« Le sous-préfet crut immédiatement de son
devoir de renouveler la
tournée des amers, par esprit d’équité. »
Villiers de l’Isle-Adam, Le plus beau dîner du monde.
La revue Amer, éditée par la maison lilloise des Âmes d’Atala, et dont nous venons de recevoir, voilà quelques
jours, le cinquième numéro (consacré – formellement – à la photographie)
représente à nos yeux fatigués, tellement souvent déçus, tout simplement l’une
des meilleures publications critiques
jaillies, ces dernières sombres années, sous le débile soleil de France.
Nous avions prévu, à l’origine,
de vous expliquer un peu l’origine de ce nom étrange (« Les Âmes
d’Atala ») mais les rédacteurs d’Amer
annonçant, page 289, en surplomb d’une magnifique scène de fellation (très X,
c’est le cas de le dire) la réédition prochaine de M. de Bougrelon, de Jean Lorrain, où ladite explication se trouve,
nous y avons renoncé. S’il ne l’avaient point fait, nous ne nous serions pas
dégonflés mais enfin, c’est ainsi : et puis, avec des « si », on
mettrait Paris en bouteille, non ? ou des vieux ananas, pourquoi pas, dans des bocaux
scellés. Vous lirez M. de Bougrelon, voilà tout. Vous y apprendrez en sus beaucoup de choses sur
l’homosexualité de Barbey d’Aurevilly.
Revenons à ce numéro 5 d’Amer. Il vous sera donné, lectrices,
lecter, Hannibal, d’y jouir, d’abord, d’un article de Ian Geay, dédié aux
tendances cryptographiques - et faussaires -
du par ailleurs (ou par là-même : c’est à vous de voir) très érotique
Pierre Louÿs, article qui nous prit raisonnablement la tête, nous qui sommes
d’intelligence moyenne, au moment de pénétrer le mystérieux code à chiffres
couramment employé, dans leurs échanges épistolaires sensibles, par le susdit
Louÿs et son frolot. Vous serez moins long que nous, espérons-le, à choper le truc
et vous en tirerez tout autant de plaisir. On éprouve toujours du plaisir à
apprendre des choses. Cet intérêt pour le secret et la dissimulation traverse
cette dernière livraison entière d’Amer,
attendu que la photographie, dont le statut
michelangelesque (qu’on nous pardonne ce trait d’esprit : nous venons également
d’achever la lecture de Sang-Froid,
l’autre production récente, et plus admirable encore, de la même maison, sur
laquelle nous reviendrons dans un prochain billet) fait débat depuis si longtemps
auprès de certaines âmes délicates, son dévoilement et sa monstration
procédant, pour les unes, du pur goût,
d’un parasitage policier, mortifère, pour d’autres, lesquelles souvent
d’ailleurs – et en cela, nul paradoxe trop rebutant – se trouvent dans le même
temps fascinées, au sens où le serpent fascine, par la bébête gélatineuse, ou
numérique. L’histoire tragique des communards, par exemple, avides de se faire
tirer le portrait en pleine gloire, hélas ! pour le plus grand profit de
leurs bourreaux lors de la Semaine Sanglante (page 44) voisine avec la
présentation, accompagnée d'une foule d’interrogations pertinentes, de
quelques-unes de ses œuvres par le photographe Polo Garat. Plus loin, une
poignée d’actualités modernes suscitent encore la réflexion, par touches,
évoquant le tabassage de photographes-journalistes par des prolétaires les
ayant considérés - à tort ou à raison - comme des ennemis intimes ponctuels, ou l’enkristage d’autres
prolétaires que la photographie de contrôle social aura, elle, à coup sûr, franchement facilité. Deux interviews sont
appréciables, celle, d’abord, de Ralf Marsault, qui publia jadis un ouvrage de
photographie (« Fin de
siècle ») ayant connu un assez fort retentissement, et dans lequel des
zonards ou marginaux de diverses obédiences : anarchistes, punks, fascistes,
voyous, etc, avaient accepté, pour toutes sortes de motifs, plus ou moins
conscients, plus ou moins narcissiques, de se faire shooter. Retour
est ainsi fait, dans la discussion, sur ce que permet la photographie, sur ce
qu’elle est susceptible, à l’inverse, d’interdire, ce danger objectif qu’elle
pourrait représenter de mise en scène généralisée, de fixation, d’apologie ou
