En septembre 1887, c’est la dèche totale chez les Villiers
de l’Isle-Adam, c’est-à-dire – quoique le mariage entre Villiers et sa douce
n’ait pas encore eu lieu (il interviendra sous la pression de Mallarmé, sur le
lit de mort de son poète maudit de copain, deux ans plus tard) – chez Villiers,
donc, sa compagne Marie Brégeras, née Dantine, une femme de ménage analphabète
qui partage sa vie misérable depuis 1880, et enfin l’enfant de cette
calamiteuse union : Victor-Philippe-Auguste, dit « Totor »,
alors âgé de six ans.
La situation de Villiers est paradoxale : jamais il
n’a autant approché la gloire, et pourtant la galère ne lui laisse aucun répit
véritable. Désormais un auteur reconnu, en France et en Belgique, et même un
glorieux exemple pour toute une génération d’écrivains et poètes en vue :
de Rodenbach à Lucien Descaves, de Camille Mauclair à Ephraïm Mikhaël ou
Maurice Maeterlinck, il vient en même temps (à l’été 1887) d’être expulsé de
son logement de la rue Pigalle pour impayé de loyer. Depuis des années, quand
il n’est pas franchement SDF au point de passer ses journées au bistrot puis
dormir dans des immeubles en construction, il change du moins de logement très
régulièrement, subissant à chaque fois les brimades, les humiliations, les
saisies de ses diverses crapules de propriétaires.
Certes, il parvient sans trop de problèmes, depuis 1883,
année de parution de ses Contes Cruels,
à placer contes et chroniques auprès de divers organes de presse (le Figaro ou, à partir de l’été 1884, le Gil Blas, lequel l’embauchera jusqu’à la
fin 1888, moyennant un versement de près de 150 francs par œuvre livrée). Mais
son quotidien demeure extrêmement précaire, surtout - évidemment - depuis qu’il
est soutien de famille. Et s’il est reconnu comme un maître du style, voire un
génie littéraire, ses œuvres ne s’en vendent guère plus (les Contes Cruels), ni ne connaissent un
succès tel que Villiers se pourrait croire bientôt sauvé : la
représentation de sa pièce Le Nouveau
Monde est à peu près contemporaine de la publication des Contes Cruels (19 février 1883, au
Théâtre des Nations), ce qui aura contribué bien sûr à entretenir sa réputation
de littérateur. Le souci, c’est que ladite représentation, déjà intervenue après des années de retard,
négociations, palabres et tergiversations de tous les acteurs en présence
(directeurs de théâtre, comédiens, Villiers lui-même…) se solde par un
quasi-fiasco : 17 représentations seulement, et un résultat catastrophique
sur le plan financier. Quant à Tribulat
Bonhomet, enfin, paru chez Stock en mai 1887, il fait, d’après son ami
Huysmans dans une lettre à Arij Prins, datée du 11 septembre 1887, un
« four » énorme, au point de couper « pour quelque temps »
chez Villiers « tout espoir. »
Voilà donc quelle est la -
déplaisante - situation lorsque Léon Bloy décide, pour aider son ami (et tant
qu’à faire lui-même) de passer à l’action.
Ami de Villiers peut-être depuis
1880 et le salon de Nina de Villard, plus certainement depuis leur
fréquentation conjointe du Chat Noir
de Salis (au cours de l’année 1884), Bloy entend tout partager avec celui qu’il considère comme un être supérieur,
donc – et là, dans son esprit, nulle absurdité – légitimement tyrannisable et
persécutable par ses soins hystériques. Ceux-ci se voient justifiés par la
perspective d’un retour impératif au droit
chemin, lequel ne saurait être, du
point de vue de ce « scatholique » intraitable (dixit Villiers himself)
que la fin des séductions hérétiques, hégéliennes ou wagnériennes exercées sur
l’esprit de son camarade, autant que la reconquête des gloires intégrales de
Villiers, la cessation de sa pauvreté, sa reconnaissance artistique, bref le
dévoilement universel de son génie.
En attendant, pour les deux potes
qui galèrent affreusement, le partage est d’abord celui du pain quotidien,
arraché dans les plus effroyables, quoique minuscules, batailles. La mémoire
restera à jamais de ces sombres lettres successivement adressées par chacun des
trois amis aux autres (Huysmans s’étant progressivement lié aux deux premiers,
au cours de cette maudite année 1884) et invitant, tour à tour, au gré
d’invisibles mouvements de fortune, à passer faire son affaire de la maigre
côtelette, de la dérisoire soupe que l’on vient juste de toucher et dont, tel soir,
on entend régaler le frangin.
Bloy - c’est entendu - est
habitué comme personne, et depuis toujours, à soutenir avec la dernière
véhémence indignée les rafales du guignon, de la chkoumoune, des coups du sort
les pires, des insultes afférentes crachées dessus ce beau bouquet immonde par
la foule grouillante des puissants d’édition, des canailles d’argent et autres
raclures propriétaires des trois mondes.
