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Tels présidents, tels peuples...
Villeneuve-sur-Lot (et ailleurs), Juin 2013. |
Le non-fascisme, en France et dans tous les pays où règnent des conditions comparables de production, est-il encore possible ?
Il est permis d’en douter.
4000 personnes environ participaient comme nous, samedi 8 juin 2013, à la marche parisienne commémorant le décès du jeune Clément Méric, mort à dix-huit ans au cours d’un affrontement avec un bonehead du même âge. Ce chiffre aura été jugé faible par certains, un peu prompts, peut-être, à le mettre en balance avec d’autres : celui, par exemple, beaucoup plus important, de ceux ayant accompagné jadis Pierre Overney ou Pierre Goldman jusqu’à leur dernière demeure. Pour nous, nous le rapprocherons simplement des chiffres d’autres marches commémoratives contemporaines organisées ailleurs, à la mémoire d’autres jeunes hommes et femmes tué(e)s dans d’autres rixes, lynchages ou engagements armés. Le soutien sans faille de ses camarades à la mémoire de Clément Méric ne saurait masquer le caractère tristement affinitaire d’un tel événement. On n’est plus jamais entouré ni enterré, dans ce pays et tous les autres, que par des proches. Notre existence durant, nous ne croiserons guère que des proches, des tout proches, lesquels vivront et penseront et parleront comme nous, leurs proches, leur famille ou leur bande étendue, de proche en proche. Telle est, au fond, quoi qu’il puisse se passer désormais, la victoire de ce fascisme moderne porté en elle par la démocratie bourgeoise comme le nuage porte la pluie. Telle est sa victoire de proximité.
Depuis son apparition sur la scène historique, le fascisme s’est trouvé combattu de diverses manières. Toutes ont échoué. La conflagration militaire des années 1940 n’a nullement signifié sa destruction en tant que doctrine, ni en tant que sentiment politique. Un sentiment de cette sorte ne peut être vaincu militairement puisque prospérant justement sur la défaite, les frustrations, l’humiliation sans cesse recommencée, le ressentiment. Son extension virtuelle est irrésistible et illimitée. L’antifascisme à caractère militaire se trouverait vis-à-vis de lui complètement impuissant, à supposer même qu’il accumulât à ses dépens les victoires physiques, qu’il refoulât les fascistes au large (mais où, au juste ?) et qu’il leur « reprît les rues », suivant une expression hautement problématique.
Car les rues, aujourd’hui, sont déjà fascistes. Toutes les rues. Y compris celles où la dernière brute JNR n’aura jamais posé le pied. Les rues sont masculines, virilistes, violentes. Elles coûtent cher, à arpenter et habiter. La vie unique les animant demeure celle des commerces et des propriétés qui les peuplent, que la police protège, que les juges sanctifient.
L’origine historique de l’antifascisme idéologique est connue. Elle coïncide avec ce choix, effectué par le stalinisme, d’en finir avec la stratégie immédiatement auparavant défendue par lui (quitte à plonger ses sectateurs professionnels dans la plus grande stupeur, et le plus immense danger) : celle dite de « classe contre classe » désignant, plutôt que le fascisme, la social-démocratie comme l’ennemi principal, et qui donna en Allemagne les résultats désastreux que l’on sait. Le Front Populaire naquit, contraignant presque Staline à l’union ouvrière « à la base » avec les socialistes. Puis, le Front Populaire trahit : en France les ouvriers en lutte, en Espagne, les ouvriers en guerre. Du temps de ces troubles date en particulier une formule rhétorique célèbre, destinée à connaître une longévité symbolique inégalée, ce fameux No Pasaran ! constituant encore de nos jours, parfois auprès de très jeunes gens, un cri de ralliement suffisant.
Au plan de la fidélité proclamée envers des camarades surtout sacrifiés, en Espagne, par la Russie stalinienne et ses agents stipendiés, un tel slogan demeure louable, voire émouvant, en dépit de tout.