de dépréciation partisane, et/ou involontaire, du regard, en tous les cas d'affaiblissement politique de celui-ci, d'ossification possible face à la vie qui court, s’enfuit, gigote, et qui,
peut-être bien, vous laissera là tout seul si vous continuez à jouer
l’artiste. Vous nous suivez ? Non. Alors, suivez Amer, vous comprendrez mieux. L’autre interview qui nous a séduits
est celle du promeneur nécropolitain, et mémoire optique des cimetières du monde, André Chabot (aucun rapport avec Arlette, a
priori. En revanche, un de ses ancêtres authentifiés, type étonnant, s’y trouve
bien évoqué par les soins du sieur Chabot : à vous de voir ça, on n’en dit pas
plus). Ajoutons que l’entretien nous a bien fait marrer, au début surtout,
lorsque Ian Geay (nous supposons que c’est lui) posant une série de questions, à
caractère spécifiquement littéraire, à
son interlocuteur, le bonhomme Chabot s’y dérobe systématiquement,
partant systématiquement ailleurs,
finissant tout de même par se souvenir, oui, avec une certaine politesse
embarrassée, qu’on lui avait, au fait, demandé quelque chose, il me semble,
oui, c’est cela, concernant la littérature, je crois ? La patience, alors,
de l’interviouvère, sa prise de distance laconique, s'avèrent proprement stupéfiantes. Nous pensons que, durant ce laps de temps, lui-même était parti
ailleurs, comme M. Chabot, qu’il n’aura donc, comme lui, pas perdu le
temps en question. Le décalage se produisant ici, outre sa drôlerie, donne en
tout cas une bonne idée de la puissance de dérive, imaginative, libérée au
cours de ces 300 pages (6 euros, tout de même : les gaillards ne se mouchent
pas du coude !) par le travail acharné de nos amis nordistes.
Bon. Pour la
terminer courte, tout le monde y est. Nous craignions, par exemple, que
Rodenbach n’y fût point, ni le débat qui divisa, à son sujet, le symbolisme
tardif, concernant ces fameuses photos placées en regard de Bruges-la-morte : ils y sont tous deux.
Nous redoutions de ne voir évoqués ni le pauvre Charles Cros ni son invention de la photo couleur,
souvent méconnue comme tout ce que fit ce malheureux à la surface de cette
foutue planète dont « décidément
nous nous souviendrons » (Villiers de l’Isle-Adam), et ils y sont
aussi. Clément Trompette, enfin, débauché de chez les excellents
populaires-encyclopédistes de Chéri-Bibi,
revient sur cette Java des Bons-Enfants,
dont Guy Debord, autre faussaire sympathique, avait, dans les années 1970,
attribué le texte à Raymond-la-Science, par goût du jeu et de la déconne
autant, bien entendu, que de l’affiliation intègre, c’est-à-dire scandaleuse.
Seuls bémols : un texte de Bernhardt, dont décidément le style n’est pas le
nôtre (et Bernardt peut bien faire mine de rire, depuis sa situation actuelle),
un autre, de Bloy (page 157), intitulé Terrible
châtiment d’un dentiste, ne présentent, pour nous qu’un intérêt assez
limité, l’inscription de ce dernier dans Amer
N°5 (c’est comme Chanel, au fait, aviez-vous remarqué cette coïncidence ?)
étant formellement liée au fait que, certes, Bloy y cause de photo, oui. Si
elle ne fait pas de bien excessif, cette présence bloyenne ne peut, il est
vrai, pas faire grand-mal non plus. Vous voudrez bien noter, pour achever cette
furtive et, osons le dire, indigne présentation, qu’on distingue, page 88, une
quéquette extrêmement impressionnante, et qui déclencha, en notre âme,
d’intenses mouvements et interrogations, concernant la destinée humaine, la
nôtre en particulier. Tout cela est très remarquable. Amer est une revue très remarquable, dans laquelle le Moine Bleu
possède d’ailleurs, c’est vrai, quelques parts commerciales, cela n’ayant bien
entendu aucun rapport avec ce que vous vous trouvez en train de lire à présent.
Comme lança récemment encore, à l’intention de quelque polygraphe gauchiste, le
subtil Président de la République au sujet de l’affaire Karachi : « Soyons sérieux, tout de même, enfin ! Qui
pourrait croire à une fable pareille ?»