Or, en ce mois de septembre 1887,
justement, dans la perspective brillante de se hisser pour de bon au-dessus de
cette ligne de flottaison de merde habituelle, Bloy croit avoir une idée
géniale.
Bloy à Villiers,
22 septembre 1887 :
« Mon cher ami,
Quand tu tiendras cette lettre,
je te prie d’exiger le parfait silence autour de toi, de t’installer avec
confort dans un coin de fenêtre et de me lire fervemment. Je voudrais te voir
aujourd’hui, déjeuner chez toi et te parler. Tout bien considéré, je t’écris,
je choisis de t’écrire, parce qu’il
est terrible de te parler. Tu écoutes mal, comme font les tigres, alors qu’on
voudrait de toi l’acoustique respectueuse des éléphants. La redoutable
équivoque d’un seul mot te déracine de mes harangues les plus nutritives et
fait aussitôt verser ton esprit dans le sauve-qui-peut des calembredaines.
Voici donc –
Il est absolument nécessaire, Villiers, que nous en finissions avec
l’agonie de notre misère. Nous crevons de la façon la plus visible et la plus
certaine. Il s’agit de prendre ce que Dieu nous donne et Dieu nous donne
certainement une occasion.
Je parle assez clairement de ton
voyage à Dieppe, n’est-ce pas ? (…) »
Voyage ? Dieppe ? De quoi s’agit-il exactement ?
Bloy à Louis Montchal,
23 septembre 1887 :
« (…) Écoute ceci. Lord
Cecil, marquis de Salisbury est à Dieppe pour trois semaines. Il s’agit de trouver
une somme complémentaire ; il y a moyen et je m’en occupe aujourd’hui même
avec une rage d’activité. Il s’agit d’habiller notre ami en trois jours et de
partir avec lui pour Dieppe. Je resterai ignoré du lord, mais dans la coulisse,
je dirai à Villiers des choses viriles que seul je peux lui dire et qu’il ne
peut accepter que de moi. Il faut que ce maître de l’Angleterre lui fasse une
situation quelconque, mais une vraie situation et que, en attendant, il lui
donne un petit capital que nous rapporterons à Paris. Salisbury a dix millions
de revenu et des territoires grands comme un royaume. Il peut faire ce qu’on
lui demande pour Villiers dix fois comte et dix fois chevalier. On s’arrangera
pour lui faire comprendre qu’il le doit.
Je suis profondément convaincu que cette démarche menée
par moi doit réussir. J’ai le génie des sièges et j’ai fait plus fort. Mais
notre ami est une machine de guerre difficile à manœuvrer (…) »
Le marquis de Salisbury, à
l’époque Prime Minister conservateur
pour la deuxième fois et, en effet
homme grassement fortuné, dispose depuis 1873 d’un confortable pied-à-terre
dans les environs de Dieppe. L’idée de Bloy est de pousser, en quelque sorte
devant lui, son ami Villiers de l’Isle-Adam, aristocrate issu d’une des plus
illustres familles d’Europe, par-là même prétendant virtuel à tout un tas de
titres et distinctions rutilants, et de l’envoyer à Dieppe pour qu’il y capte,
comme par hasard, l’attention, la sympathie, puis enfin – tout de même – les thunes de l’honorable lord britannique.
Pour ce faire, il s’agit, donc,
d’abord de le rendre présentable (c’est-à-dire de le débarrasser de ses nippes
de clochard et de lui en trouver d’autres un tant soit peu reluisantes), de lui
procurer un billet de train, de trouver encore l’argent nécessaire à son
logement, à sa subsistance sur place tant que durera « le siège »,
etc.
À l’arrache, Bloy parvient à lui
obtenir (c’est du moins ce qu’il prétend à Louis Montchal) une avance de 500
francs d’un éditeur (La Librairie Moderne,
alors en négociation avec Villiers pour la publication prochaine des Histoires Insolites).
Mais Villiers, sans franchement s’opposer à Bloy,
rechigne.
Sans doute craint-il de devoir apparaître devant Salisbury
flanqué de son crasseux et tonitruant compère, quoique ce dernier prétende
vouloir rester invisible (tout en l’accompagnant, ce qui paraît effectivement
peu vraisemblable) :
Bloy à Villiers,
22 septembre 1887 :
« Il faut donc partir et même partir avec moi. Cela
me paraît indispensable. Il va de soi que je dois être ignoré de ton lord que
je suis peut-être appelé à juger et à faire exécuter quelque jour. Mais je
serai dans la coulisse pour te chuchoter des choses que je tirerai pour toi des
lieux profonds « de abysso jacente deorsum. » Et nous reviendrons, j’ose
en répondre, avec ta délivrance et la mienne. Seulement, prends garde,
l’occasion va fuir et l’argent va se dissiper. Il n’y a pas une seconde à
perdre. Tu m’as écouté hier et tu t’en trouves bien.
Écoute-moi donc encore aujourd’hui.
Il est clair que la somme que tu
as entre les mains ne suffit pas.