Au plan de la stratégie, il nous évoque plutôt immanquablement le trait acéré de cette vieille canaille catholique de Romain Marie, se préparant ainsi, voilà quelques années, sur les ondes de Radio-Courtoisie, à une prochaine manifestation anti-avortement organisée par ses soins : « Une fois de plus, disait Romain Marie, il y aura là nos adversaires qui nous feront face. Une fois de plus, rouges de colère, ils nous crieront : No Pasaran ! Et une fois de plus, nous passerons. »
Éclater les fascistes dans la rue, dès que possible, certains auront à cela été fort compétents, à diverses périodes de l’Histoire. Sans doute, pour beaucoup d’entre eux, parce qu’ils prenaient à cette activité un plaisir intense, un plaisir d’artisan d’ailleurs fort légitime. « Prompt comme une pensée d’amour, écrit Shakespeare, je file à ma vengeance ». La vengeance est douce. La vengeance est miel. C’est bien ainsi que devaient l’entendre, par exemple, la bande des Marins Rouges de Johnny Dettmer, ou les camarades toulousains de la 35ème brigade FTP-MOI apprenant l’exécution de Marcel Langer : ces hommes et femmes dont le PCF tenta, au cours même du conflit, puis après-guerre, de désavouer certains « crimes indéfendables », comme l’exécution d’un curé collabo, ou l’attentat du Cinéma des Variétés. La vengeance. La haine, rythmique. Point de politique encore. Sans parler de morale. « Il me tue un homme, disait Mao à propos de son vieil adversaire nationaliste, et moi je lui en tue un. Ce n’est pas une question de morale. »
L’antifascisme étant, lui, une doctrine homogène, porteuse de son histoire déterminée, il se voit opposer aujourd’hui, à ce titre, la déliquescence complète de tout projet, toute envie, tout désir « populaire » visant à se doter d’une grammaire politique quelconque. Le prolétariat, rigoureusement atomisé en individus martyrisés dont la tête et le cœur se trouvent en permanence maintenus, par le Capital, dessous une ligne d’infinie flottaison merdeuse, ne peut plus entendre ce type de langage, considéré par lui – à tort ou à raison – comme un luxe réservé aux riches. La politique, dans ce chaos qui est le nôtre, ne veut plus rien dire. Le Commun est tout simplement décédé. La société n’accepte plus de se laisser dévoiler, ni comprendre. Dieu, à la rigueur, chacun de vos dieux, relayé par chacun de vos proches sur tout le territoire, pourvoira seul à des explications qui, bien entendu, ne pourront plus en être. La Famille, quelque famille qu’elle soit au juste (si ! si ! la famille) ne figure pas pour rien la valeur-refuge idéale de ces temps abjects.
Or, là où le fascisme – lui-même une de ces misérables familles dont nous parlons – remporte la victoire, c’est que d’ex-objet historique qu’il était, tout comme l’antifascisme, il a su, pour sa part, déborder, les décennies passant, ce cadre militant étroitement formaliste. Il conquiert désormais, l’air de ne pas y toucher (sinon à coups de poings, comme tout le monde), à force d’évidence, de simplicité (et de simplisme) la conscience épuisée de ce monde. Si le racisme biologique se fait de moins en moins présent dans ses diverses interventions et postures, si Le Pen et Ayoub valorisent désormais ouvertement, à l’aune d’un certain « amour de la Nation », le substrat « allogène » de leurs organisations, qu’ils eussent autrefois nié avant même de le fustiger, c’est que le concret établi, visible, de même que l’image sorélienne mobilisatrice, conservera toujours l’avantage, en termes de propagande, sur tout discours, fût-il facilement raciste, qui plus est dans une société aussi gravement décérébrée que la nôtre par l’emprise de la marchandise. La société est métissée, c’est un fait. Et elle le restera. Tout le monde pourra éprouver l’évidence de cette vérité sensible. Cela ne changera pas. Le racisme biologique se voit dès lors intégré, commodément, par les fascistes, comme simple moment d’un grand processus phénoménologique xénophobe, dont la création de sens – politique – constituera le produit ultime. C’est dans ce sens-là que ça se passe, la politique xénophobe étant la conséquence d’un traitement délibérément concret, naïf et efficace d’affects racialistes grossiers, d’abord acceptés évidemment sans réserves chez l’électeur ou le militant potentiel, appelés cependant à terme à disparaître comme tels, du moins à confluer dans l’assomption par chacun – « Français » ou « Immigré » - d’une identique et invincible logique des proches ou des « identités », la même faisant déjà s’accorder Dieudonné, Batskin, Kemi Seba, Le Pen, Soral et autres raclures.