Amer, donc, est une revue remarquable. La chose s’explique, selon
nous, essentiellement du fait de l’anarchisme des rédacteurs de cette revue.
Cet anarchisme est particulier. Il n’accuse, on s’en aperçoit rapidement, qu’un
rapport extrêmement lointain avec la triste pose de rigueur arborée, au moment
d’exister, par les petits commerçants parisiens du Monde libertaire, pour ne citer qu’eux, traditionnels incapables de
rien comprendre à rien, ou de désirer se plonger dans autre chose que, pour la
millionième fois, l’œuvre complète de cette vieille merde libérale, sexiste et
antisémite de Pierre-Joseph Proudhon.
L’anarchisme de la bande à Amer, lui, est spontanément littéraire -
finiséculaire pour être plus précis :
c’est-à-dire qu’il s’intéresse, ainsi que nous l’allons bientôt voir et
discuter, à la littérature, à l’esthétique, aux thématiques générales brassées
par le 19ème siècle finissant (et les autres aussi, attendu que
selon un jugement célèbre, « Toutes
les fins-de siècle se ressemblent » en quelque façon. Comment cela ?
Veuillez, s’il vous plaît, patienter quelques instants, que nous puissions,
nous aussi, finir). Cet anarchisme amer, disions-nous, est également,
froidement (le froid étant un moment du chaud) individualiste : « Bien que les tragédies collectives émeuvent,
écrit quelque part Ian Geay, que l’on pourrait présenter comme le
« Sâr » polymorphe, ou tout au moins le grand ordonnateur de la
revue, en commentant une phrase de Poe,
le malheur n’est jamais plus affreux que lorsqu’il concerne des êtres seuls ».
Nous nous trouvons là,
sommairement, en présence, en fait d’idéologie (fût-elle anarchisante) d’un mode de
lecture du monde se nourrissant à tous ses excès concrets, de tous ses
rebuts et histoires scabreuses précisément
scandées, auprès de toutes les marges (voyoucrates, pornographes, diversement
illégales et illégalistes) d’une société contemporaine estimée par Geay et sa
bande (qui exagèrent sûrement, j’en parlais encore ce matin, en dégustant une
soupe bio avec la charmante Mme Parisot) une aberration sociale autant
qu’esthétique.
Il faut admettre que l’époque a
une tendance, fâcheuse, à exhiber de manière permanente ce néant de beauté et
de pensée qu’elle mérite bien, et qui, déjà, la juge. L’abaissement moyen de la
culture bourgeoise se fait tel, le crétinisme se trouve à ce point avancé chez
ses défenseurs les plus fanatiques, que le phénomène serait même propre à
jeter, çà et là, le plus faible, le moins armé des désespérés du temps, celui
n’aspirant, au milieu du désert, qu’à sa pauvre « goutte d’eau » du « sentiment
du Beau en général », comme disait naguère un prof de philo de souche
germanique, au creux des bras - tout
aussi courts - de la canaille réactionnaire branchée, revancharde après des
décennies de jacklanguisme ininterrompu
(on la comprend) et désormais influente via
tous ses Causeur, ses champs de
navets électroniques, ses salons d’impuissants misérables faisant profession
d’entraver quoi que ce soit à Léon Bloy ou Bernanos.
Pour les désespérés plus solides,
bien sûr, le risque de frayer à terme avec cette sinistre engeance, tout
écoeurés qu’on les trouve pourtant de la complète salissure moderne, demeure
quasi-nul. On aura bien du mal à leur faire célébrer, en effet, à la manière de certains zélotes, le très pur style
de M. Eric Zemmour, dont telle dernière chiure dégoutte, infiniment.
Ceux-là, n’en doutons pas, préfèreront toujours se livrer à d’autres
raffinements, lire Amer, pourquoi
pas ! Ceux-là préfèreront toujours l’Anarchie.
Il fut un temps, vers 1890, où
les flics de France, à l’issue de quelque fructueuse descente, ramenaient
parfois au commissariat, avec le matériel saisi auprès de suspects gauchistes,
qu’ils tabasseraient évidemment un peu plus tard, avec entrain, ainsi qu’ils
procèdent toujours aujourd’hui, des listes conséquentes d’abonnés aux revues les plus radicales de l’époque, notamment aux
suppléments littéraires de celles-ci.