Arrange-toi avec Marie (Dantine, n. du Moine Bleu) pour
être sordide pendant trois ou quatre
jours. Cours chez un tailleur, presse le Figaro,
porte Midas (conte finalement
non-publié dans les Histoires insolites, id.) à Baschet (directeur de l’Illustration, id.). D’après mes
informations, il te paiera sur ta copie que tu dois avoir en ce moment. Mais,
au nom du ciel, que tout cela soit très rapide. Il faut que nous puissions partir dès le commencement de la semaine prochaine. »
Mais « la semaine
prochaine », personne ne part à Dieppe.
Villiers est malade, assez
salement.
Bloy aussi : il s’apprête à
passer sur le billard (« Je profite de la bonne volonté d’un ami (…) pour
me débarrasser enfin d’une saleté que je traîne depuis ma naissance et qui
m’incommode chaque jour davantage », lettre à Huysmans, 30 septembre
1887).
Retour, pour les trois frères, au
désespoir ordinaire (« Quelle triste, lamentable soirée nous avons passée
hier chez Huysmans, en compagnie de Villiers ! Nous avons ensemble repassé
tous nos déboires, le néant de nos efforts, l’inanité effroyable d’une vocation
stérilisée par l’indifférence ou l’hostilité universelle. Et cela sans aucune
issue probable, sans aucun rêve plausible, avec l’exténuation de nos énergies
et la vieillesse proche », Bloy à Montchal, décembre 1887).
Le début de l’année s’écoule
ainsi, dans cette ambiance riante.
Puis, soudain, contre toute
attente, Villiers obtient - notamment via Jules Destrée, que Huysmans a prié de
soutenir son ami - l’un des premiers
(l’un des seuls) grands succès publics de sa carrière : le cycle de
conférences et de lectures qu’il part donner en Belgique, fin février 1888.
Villiers est alors reconnu,
admiré, célébré, gâté par une foule de jeunes adorateurs. Il reproche à
Baudelaire d’avoir été si injuste envers les belges. Il revient enchanté (avril
1888) muni d’un peu d’argent dont il fait bien sûr immédiatement profiter sa
famille exsangue ainsi que son goût extrême du faste, et quelques mois plus
tard se brouille définitivement avec Bloy, qui lui reproche avec violence de le
négliger, et de lui mesurer maintenant qu’il est riche (ce qui est évidemment
faux) son soutien, notamment financier.
Bien entendu, l’argent des
conférences et autres contrats d’édition belges est prestement claqué par
Villiers, qui se retrouve, dès la première quinzaine de septembre 1888, plus
raide qu’un piquet de bois mort.
C’est alors que resurgit dans son esprit le plan Salisbury.
Villiers, c’est décidé,
entreprendra et réussira, seul, ce que Bloy n’imposait qu’ensemble.
Il réunit ses derniers sous, file
à Dieppe.
Il y arrive le 21 septembre.
Puis :
Villiers à Marie Dantine,
22 septembre 1888 :
« (…) J’ai vu le château Cecil. Je verrai, je pense,
le marquis de Salisbury aujourd’hui même. Je t’en écrirai demain. Si tout
n’était pas ici plus horriblement cher, ce serait un délice. Je suis content de
n’avoir pas emmené Totor pour cette fois. Il a le temps d’attendre des jours
heureux ; moi je n’ai que le devoir de tâcher de les lui faire. Pour toi,
nous aurons bien tous deux notre moment ! J’ai bon espoir. »
L’espoir fait vivre, la chose est entendue.
Villiers à un ami inconnu (qu’il
informe du fait que le marquis est passé le voir à l’hôtel),
26 septembre :
« Motus, cela va sans dire. Je te
conterai le reste qui en vaut un peu la peine. »
Le reste, c’est-à-dire la nature
précise, et savoureuse comme on va le voir, de « l’entretien » entre
le richissime Prime Minister et le
poète crevant de faim, le voici :
Lettre de Villiers (date et
destinataire indéterminés) :
« Lord Salisbury a été
parfait. Je crois l’avoir conquis ; positivement je l’ai fasciné. Après
dîner, nous nous sommes retrouvés tête à tête, dans sa bibliothèque. J’ai parlé
pendant cinq heures. Il me regardait avec une attention bienveillante, et
semblait boire mes paroles. Je crois qu’il n’a jamais rien entendu de pareil,
et que nous pouvons tout espérer. Je lui ai dit adroitement ce que nous
attendions de lui, il souriait doucement, et m’approuvait. Et puis je lui ai
parlé encore, il était tellement captivé que pas une fois il ne m’a
interrompu. »
Et pour cause.
Ce que Villiers apprendra peu
après (« Et voilà ma veine ! ») c’est que le Marquis de Salisbury était complètement sourd.
Villiers à un ami,
28 ou 29 septembre :
« Arrivé hier de Dieppe avec
moins de 25 francs (…).
Suis plus que pauvre et cela VA
CESSER. »