Que trouvons-nous en face, bien souvent, du côté « antifasciste » ? Le refus massif de considérer précisément le racisme en question comme la dernière valeur tragiquement partagée par l’ensemble de la société. Le refus de voir le racisme d’un Noir envers un Blanc, d’un Maghrébin pour un Jaune, ou un Juif, au nom d’une définition purement universitaire du racisme, laquelle postule abstraitement un lien nécessaire entre racisme et domination économique, posant intellectuellement que les pauvres ne sauraient, en toute hypothèse, se montrer capables de racisme envers quiconque serait lui-même pauvre. En sorte qu’il ne serait possible de devenir raciste qu’à condition d’avoir appris le racisme chez les riches (c’est-à-dire chez les Blancs), dans les amphithéâtres d’une Université toujours empreinte, systématiquement, du racialisme organisé et théorique de la période coloniale des années 1910. En sorte, également, que le racisme sera idéologique ou bien ne sera point, et que le fascisme ordinaire, s’il existe, ne concernera jamais qu’une infime partie, une minorité extrêmement sectorisée, dominante, de la société. Tel est le refus théoriciste dramatique d’un concret – certes, désespérant puisqu’il est celui de l’hostilité, sinon la détestation mutuelle universelle autour de laquelle tous les atomes, toutes les « familles » constituées s’accordent ici absolument spontanément – que les fascistes auront choisi, au contraire, eux, d’exalter avec une feinte sérénité, une tranquillité vaguement indignée, au nom du bon sens, sur l’air galiléen d’Et pourtant elle tourne ! tout en le travestissant avec adresse. « Ouvrez les yeux ! » invitait simplement, empiriquement, une affiche lepéniste d’il y a quelques années.
Étre radical, disait en substance Marx, c’est prendre les hommes eux-mêmes : tels qu’ils sont, tels aussi, du même coup, qu’ils pourraient changer. Il est des enfants qui, au même âge, au même stade de développement, et issus de milieux comparables, accusent pourtant des niveaux différents de violence et de questionnement. Le racisme a à voir avec ces deux notions. Certains franchiront plus vite que d’autres, avec plus ou moins de facilité et de bonheur, ces étapes de l’altérité structurante imposée par le monde : celles de la stupeur, d’abord, puis de la curiosité, toutes deux éprouvées et peut-être bientôt dépassées, ce dépassement permettant d’annihiler ensuite (du moins de contrarier fortement, salutairement) l’envie fondamentale d’entre soi déterminant toutes les autres. Une telle envie ne peut plus se voir présentée niaisement, comme avant, notamment à l’école, par une République libérale aujourd’hui désarmée d’histoire et de projet, comme simplement immorale. Rappelons en effet que cette dernière fera la vigoureuse promotion d’une telle privacy quelques années plus tard à peine, voire l’érigera alors en modèle indépassable. La xénophobie (avance donc prudemment, et sans grande conviction, la République libérale embarrassée) serait avant tout incapacitante. Elle gênerait un mystérieux « vivre ensemble » dont on serait bien embêté de dire ce qu’il est au juste, et où le trouver exactement, mais peu importe. Elle serait en tous les cas un problème purement moteur, un problème mécanique. Rien de plus vrai. Précisons seulement qu’en entravant ainsi leur intelligence, la xénophobie émousse la capacité de résistance dont les pauvres auront ensuite tellement plus besoin que les autres. Elle est, à strictement parler, une enfance maintenue de l’esprit, cette faiblesse persistante capable, en face des grands qui la répriment et lui promettent des coups à chaque nouvelle bêtise ou grossièreté qu’elle émet (du fait de frustrations impérieuses), de se faire salement dissimulatrice, sournoise et revancharde, lors même qu’elle se convaincrait d’avoir tort. La démocratie élective s’adresse à de semblables enfants avides de désigner des chefs. Nul doute qu’elle finira, très vite, par combler de ses vœux ce grand projet régressif que constitue la xénophobie politique. Tout en roulant, comme d’habitude, le corps adulte des prolétaires dans la farine.