Les poètes, les écrivains les plus importants éprouvaient alors - les listes en
question l’attestent - pour l’Anarchie, du moins la plus intraitable, la plus
méchante, la moins prompte à rêver de société future autant que son
établissement persistât à admettre qu’un seul dernier Bourgeois s’y pût jamais
trouver recyclé (vivant, s’entend), les sympathies les plus vives.
En sorte que l’union était, là,
parfaite.
Mallarmé repoussait des limites,
et luttait contre des formes que d’autres, ailleurs, raffolaient de
volatiliser, au souffle d’autres poëmes. Léon Bloy écrivait L’Archi-confrérie de la Bonne Mort,
rédigeait à ses Propos d’un entrepreneur de démolitions certain petit Avant-dire
que Pol Pot lui-même (d’ailleurs grand amateur, en sa jeunesse, de
Kropotkine, ce qui laisse songeur tout en nous éloignant du sujet) eût pu ne
point renier. Jehan Rictus faisait rimer les déménagements à la cloche de bois,
et les bagarres de rue. Fénéon, entre deux chroniques assassines, quelque
minuscules qu’elles fussent, s’affairait à de tout autres précipités. La
libération des corps et des esprits propagée par les anarchistes, la haine de
ceux-ci pour les tartufferies de l’univers, leur détestation commune de chaque
Bourgeois lui-même, en sa ridicule physiologie,
rejoignaient, d’évidence, les soucis artistiques de ce moment étrange, dont les
exégètes se chiffonnent encore, à l’occasion, autour du terme susceptible de le représenter le plus adéquatement. Serait-ce
celui de « Fin-de-siècle »,
lequel figure déjà, c’est vrai, l’attente apocalyptique de quelque événement
définitif, de quelque « rosserie
grandiose » (Bloy) clouant enfin le bec puant du progressisme
industriel ? Plutôt celui de « décadence »,
dont l’intérêt supérieur serait de montrer mieux l’assomption, par ses apôtres,
de tout ce procès de dévoilement, enchaînant le faste baroque, flamboyant,
trouble (et gai) de certains vigoureux
franchissements de frontières (celles du genre, comme chez Lorrain ou Rachilde,
ou encore de la sexualité, des milieux) au souhait - contraire - de secouer,
par la violence, cette vieille société menteuse, et pourrie, voire, au sein de
celle-ci, épuisée, sa propre existence inepte (l’Albert, de Louis Dumur) ? Parlerait-on plus opportunément, et
simplement, de « symbolisme »
généralisé, du désir de révéler partout des correspondances, de laisser hors
leurs formes triviales saillir objets et destinées, pouvant former ensuite ces
rondes enchanteresses auxquelles le Bourgeois, insecte comptable et
parcellaire, analyste intégriste bousculé par le Rêve, vouera toujours une
haine sacrée (terrorisée) ?
Hegel aussi (lequel portait, soit
dit en passant, le même prénom que notre ami Georges Weaver) cherchait des
correspondances. Il fit même de celles-ci, à sa façon inimitée, le grand
principe de vie et de mort tout intérieur aux choses. Il permit de penser et
d’aimer les révolutions, les fins entraperçues de mondes vermoulus, qui
s’effondreront. L’Histoire et son grand Nous pouvaient intervenir. Mais, en ce
temps dont nous parlons, l’Anarchie qui se fût adressée de la sorte aux
artistes, en un langage trop clair, trop massif, bref un langage de peuple et de foules, toutes rythmiques
et vivantes fussent-elles, eût risqué de les barber, de lasser leur complexion de nerfs, de perdre à leurs yeux
tout charme, faute d’accéder illico à
leurs besoins, précieux et opiacés, de nuances. Les artistes, alors, dont
Wagner fut, pour cela, l’illustration contemporaine parfaite et la courante
idole, avaient ainsi glissé, dérivé, insensiblement, depuis la République
Sociale jusqu’à Schopenhauer. Il arrivait parfois, en ce temps-là, que les
gauchistes les ennuyassent. Or, ce
temps, à l’instar de manif boys
immortels et mythiques à la ténacité de Fliegende
Hollander, ou de Japonais impériaux ignorant encore, dans leur (L)île (en
force !), l’arrêt des hostilités, ce temps ne s’est, au fond, pour
certains, jamais vraiment dispersé.
Il reste celui des gens d’Amer, pour
qui - ils s’en vantent suffisamment - la Révolution ne vaudra jamais que
flanquée de ce diptyque extrêmement concret : « Littérature, Amour ».
