacun vive. Mais, quand un parti déjoue complétement les ruses de l’autre, ils ne trouvent rien de mieux que de ne pas se gêner, et sucent la graisse délicate qui couvre mes côtes : j’y suis habitué. Une vipère méchante a dévoré ma verge et a pris sa place : elle m’a rendu ennuque, cette infâme. Oh ! si j’avais pu me défendre avec mes bras paralysés ; mais, je crois plutôt qu’ils se sont changés en bûches. Quoi qu’il en soit, il importe de constater que le sang ne vient plus y promener sa rougeur. Deux petits hérissons, qui ne croissent plus, ont jeté à un chien, qui n’a pas refusé, l’intérieur de mes testicules : l’épiderme, soigneusement lavé, ils ont logé dedans. L’anus a été intercepté par un crabe  ; encouragé par mon inertie, il garde l’entrée avec ses pinces, et me fait beaucoup de mal ! Deux méduses ont franchi les mers, immédiatement alléchées par un espoir qui ne fut pas trompé. Elles ont regardé avec attention les deux parties charnues qui forment le derrière humain, et, se cramponnant à leur galbe convexe, elles les ont tellement écrasées par une pression constante, que les deux morceaux de chair ont disparu, tandis qu’il est resté deux monstres, sortis du royaume de la viscosité, égaux par la couleur, la forme et la férocité. Ne parlez pas de ma colonne vertébrale, puisque c’est un glaive. Oui, oui... je n’y faisais pas attention... votre demande est juste. Vous désirez savoir, n’est-ce pas, comment il se trouve implanté verticalement dans mes reins ? Moi-même, je ne me le rappelle pas très clairement ; cependant, si je me décide à prendre pour un souvenir ce qui n’est peut-être qu’un rêve, sachez que l’homme, quand il a su que j’avais fait vœu de vivre avec la maladie et l’immobilité jusqu’à ce que j’eusse vaincu le Créateur, marcha, derrière moi, sur la pointe des pieds, mais, non pas si doucement, que je ne l’entendisse. Je ne perçus plus rien, pendant un instant qui ne fut pas long. Ce poignard aigu s’enfonça, jusqu’au manche, entre les deux épaules du taureau des fêtes, et son ossature frissonna, comme un tremblement de terre. La lame adhère si fortement au corps, que personne, jusqu’ici, n’a pu l’extraire. Les athlètes, les mécaniciens, les philosophes, les médecins ont essayé, tour à tour, les moyens les plus divers. Ils ne savaient pas que le mal qu’a fait l’homme ne peut plus se défaire ! »

Lautréamont, Chants de Maldoror (chant IV-strophe IV).

dimanche 1 novembre 2015