On peut définir un fasciste de toutes les façons qu’on voudra, insister sur son goût transcendantal pour le combat, la mort, etc. Un fasciste est avant tout, pour nous, suivant la classe sociale qui est la sienne, quelqu’un qui se ment à lui-même et/ou qui se fait rouler. Un patron fasciste se ment à lui-même lorsqu’il prétend chercher autre chose dans le fascisme que la possibilité pour lui de persévérer plus aisément dans son être, lequel repose dans l’obsession triviale de produire, pour vendre (et en vivre), du vin, des livres, du papier hygiénique parfumé ou quoi que ce soit d’autre, en éloignant toute menace potentielle émanant de gueux organisés faisant chaque jour sa richesse absurde. Un bon patron n’a ni politique ni mystique, il a des esclaves qui travaillent, point barre.
Un policier fasciste se ment déjà un peu moins lorsqu’il s’érige, à part lui, devant la glace, en rempart dernier de la civilisation. Il défend, certes, une civilisation. Son besoin de violence et de répression, la satisfaction – ou plutôt : l’entretien, car le fasciste ne vise jamais la libération éjaculatoire ni le repos des instincts – de ses pulsions de pouvoir, tout cela pourra à la rigueur se justifier presque tel quel aux yeux du public contemporain impuissant, nourri à la thérapie de groupe et à l’authenticité médiatique confessionnelle. On parlera alors d’ « homme d’action » assumé, pratiquant volontiers par goût personnel – dans le cadre de la loi, bien entendu – l’« intervention musclée » de voie publique. C’est ce type d’intervention qui causa, par exemple, la mort à Grasse, le 9 mai 2008, de M. Abdelhakim Hajimi, étranglé durant dix minutes par une poignée d’hommes d’action de ce calibre, ayant opéré dans le cadre de leurs fonctions.
Quant au prolétaire fasciste, son mensonge essentiel consiste à nier qu’il opère, en basculant dans cette espèce de spontanéisme politique qu’est le fascisme, un pur suicide. Son désespoir, authentique et fondé, le prolétaire niera qu’il le fasse seul agir, refoulant le caractère sentimental, suicidaire, de ses prises de parole, de position et, parfois, d’ « engagement ».