Il fut parfois compliqué, dans
les années 1990-2000, de s’intéresser ouvertement, parmi certains anarchistes
ou « autonomes » français (dont un personnage fort spirituel douta
d’ailleurs un jour devant nous, avant de s’esclaffer, que la nouvelle de leur existence fût jamais parvenue jusqu’à la bonne
ville de Karlsruhe) à la littérature, ou à la poésie, de manière
spécifique. La tendance lourde, et très ancienne dans ce milieu, à
l’auto-castration, au refus de travailler ses facilités ou dons éventuels, au
motif que l’artiste, être séparé, trahirait l’humanité par définition (ce qui n’est,
certes, pas contestable, reste partout vérifiable à cette heure même) se
dissimulait cependant, comme si elle eût malgré tout vaguement honte
d’elle-même, sous d’autres prétextes, parfois terriblement absurdes.
Souvent, le temps, semble-t-il, faisait ainsi défaut pour ce genre de broutilles.
Il est vrai que les
« anarcho-autonomes » de l’époque ne chômaient guère.
Si l’on ne tient compte que de la
phase finale du complot terroriste mondial devant ensevelir l’Occident, ourdi à leur initiative aux côtés de leurs frères basques d’Al-Quaïda, de la destruction complète du
réseau ferré français et de l’empoisonnement systématique de l’ensemble des
sources d’eau potable disponibles sur le territoire, sans parler d’une dizaine
d’autres projets annexes, et terrifiants (dont Feu Messieurs Alliot-Marie,
Squarcini et Pépy ont suffisamment établi la réalité), on conviendra aisément,
c’est vrai, que le travail ne manquait
pas.
Amer eut donc depuis l’origine, à ce titre, au sein d’un agenda
aussi chargé, le mérite d’une parfaite constance, dans la qualité comme dans le
souci général de propagande
littéraire, ce souci s’inscrivant, de notre point de vue, dans une perspective
bien plus large de redéfinition du projet révolutionnaire, la question de fond
posée ici n’étant autre que celle de la nécessité, utopique, de s’entraîner
sans cesse, sans que cela tourne jamais à la corvée, ni au militantisme, à imaginer la suite que pourrait fournir, au monde bourgeois finissant, une
révolution authentique, touchant la vie quotidienne.
Prenons, si vous le voulez bien,
une fois de plus (de la main gauche, ça porte bonheur) la littérature. La
discussion lancée entre Ian Geay (je suppose encore, par facilité, qu’il s’agit
de lui) et Caroline Granier, dans Amer
n° 3, était là-dessus non seulement passionnante, mais pour nous
stratégiquement décisive : «Le thème
de la littérature en communisme est-il abordé dans certains textes ? (d’écrivains
anarchistes de la fin du 19ème siècle, note du MB). D’aucuns voient dans l’avènement de la
société nouvelle, telle que nous la décrivent quelques anarchistes et
communistes, celui d’un ennui sans borne. Vu de la sorte, cela nous rassure
quant à la pérennité de la littérature qui aime à se développer sur ce terreau
fertile. À l’inverse, si l’on en croit Louise Michel qui déclare lors d’une
conférence organisée par Anatole Baju que «des seules théories socialistes peut
sortir une bonne littérature », nous sommes en droit de nous interroger
sur ce que deviendront les littérateurs, au lendemain du grand soir. »
Amer donne ainsi, depuis des années, à lire, à voir, à éprouver :
photographies (parfois extrêmement dérangeantes, telles ces images anciennes de
chirurgie médicale, toujours dans le n°3), nouvelles, poèmes, interviews,
analyses… Cette vaste présentation de textes, rares, de films ou de parcours
individuels déviants, bizarres, malsains, dont la critique artistique normale
ne saurait saisir l’intérêt, entraîne, par la densité de soins (documentation,
notes annexes) apportés au traitement des sujets, l’activation immanquable,
dans l’esprit et la mémoire du lecteur, d’une richesse maximale d’évocation. Ce
genre de plaisirs, trop souvent encore, à la différence de leurs anciens,
certains anarchistes contemporains se les refusent, quand ils ne s’en méfient
pas crânement, en toute conscience sacrificielle, au profit, car il faut bien
tout de même qu’ils se lancent régulièrement dans quelque activité
intellectuelle, de travaux « purement »
abstraits, sérieux, politiques, à dominante « sociologique », etc,
des travaux censés, peut-être, mieux servir la cause, mais auxquels manqueront
ensuite, parfois cruellement, le bénéfice démiurgique de l’incarnation, de
l’inspiration, de l’image.
Or, l’image mobilise. La leçon du
mysticisme, jusqu’à Sorel, est bien celle-là.
Le style, souvent, se ressentira
douloureusement d’une telle sécheresse. Nous ferons sûrement ricaner des gens
en affirmant ici qu’il existe bel et bien un style « anarchiste »
actuel, pourvu d’un certain nombre de codes ou de figures imposées, attendues,
incontournables, dont souvent les tracts, les appels à lutter, partout,
constitueront autant de déclinaisons plus ou moins heureuses. Plus ou moins
lisibles. Et ainsi, pensons-nous, pour cette raison même : plus ou moins
efficaces au-delà du milieu. On
pourra bien nous rétorquer, alors, que cette question du style n’est que de
très faible importance en ces matières, en face des luttes réelles à se
coltiner, etc. Cette réaction basique, pas dénuée d’intérêt, puisqu’elle
rappelle tout de même, salutairement, qu’après tout, c’est bien la vie qui doit primer, oublie cependant de
dire sur quoi, au juste. Car en quoi
pourrait consister précisément une vie toute entière soudain livrée à
l’imaginaire ? À quoi diable ! pourrait enfin ressembler une existence
communiste, un destin individuel sous le communisme ? Toute tristesse
aurait-elle vocation à s’éteindre, à ne pas naître ? Et de même, toute
mélancolie ? Et pourquoi non ? Et la vulgarité, dont les marchands
auraient libéré la rue, toutes les rues : se trouverait-elle, parmi nous,
évanouie, à jamais ? Une vie après la révolution, minute par minute,
pourrait-elle se voir purgée de l’angoisse de la mort ? Permettrait-elle
d’installer, vis-à-vis de la Faucheuse, un dialogue
plus fécond que cette pitoyable attente, tissée de frustration et de remords, à
laquelle les bourgeois nous ont ici condamnés ? La force de quels fantasmes
nouveaux, de quelles jouissances tordues
radicalement inédites pouvons-nous légitimement escompter après la
victoire ? Comment jouirons-nous sous le communisme ?
Tous ces problèmes ne sont, à
proprement parler, que des problèmes de style,
auxquels seule une imagination débordante,
sans cesse enrichie, apportera des réponses valables.
Le chatoiement particulier de ces
situations scabreuses, extrêmes, inquiétantes et dangereuses, dont les
littératures « décadentes » fournissent l’exemple fréquent, et le cœur (« le cœur », de manière signifiante le thème central du
troisième numéro d’Amer) de cette
revue qui nous intéresse, et dont nous causons aujourd’hui, contrebalance
aussitôt, en elle, le poids acquis de la théorie, manquant parfois, ici ou là,
au gré de certaines pages, se faire trop présente.
La quête de l’autonomie
spirituelle, acquise au gré des rencontres, au contact de destins singuliers et
excessifs (qu’ils soient réels ou fictifs) en tous les cas jamais moralement condamnés, cette autonomie
sans cesse affinée, vouée à accompagner, à servir au mieux le projet
d’émancipation sociale, bref, pour le définir ainsi : l’hypothèse d’une propagande par le fait littéraire, celle
de sa pertinence aujourd’hui, en milieu libertaire, nous semble la plus belle
intuition, la plus belle réussite – pour ne pas évoquer plus avant, à leur
place, leurs buts conscients ou définis – de cette très estimable bande de hooligans
lillois.
Dernière précision : il
semble hélas ! que les finissants d’Amer
s’arrêtent. La décadence, paraît-il, fatigue. Surtout en période de crise
économique. Ils préconisent, en cas de fureur intempestive de leur lectorat que
celui-ci se venge « sur la police,
un décroissant, un chat ou qui vous voudrez.»
Pour les décroissants, je veux
bien, sans parler des autres.
Mais, pour les chats ?
Et l’Animale, alors ?
Tous les exemplaires présents,
passés, futurs (?) d’Amer sont commandables auprès des Âmes d'Atala, au
prix ridicule (c’est à cela que servent les prix) de 6 €. Passez donc sur leur
site pour tous les détails.