Pour ce qui est de se planter, maintenant, de se faire plumer, rouler, arnaquer, carotter de toutes les manières possibles par les propriétaires du monde exploitant ses talents divers, le militant fasciste doit être reconnu là un champion absolu. Cela ne signifie pas, d’ailleurs, qu’il se trouve forcément dénué, au plan individuel, de compétences intellectuelles ou esthétiques. Prenez Ernst Von Salomon, par exemple. Voilà un homme qui écrit avec ses Réprouvés l’un des plus beaux livres du vingtième siècle, et en particulier l’un des plus grands livres révolutionnaires de cette période. Au début de l’ouvrage – biographique – Von Salomon explique tout simplement qu’il veut se battre, peu importe contre qui. Le type a cette masse d’énergie à décharger, voilà tout. Il se trouve qu’alors, dans l’Allemagne impériale ruinée de l’après 1914-18, où toutes les valeurs (financières, symboliques, morales) se sont brutalement effondrées, où les populations locales se trouvent opprimées, au mépris du droit bourgeois international, par de cruelles puissances d’occupation étrangères (les Français, en particulier), le désir guerrier et la compétence technique correspondant à ce désir constituent à peu près la dernière denrée collective disponible. Von Salomon, qui veut se battre, va donc voir les communistes. Les communistes, après examen, ne lui paraissant au début pas désirer se battre, il change, en quelque sorte, de crèmerie, et s’engage dans les fameux Corps Francs (parmi lesquels combattent, d’ailleurs, beaucoup de prolétaires communistes, ce qui ne pose à Von Salomon aucun problème, vous comprenez, vu que lui n’aspire au fond qu’à défourailler à l’arme lourde, puis légère, puis à mains nues s’il le faut, jusqu’à ce que la mort le fauche, et fauche avec lui ce besoin désespéré d’action qui l’étreint). Il sera servi, se battra des années durant dans le chaos allemand (jusqu’aux pays baltes soumis à la pression de la révolution soviétique) de ces années d’insurrection prolongée, en tous sens, dans toutes les directions idéologiques. Il avouera, à maintes reprises, ne pas savoir qui il combat au juste, sanglé dans des uniformes à chaque fois différents, mandatés, lui et les soldats perdus – fous de guerre – qui sont ses camarades, par des gens qu’ils méprisent tous, qui changent au gré des fluctuations politiques. Et Von Salomon explique que, pour lui, cette Allemagne défendue par les nationalistes pré-fascistes dont il fait partie, n’est en réalité qu’un mot (« une idée », précise-t-il) recouvrant un sentiment dont la vigueur impérative pourra bien trouver chez chacun une traduction différente : « Si la bourgeoisie, s’écrie ainsi un des aventuriers qu’il décrit, si ces gros messieurs-là ne renoncent pas à croire qu’ils pourront faire de bonnes affaires avec notre peau – et ceux-là se fichent pas mal de l’Allemagne, vous pouvez me croire – alors je sais bien pour ma part ce que je ferai et je pense que vous, mon lieutenant, aussi bien que l’aspirant, vous le savez tout comme moi…
- Schmitz, vous êtes un Spartakiste, déclara le lieutenant Kay.
Et Schmitz répliqua très calme :
- Pourquoi pas, s’il le faut. »
Chacun se bat pour ce qui lui manque, disait plaisamment Surcouf. Von Salomon et ses soldats perdus se battent pour se battre. Voilà ce qu’il leur manque, ce que le monde bourgeois, sa morale douceâtre, pacifiste, lâche et triviale, interdit à leur jeunesse (il est, au début de ses aventures, âgé de quelque dix-sept ans). Ce bourgeoisisme, Von Salomon l’identifie parfaitement comme l’ennemi principal. Pourquoi alors ne bascule-t-il pas dans le camp révolutionnaire ? Pourquoi défend-il, lui et ses potes, les bourgeois socialistes à chapeau mou massacreurs de rouges ? Pourquoi embrasse-t-il et défend-il, vaille que vaille, ce qu’il déteste le plus au monde ? Telle est la tendance morbide et suicidaire fasciste que nous avons évoquée. Et pas question de bêtise, du moins au sens strict.Von Salomon a, au final, une conscience incroyablement claire de s’être bien fait avoir :
« Et nous marchions. La voie était gaie, et joyeux nous criions : Laissez la voie libre ! Fermez les fenêtres ! Les éléments les plus actifs du front allemand marchaient, parce qu’ils avaient appris à marcher ; ils marchaient le fusil sur l’épaule, à travers les villes, remplis d’une colère sourde, d’une fureur impétueuse et sans but, sachant qu’à cette heure il fallait lutter et lutter à tout prix. Ils marchaient les uns pour la gauche, les autres pour la droite.
Mais nous qui luttions sous les anciennes couleurs, nous avons sauvé la patrie du chaos. Que Dieu nous pardonne, ce fut notre pêché contre l’esprit. Nous avons cru sauver le citoyen et nous avons sauvé le bourgeois. Le chaos est plus favorable à l’évolution que l’ordre. La résignation est l’ennemie de tout mouvement. En sauvant la patrie du chaos nous empêchions l’évolution et nous ouvrions les voies à la résignation. »
Au même moment, suivant des modalités étrangement voisines, Jan Valtin basculait, ailleurs, dans le camp des combattants rouges. Ces deux-là eussent eu, sans aucun doute, tellement de choses à se raconter, et à partager.
Entre deux échanges de tirs.
Le fait que la bourgeoisie de droite actuelle renvoie dos-à-dos, sans pudeur excessive, la violence des fascistes et celle des antifascistes n’est pas étonnante dans un tel contexte. Idéologiquement, il s’agit pour M. Copé et ses proches de congédier l’Histoire, l’origine historique particulière, précisément antifasciste de cette République qu’il entend très prochainement maquereauter. La liquidation libérale de la France du CNR, et de ses reliquats d’influence gaulliste et/ou stalinienne, constitue à vrai dire, ainsi que chacun le sait parfaitement, son unique programme.
La gauche, quant à elle – Mélenchon, le NPA… – assume enfin une certaine « course de vitesse » engagée, dit-elle, entre ses propres organisations et celles des fascistes. Cette avancée-là est bien trop timorée, en plus d’être tardive. Le fascisme entreprend de bien trop longue date de séduire universellement, suivant des modes jusqu’ici repoussés avec mépris, sinon horreur, par la gauche. L’offensive automatique du fascisme, en particulier en direction de la jeunesse traitée comme telle, c’est-à-dire comme complexe de pulsions, réservoir d’énergies soumettant grossièrement aux mêmes besoins brûlants (consuméristes) les jeunes riches et les jeunes pauvres, se trouve couronnée de succès, pas seulement en termes de résultats électoraux.
Jamais, sauf peut-être au moment de l’apparition formelle du fascisme, au lendemain de la première guerre mondiale, la question de la séduction politique de masses gigantesques, dépourvues de tout sauf de misère polymorphe, ne s’est trouvée autant liée à celle des angoisses individuelles, du besoins diffus de violence et de vitesse, de brutalité et de griserie, de jouissance et de pouvoir, à caractère plus ou moins explicitement sexué. Voilà l’endroit précis où le communisme anarchisant et le premier fascisme entamèrent, puis délaissèrent la seule vraie guerre susceptible de les opposer, de déterminer entre eux des différences authentiques, de dire la vérité finale de l’un et de l’autre. Cette vérité qu’Ernst Von Salomon, cité plus haut, avait – avec amertume – parfaitement entendue. Cette vérité que les Arditi del Popolo, formellement issus du militarisme, révélèrent sitôt que le fascisme eut jeté, contre eux, le masque révolutionnaire et commencé, méthodiquement, au service de la bourgeoisie italienne chancelante, son agression militaire contre la classe ouvrière. Levée la lourde hypothèque de l’antifascisme des années 1930-40, le monde issu de la guerre froide se trouvant partout achevé par les libéraux triomphants, c’est sur ce terrain précis de la révolte futuriste post-1914, et des oppositions souvent nuancées et complexes ayant alors scindé cette révolte en un pôle conservateur ou harmoniste d’État (fasciste) et un autre, quant à lui réellement bouleversant (anarchiste, communiste, peu importe) qu’il faudrait sans complexe reprendre la polémique (y compris intellectuelle) avec les fascistes. Car la catastrophe est passée – elle continue de passer – aussi terrible à maints égards que la Grande Guerre mais dépourvue, cette fois, de ce sursaut spécifique ayant justement succédé à celle-ci, cette effervescence postérieure ayant prétendu menacer – d’intelligence et d’art – la stupidité morne de l’injustice bourgeoise. Il règne dans toute la jeunesse des impulsions communes. Cela permet à certains de l’assimiler, au nom de ses erreurs mêmes, de ses choix par définition trop rapides, de ses choix de jeunes cons, à quelque entité cohérente : un parti de la jeunesse, pourquoi pas…
Mais ce n’est guère qu’entre jeunes militants, aujourd’hui, que demeure, du moins, le désir commun – affirmé – de se faire consciemment la guerre, armés parfois des mêmes uniformes, de codes culturels et de références semblables (depuis les Fred Perry, Lonsdale et Ben Sherman disputés, jusqu’à « l’autonomie » comiquement rapinée par Batskin et autres « nationalistes autonomes » allemands à leurs adversaires libertaires, en passant par les squats fascistes de Casa Pound, et toute la série des détournements et récupérations opérés dans les deux sens).
Partout ailleurs, dans la jeunesse, derrière les impulsions, derrière la frustration revancharde des chairs, du sang et des envies brimés, domine un silence autrement troublant de communion, un silence disant entièrement la même chose, valant quitus donné, ensemble, à l’état minable des choses, par une même masse invisible énorme, sans distinction réduite et écrasée, sous un joug inconnu. Ce silence hystérique, assourdissant, de la jeunesse moyenne est ce que nous connaissons de plus lourd, et de plus désespérant. Les jeunes bourgeois et prolétaires ne partagent rien d’autre que la fascination, plus ou moins célébrée, pour un même complexe de valeurs générales, et le refus très net de penser la société en termes de communs, de collectivités d’intérêts risquant de trop dépasser la proximité sensible, la proximité d’évidence et d’habitudes. On réservera cela aux bolosses. La source ultime de ces divisions illusoires, de cette mesquinerie identitaire systématique recouvrant l’essentiel des interventions « politiques », « sociales » ou « culturelles » de la jeunesse, n’est plus jamais aperçue. La division en classes antagonistes, au sein d’un monde où des nuées de milieux sauront au mieux se tolérer entre deux affrontements contingents, pour peu qu’ils acceptent tous de se conformer à la loi la plus stricte, admise universellement, de maintien de l’homogénéité maximale, cette division s’est effacée peu à peu devant la grande harmonie fasciste effective de l’apartheid socio-ethnique, devant le respect des droits de chaque communauté (sexuelle, nationale, religieuse), a priori respectable en tant que telle, sans nuances, devant l’exigence de tolérer, le plus spectaculairement possible, toutes les identités figées. Le « respect » obligatoire de l’intégrité de chaque monade fournit désormais le mot d’ordre privilégié des contrôleurs de la RATP. Il s’agit, en montant dans un bus, en arpentant la rue, de rester « civils sur toute la ligne ».
Flics en civil.
Tout cela est très clair.
Ce « respect »-là est devenu l’autre nom du fascisme normal.
« On s’habille pareil, mais on n’a pas les mêmes chances ! » disait une affiche de campagne chiraquienne, en 1995. Absolument exact. Et toujours valable, of course. À condition de dérouler franchement le fil : « On s’habille pareil, on écoute les mêmes musiques ghetto, on utilise les mêmes deux cents mots de base, les mêmes insultes stéréotypées, en particulier, suffisant bien à s’épicer le style, on consomme les mêmes ignobles néo-nourritures et boissons cannibales, encourageant, devant nos I-phone, les mêmes artistes et sportifs richissimes, mêmement débiles, chargés de nous représenter, mais c’est vrai : on n’a pas les mêmes chances ! Aucune importance. On s’en bat les couilles. Une dernière chose nous unira, reprise et symbole de toutes les autres, et sur laquelle nous demeurerons d’accord jusqu’à l’apocalypse, qui ne sera pas de notre fait : l’intention partagée de ne jamais nous rencontrer trop sérieusement, un jour maudit, au fond de cette fiction grotesque qu’on persiste à nommer – pas nous : d’autres, ailleurs, quand ils ne savent plus trop quoi inventer pour maquiller ce néant qui fait leur profession inepte – le vivre ensemble national… »
L’essentiel est dit.
L’essentiel est perdu.
La victoire électorale de Marine Le Pen, en 2017, ne devrait être qu’un point de détail de l’histoire.